L’imaginaire du complot illustre le paradoxe d’une pathologie normale ou ordinaire. Il en va de même pour l’imaginaire populiste explique Pierre-André Taguieff dans son nouvel essai sur les théories du complot.*
La pathologisation du complotisme conduit souvent à croire que le phénomène est exceptionnel, marginal ou minoritaire. Il n’en est rien. L’imaginaire du complot illustre le paradoxe d’une pathologie normale ou ordinaire. Il en va de même pour l’imaginaire populiste. Il faut toujours avoir à l’esprit, lorsqu’on traite du complotisme en tant que « théorie » pseudo-explicative, mythe politique ou récit trompeur, la mise en garde de Marcel Gauchet : « Depuis qu’il y a pouvoir, il y a complot, c’est-à-dire action secrète visant à s’en emparer ou à l’influencer. » Si le complotisme relève de l’illusion ou du mensonge, il renvoie aussi à une réalité sociohistorique : le fonctionnement ordinaire de la politique comme rapport de forces et lutte pour le pouvoir, impliquant des actions visant à persuader, disqualifier ou manipuler les adversaires. L’existence de faux complots ne doit pas nous faire oublier celle des vrais complots, observables dans l’histoire universelle. La question se complique du fait que les vrais complots impliquent souvent, pour les vrais comploteurs, de recourir à la dénonciation de faux complots : le complotisme devient ainsi un instrument ou une arme des comploteurs réels. Quoi qu’il en soit, il importe d’éviter d’offrir des arguments faciles aux complotistes dont la ligne de défense consiste précisément à insister sur l’existence de complots réels, établis et étudiés par de nombreux historiens.
Les critiques du populisme se contentent souvent de jeter un regard méprisant sur ce phénomène polymorphe et ambigu difficile à conceptualiser. Ils varient sur une formule du genre : « Le simplisme est à la pensée ce que le populisme est à la politique. » Mais ce simplisme est en même temps dénoncé comme une menace. Il faut donc l’analyser, sans se contenter de prendre la posture de l’ironiste méprisant, ce qui conduit divers critiques à reconnaître au phénomène populiste une certaine complexité et d’autres à dénier toute pertinence à la notion de populisme, jugée confuse et, partant, indéfinissable et trompeuse. Face au complotisme, on rencontre une même combinaison entre l’accusation de simplisme – car il est vrai que le complotisme « nie la complexité du réel » (Emmanuel Taïeb) – et la dénonciation d’un phénomène menaçant.
Il faut souligner que l’analogie entre populisme et complotisme se rencontre dans les définitions de ces deux « ismes » jumeaux : elles présupposent toutes une opposition manichéenne entre le peuple bon et honnête, en position de victime, et un groupe de puissants intrinsèquement mauvais (cyniques, menteurs, etc.) et plus moins invisibles, qui le manipule, le trompe et l’exploite. Au sens fort du terme, le complotisme illustre le « style paranoïaque » en politique, en ce qu’il repose sur la croyance en « l’existence d’un complot organisé autour d’un vaste réseau international, procédant de façon insidieuse, doté d’une efficacité surnaturelle, et visant à perpétrer les actes les actes les plus diaboliques qui soient » (Richard Hofstadter). Il faut noter cependant que, dans le complot des élites dites « coupées du peuple » et corrompues, tel qu’il est dénoncé par les leaders populistes, l’accent n’est pas toujours mis sur la dimension internationale du phénomène supposé « dévoilé ».
Ceux qui prétendent « rendre la parole au peuple » en même temps que lui « rendre le pouvoir », et donc se présentent comme les vrais démocrates, sont accusés par les antipopulistes de mettre en danger la démocratie. Il est vrai que les leaders populistes alimentent en permanence le soupçon quant au fonctionnement de la démocratie dite libérale, représentative ou parlementaire. Leur hyper-démocratisme rhétorique va de pair avec une méfiance de principe envers les démocraties observables, qu’ils prétendent critiquer et démystifier en les réduisant à l’expression d’un « Système » plus ou moins occulte, mais toujours oppressif et manipulateur.
La sacralisation du peuple souverain ou de la volonté du peuple par les populistes a pour envers l’indifférence au pluralisme, le mépris des médiations et le rejet des contre-pouvoirs. Comme l’a mis en évidence Guy Hermet, les leaders populistes exploitent sans vergogne le « rêve populaire de réalisation immédiate des revendications des masses », laissant croire que la durée n’a aucune importance en politique, que la négociation est une perte de temps et que la recherche du compromis est l’expression d’une faiblesse ou d’une lâcheté. Ils promettent d’abolir la distance sociale entre le peuple et les dirigeants en même temps que la distance temporelle entre les aspirations populaires présentes et le moment de leur réalisation. Il y a là une double illusion qui pourrait permettre de définir négativement le populisme.
Certains politistes y voient la manifestation de ce qu’ils appellent l’« antipolitique », phénomène ambigu en ce qu’il exprime à la fois, au-delà de la simple posture « anti-establishment », le rejet de toute politique (réduite à une forme d’usurpation de la volonté populaire) et l’aspiration à une démocratie parfaite ou absolue, immédiatement réalisable, nouvelle forme d’utopie fondée sur l’idolâtrie du peuple et l’ignorance de la temporalité – ou plus précisément de la nécessaire temporisation, composante de l’art de la politique. Voilà qui affecte l’idée de démocratie, au point de conduire à l’hypothèse qu’on serait entré dans l’ère de la « populocratie » ou « peuplecratie », selon l’expression forgée en 2018 par Ilvo Diamanti et Marc Lazar.
C’est cette combinaison d’un anti-élitisme radical, se traduisant souvent par des visions complotistes, et d’une utopie « démocratiste », vouée à susciter de la déception et du ressentiment – et donc aussi à nourrir l’esprit complotiste –, qui caractérise l’imaginaire et la rhétorique politiques des mouvements dits « populistes ». Gilles Kepel a pointé et analysé le « jihadisme d’atmosphère », décorrélé des groupes qui jouaient le rôle de donneurs d’ordre. On pourrait aussi parler d’un « complotisme d’atmosphère », impliquant une large diffusion des lectures complotistes des événements. Dans cette perspective, le schème du « complot des élites dirigeantes » est inscrit dans les mentalités et fonctionne comme un facteur idéologique majeur des mobilisations populistes.
Le pseudo-savoir complotiste présente des avantages. Il nourrit et renforce le narcissisme, mais aussi la confiance en soi. Croire connaître l’existence du complot mondial, c’est en effet s’imaginer être capable de voir au-delà des apparences, passer dans les « coulisses de l’Histoire », devenir en quelque sorte un initié, un visionnaire, un extralucide, voire un prophète. C’est ainsi que tout citoyen ordinaire peut se distinguer sans grand effort.
Il faut cependant reconnaître qu’on peut critiquer la sécession ou la trahison des élites, dans le sillage de Christopher Lasch, Christophe Guilluy ou David Goodhart, sans pour autant dénoncer le « complot des élites » ni attendre d’un leader charismatique, censé incarner « le peuple », qu’il vienne « nettoyer » et sauver la nation. Cette analyse non complotiste de l’auto-ségrégation des nouvelles classes dominantes illustre le bon usage qu’on peut faire de la critique populiste des tentations ou des dérives oligarchiques des démocraties. Nous ne vivons toujours pas dans le meilleur des mondes démocratiques possibles. Telle est la raison profonde de la récurrence des réactions populistes, qu’on ne saurait réduire à leurs effets négatifs ni à leurs instrumentalisations par des démagogues autoritaires. Mais il ne faut pas prendre des symptômes pour les composantes d’un programme politique.
S’il est vrai, comme l’affirmaient Max Horkheimer et Theodor W. Adorno en 1944 dans La Dialectique de la Raison, que « l’Auflärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains » ainsi que de « libérer le monde de la magie » et de « détruire les mythes » en apportant « à l’imagination l’appui du savoir », alors ce but n’a nullement été atteint, malgré les apparences. La vie sociale et politique, à l’âge de la science et de la technologie triomphantes, continue de baigner dans la peur, la pensée magique et l’irrationalisme. Ces ensembles de symptômes qu’on appelle populisme et complotisme en témoignent. C’est là le paradoxe déprimant qu’il nous faut affronter d’abord par la pensée. Il s’agit d’expliquer et de comprendre plutôt que de s’indigner et de dénoncer bruyamment en puisant paresseusement dans la vieille rhétorique antifasciste des slogans accusatoires. Face au populisme et au complotisme, la pensée critique doit avant tout se préserver des stéréotypes et des amalgames polémiques qui lui donnent l’illusion de s’exercer pleinement alors qu’elle ne fait que se retourner ainsi contre elle-même.
* Extraits de Pierre-André Taguieff, Théories du complot : populisme et complotisme, Entremises éditions, 2023. Les notes de bas de page de la version originale n’ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.
La pathologisation du complotisme conduit souvent à croire que le phénomène est exceptionnel, marginal ou minoritaire. Il n’en est rien. L’imaginaire du complot illustre le paradoxe d’une pathologie normale ou ordinaire. Il en va de même pour l’imaginaire populiste. Il faut toujours avoir à l’esprit, lorsqu’on traite du complotisme en tant que « théorie » pseudo-explicative, mythe politique ou récit trompeur, la mise en garde de Marcel Gauchet : « Depuis qu’il y a pouvoir, il y a complot, c’est-à-dire action secrète visant à s’en emparer ou à l’influencer. » Si le complotisme relève de l’illusion ou du mensonge, il renvoie aussi à une réalité sociohistorique : le fonctionnement ordinaire de la politique comme rapport de forces et lutte pour le pouvoir, impliquant des actions visant à persuader, disqualifier ou manipuler les adversaires. L’existence de faux complots ne doit pas nous faire oublier celle des vrais complots, observables dans l’histoire universelle. La question se complique du fait que les vrais complots impliquent souvent, pour les vrais comploteurs, de recourir à la dénonciation de faux complots : le complotisme devient ainsi un instrument ou une arme des comploteurs réels. Quoi qu’il en soit, il importe d’éviter d’offrir des arguments faciles aux complotistes dont la ligne de défense consiste précisément à insister sur l’existence de complots réels, établis et étudiés par de nombreux historiens.
Les critiques du populisme se contentent souvent de jeter un regard méprisant sur ce phénomène polymorphe et ambigu difficile à conceptualiser. Ils varient sur une formule du genre : « Le simplisme est à la pensée ce que le populisme est à la politique. » Mais ce simplisme est en même temps dénoncé comme une menace. Il faut donc l’analyser, sans se contenter de prendre la posture de l’ironiste méprisant, ce qui conduit divers critiques à reconnaître au phénomène populiste une certaine complexité et d’autres à dénier toute pertinence à la notion de populisme, jugée confuse et, partant, indéfinissable et trompeuse. Face au complotisme, on rencontre une même combinaison entre l’accusation de simplisme – car il est vrai que le complotisme « nie la complexité du réel » (Emmanuel Taïeb) – et la dénonciation d’un phénomène menaçant.
Il faut souligner que l’analogie entre populisme et complotisme se rencontre dans les définitions de ces deux « ismes » jumeaux : elles présupposent toutes une opposition manichéenne entre le peuple bon et honnête, en position de victime, et un groupe de puissants intrinsèquement mauvais (cyniques, menteurs, etc.) et plus moins invisibles, qui le manipule, le trompe et l’exploite. Au sens fort du terme, le complotisme illustre le « style paranoïaque » en politique, en ce qu’il repose sur la croyance en « l’existence d’un complot organisé autour d’un vaste réseau international, procédant de façon insidieuse, doté d’une efficacité surnaturelle, et visant à perpétrer les actes les actes les plus diaboliques qui soient » (Richard Hofstadter). Il faut noter cependant que, dans le complot des élites dites « coupées du peuple » et corrompues, tel qu’il est dénoncé par les leaders populistes, l’accent n’est pas toujours mis sur la dimension internationale du phénomène supposé « dévoilé ».
Ceux qui prétendent « rendre la parole au peuple » en même temps que lui « rendre le pouvoir », et donc se présentent comme les vrais démocrates, sont accusés par les antipopulistes de mettre en danger la démocratie. Il est vrai que les leaders populistes alimentent en permanence le soupçon quant au fonctionnement de la démocratie dite libérale, représentative ou parlementaire. Leur hyper-démocratisme rhétorique va de pair avec une méfiance de principe envers les démocraties observables, qu’ils prétendent critiquer et démystifier en les réduisant à l’expression d’un « Système » plus ou moins occulte, mais toujours oppressif et manipulateur.
La sacralisation du peuple souverain ou de la volonté du peuple par les populistes a pour envers l’indifférence au pluralisme, le mépris des médiations et le rejet des contre-pouvoirs. Comme l’a mis en évidence Guy Hermet, les leaders populistes exploitent sans vergogne le « rêve populaire de réalisation immédiate des revendications des masses », laissant croire que la durée n’a aucune importance en politique, que la négociation est une perte de temps et que la recherche du compromis est l’expression d’une faiblesse ou d’une lâcheté. Ils promettent d’abolir la distance sociale entre le peuple et les dirigeants en même temps que la distance temporelle entre les aspirations populaires présentes et le moment de leur réalisation. Il y a là une double illusion qui pourrait permettre de définir négativement le populisme.
Certains politistes y voient la manifestation de ce qu’ils appellent l’« antipolitique », phénomène ambigu en ce qu’il exprime à la fois, au-delà de la simple posture « anti-establishment », le rejet de toute politique (réduite à une forme d’usurpation de la volonté populaire) et l’aspiration à une démocratie parfaite ou absolue, immédiatement réalisable, nouvelle forme d’utopie fondée sur l’idolâtrie du peuple et l’ignorance de la temporalité – ou plus précisément de la nécessaire temporisation, composante de l’art de la politique. Voilà qui affecte l’idée de démocratie, au point de conduire à l’hypothèse qu’on serait entré dans l’ère de la « populocratie » ou « peuplecratie », selon l’expression forgée en 2018 par Ilvo Diamanti et Marc Lazar.
C’est cette combinaison d’un anti-élitisme radical, se traduisant souvent par des visions complotistes, et d’une utopie « démocratiste », vouée à susciter de la déception et du ressentiment – et donc aussi à nourrir l’esprit complotiste –, qui caractérise l’imaginaire et la rhétorique politiques des mouvements dits « populistes ». Gilles Kepel a pointé et analysé le « jihadisme d’atmosphère », décorrélé des groupes qui jouaient le rôle de donneurs d’ordre. On pourrait aussi parler d’un « complotisme d’atmosphère », impliquant une large diffusion des lectures complotistes des événements. Dans cette perspective, le schème du « complot des élites dirigeantes » est inscrit dans les mentalités et fonctionne comme un facteur idéologique majeur des mobilisations populistes.
Le pseudo-savoir complotiste présente des avantages. Il nourrit et renforce le narcissisme, mais aussi la confiance en soi. Croire connaître l’existence du complot mondial, c’est en effet s’imaginer être capable de voir au-delà des apparences, passer dans les « coulisses de l’Histoire », devenir en quelque sorte un initié, un visionnaire, un extralucide, voire un prophète. C’est ainsi que tout citoyen ordinaire peut se distinguer sans grand effort.
Il faut cependant reconnaître qu’on peut critiquer la sécession ou la trahison des élites, dans le sillage de Christopher Lasch, Christophe Guilluy ou David Goodhart, sans pour autant dénoncer le « complot des élites » ni attendre d’un leader charismatique, censé incarner « le peuple », qu’il vienne « nettoyer » et sauver la nation. Cette analyse non complotiste de l’auto-ségrégation des nouvelles classes dominantes illustre le bon usage qu’on peut faire de la critique populiste des tentations ou des dérives oligarchiques des démocraties. Nous ne vivons toujours pas dans le meilleur des mondes démocratiques possibles. Telle est la raison profonde de la récurrence des réactions populistes, qu’on ne saurait réduire à leurs effets négatifs ni à leurs instrumentalisations par des démagogues autoritaires. Mais il ne faut pas prendre des symptômes pour les composantes d’un programme politique.
S’il est vrai, comme l’affirmaient Max Horkheimer et Theodor W. Adorno en 1944 dans La Dialectique de la Raison, que « l’Auflärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains » ainsi que de « libérer le monde de la magie » et de « détruire les mythes » en apportant « à l’imagination l’appui du savoir », alors ce but n’a nullement été atteint, malgré les apparences. La vie sociale et politique, à l’âge de la science et de la technologie triomphantes, continue de baigner dans la peur, la pensée magique et l’irrationalisme. Ces ensembles de symptômes qu’on appelle populisme et complotisme en témoignent. C’est là le paradoxe déprimant qu’il nous faut affronter d’abord par la pensée. Il s’agit d’expliquer et de comprendre plutôt que de s’indigner et de dénoncer bruyamment en puisant paresseusement dans la vieille rhétorique antifasciste des slogans accusatoires. Face au populisme et au complotisme, la pensée critique doit avant tout se préserver des stéréotypes et des amalgames polémiques qui lui donnent l’illusion de s’exercer pleinement alors qu’elle ne fait que se retourner ainsi contre elle-même.
* Extraits de Pierre-André Taguieff, Théories du complot : populisme et complotisme, Entremises éditions, 2023. Les notes de bas de page de la version originale n’ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.
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