Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch, fustige la dérive complotiste du leader de LFI, entre victimisation politique et diabolisation des États-Unis.
Jean-Luc Mélenchon sombre-t-il dans le complotisme ? Mettant en scène de manière tapageuse les perquisitions au siège de son mouvement et à son domicile, le leader de La France insoumise a évoqué un « calendrier du pouvoir » et fustigé une justice utilisée à des fins politiques. Politologue et directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt est l'un des meilleurs spécialistes français du complotisme. Pour lui, le tribun Mélenchon est clairement en pleine dérive outrancière en parlant d'un « système » qui chercherait à le faire taire, mais aussi en voyant la main des Américains derrière chaque événement géopolitique ou en sous-entendant qu'on nous cacherait un remède miraculeux du côté de Cuba. Mais, au-delà du cas Mélenchon, Rudy Reichstadt déplore une banalisation du discours complotiste, entre « cabinets noirs » et « coups montés », qui n'épargne aucun camp politique, et qui s'insinue (un comble !) jusqu'au sommet de l'État. Entretien.
Le Point : À la suite des perquisitions à son domicile et dans ses locaux, Jean-Luc Mélenchon a assuré que La France insoumise était visée par la justice pour des raisons politiques. Est-ce du complotisme ?
Rudy Reichstadt : C'est assurément du complotisme, mais un complotisme que je qualifierais d'autodéfense et qui est, hélas, en voie de banalisation, même si notre classe politique est touchée avec des intensités très différentes. Au fond, le recours à ce « style paranoïaque » permet d'être gagnant quoi qu'il arrive : si Jean-Luc Mélenchon et les siens sont blanchis au terme des enquêtes qui les visent, ils auront beau jeu d'expliquer que cela justifie rétrospectivement leur comportement face à la vaste opération de l'office anticorruption qui a eu lieu mardi matin. Dans le cas contraire, il y a malheureusement fort à parier qu'ils continuent à creuser encore plus le sillon du complotisme en dénonçant un acharnement politico-judiciaire contre l'opposition. Jean-Luc Mélenchon s'y livre déjà en dénonçant aujourd'hui sur son blog une « campagne » des chaînes de radio publiques contre La France insoumise « en parfaite concordance avec le calendrier du pouvoir ». Le discours complotiste a en effet un coût : plus on l'utilise et plus on est contraint d'élargir les dimensions du complot qu'on dénonce.
Le choix de Jean-Luc Mélenchon de dramatiser immédiatement la situation ne procède probablement pas d'une stratégie préméditée. Mais elle s'inscrit au fond pleinement dans la logique de montée aux extrêmes qui caractérise sa trajectoire politique depuis quelques années. Le fait de filmer la perquisition de son domicile par des agents de police agissant, rappelons-le, en conformité avec les règles de l'État de droit semble, par exemple, directement inspiré de ce que fit Recep Erdogan lorsqu'il fut confronté, il y a deux ans, à une authentique tentative de coup d'État, lui : on se souvient que le président turc s'était servi de son smartphone pour appeler ses partisans à descendre dans la rue et à faire échec au putsch. Une stratégie qui lui a permis non seulement de sauver sa tête, mais également de renverser totalement la situation à son avantage.
LP : Note-t-on une évolution chez lui ?
RR : On pouvait se dire, depuis longtemps, que Jean-Luc Mélenchon tenait à la fois de Jaurès et de Guesde, ces deux figures de la gauche socialiste française que les historiens ont pris l'habitude d'opposer. En d'autres termes, on pouvait se dire que le chef de file des Insoumis incarnait une synthèse entre l'exigence de justice sociale et le respect des institutions républicaines. Or, ce qui point de plus en plus ici, c'est un tribun populiste dont le discours outrancier est de moins en moins discernable de celui de l'extrême droite. Au moins Guesde parlait-il la langue du marxisme, raisonnant en termes de « classes sociales », de « dialectique », de « lois historiques ». Avec les Insoumis et leur dénonciation permanente de « l'oligarchie » et du « système », on a le sentiment d'assister à une très grande régression théorique, au retour d'un anticapitalisme pré-marxiste démonologique. Il n'y a qu'à voir la lecture simpliste que Jean-Luc Mélenchon propose de la situation au Moyen-Orient ou en Amérique latine : un anti-américanisme conspirationniste dissimulé sous une rhétorique anti-impérialiste totalement éculée. Autre indice : son rapport au problème de l'antisémitisme. Aller à Londres, comme il l'a fait très récemment, pour rencontrer Jeremy Corbyn et poser tout sourire à ses côtés comme s'il ne s'était rien passé au cours de cet été, comme si Corbyn n'était pas actuellement extrêmement contesté quant à ses tergiversations sur l'antisémitisme au sein du Labour, est très préoccupant.
LP : Jean-Luc Mélenchon a notamment expliqué que les États-Unis ont secrètement soutenu Daech en Syrie et récemment, avec sa fameuse sortie sur le « vaccin contre le cancer » cubain, a suggéré qu'on nous cachait cette invention révolutionnaire...
RR : Le sous-texte est complotiste et il est parfaitement compris d'un certain nombre de ses partisans, même si probablement pas de tous. Cette histoire du « vaccin cubain » qu'en l'occurrence les Américains tenteraient de nous cacher circule dans la complosphère depuis au moins 2011 – notamment sur le site Les Moutons enragés. Cela aura infusé sur Internet et mis presque sept ans avant de se retrouver dans le discours d'un responsable politique de premier plan. Idem avec l'intox selon laquelle Laurent Fabius aurait, lorsqu'il était ministre des Affaires étrangères, défendu l'idée que les djihadistes d'al-Nosra, c'est-à-dire la branche syrienne d'Al-Qaïda, faisaient « du bon boulot » en Syrie. La source de cette citation, c'est un article du Monde de 2012 qui rapporte des propos tenus par Laurent Fabius au style indirect. La phrase du ministre a été totalement sortie de son contexte par le Réseau Voltaire de Thierry Meyssan, et s'est ainsi installée dans l'esprit de certains l'idée que la France était l'alliée d'al-Nosra, alors même que la position de la France était qu'al-Nosra ne pouvait pas, par définition, être l'un de nos alliés dans la région. C'est une intox que l'on retrouve, lors de la dernière élection présidentielle, dans la bouche de François Asselineau, Jean-Luc Mélenchon ou encore Marine Le Pen et qui rejoint des obsessions conspirationnistes martelées depuis des années par des médias iraniens et russes. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, car les bases militantes de ces courants politiques n'évoluent pas dans des sphères imperméables entre elles. Les points de contact sont au contraire permanents, ils partagent un univers de référence et même parfois un lexique commun. Aussi bien en matière de géopolitique que concernant les questions de santé comme l'obligation vaccinale. Jean-Luc Mélenchon est quand même allé très loin en accusant les États-Unis de « soutenir en sous-main Daech en Syrie ». Il n'a malheureusement pas donné suite à nos interpellations concernant ce qui l'autorisait à affirmer une telle chose. Rappelons que, lors des universités d'été 2017 de LFI, alors que le Venezuela n'en finissait plus de s'enfoncer dans la crise politique et économique, Jean-Luc Mélenchon était allé jusqu'à déclarer que « le responsable principal du mal, du désordre, des tentatives de guerre civile, c'est l'impérialisme américain ». On reconnaît là la rhétorique propre à la « causalité diabolique » : le mal a une adresse, nous dit le leader de La France insoumise, c'est Washington. Sur le Brésil, même grille de lecture : Jean-Luc Mélenchon ne nous parle pas de l'enchevêtrement complexe – forcément complexe – des causes qui ont conduit le pays au bord de l'abîme. Non. Il nous dit que tout est de la faute des USA et de leurs « marionnettes », sous-entendant qu'une conspiration internationale a empêché Lula d'être candidat. Pas un mot sur la corruption au sein du Parti des travailleurs. Et mardi matin, dans l'une de ses vidéos postées sur les réseaux sociaux pendant sa perquisition, il explique qu'« ils trouveront une excuse, une raison quelconque pour (l)e foutre en cabane, comme ils l'ont fait avec Lula, comme ils le font avec tout le monde », sans jamais, évidemment, préciser qui est ce « ils » dont il parle. En réalité, on peut le deviner : « ils », c'est le « système », « l'oligarchie », les puissants, les dominants, ceux qui tirent les ficelles dans les coulisses et dont Emmanuel Macron ne serait qu'une marionnette. Ce logiciel-là tourne le dos à ce que la gauche démocratique a de meilleur dans son histoire.
LP : Aucun parti ne semble imperméable au complotisme, à l'image d'un François Fillon qui a évoqué « un cabinet noir » à la suite de sa mise en examen pendant la campagne présidentielle...
RR : Regardons les choses cyniquement : en se retirant de la course à la présidentielle, François Fillon était certain de ne pas être élu. En s'y maintenant moyennant le recours à la rhétorique complotiste, il conservait une chance d'être élu. Par conséquent, son calcul n'avait rien d'aberrant. La posture victimaire qu'il a adoptée lui a certes aliéné une frange de ses soutiens, mais elle en a galvanisé une autre partie. Qui peut dire que Fillon n'aurait pas été qualifié pour le second tour de l'élection présidentielle si Bayrou, par exemple, n'avait pas rallié Macron ou si François Hollande avait été candidat ? On a dit que François Fillon avait adopté une stratégie trumpienne. Le fait est qu'il est tout de même arrivé en troisième position et que, de l'autre côté de l'Atlantique, le recours permanent aux théories du complot et aux fake news n'a pas empêché Donald Trump d'accéder à la Maison-Blanche. Cela étant, l'enquête d'opinion sur le complotisme que nous avons réalisée avec l'Ifop et la Fondation Jean Jaurès il y a quelques mois montre que les personnes les plus sensibles à l'imaginaire complotiste étaient relativement sous-représentées dans l'électorat de François Fillon, comme elles l'étaient aussi, et beaucoup plus nettement, dans ceux d'Emmanuel Macron et de Benoît Hamon.
Prenons un autre exemple, celui de François Hollande. Rien n'est plus étranger à l'ancien président que le discours complotiste. Il ne raisonne pas en ces termes et fut l'un des tout premiers chefs d'État à souligner publiquement la toxicité du complotisme. Pourtant, en janvier 2012, lors de son discours du Bourget, c'est le passage de son intervention où il explique avoir pour ennemi « le monde de la finance » qui lui vaut le plus d'applaudissements. Or c'est un passage qui, s'il témoigne d'une volonté affichée de desserrer l'étau d'un capitalisme prédateur sur nos vies, a aussi d'indéniables accents complotistes. Que nous dit-il, en effet ? Que le monde de la finance n'a pas été élu mais que, pourtant, « il gouverne ». Comme si la démocratie était ce théâtre d'ombres où les responsables politiques étaient les otages de forces obscures qui les utilisent comme des pions sur un échiquier. Notez bien la contradiction : si c'est le monde de la finance qui tient les manettes et si les gouvernements lui sont inféodés malgré l'illusion du suffrage universel, alors il n'est plus besoin d'aller voter, ni pour François Hollande ni pour personne d'autre. C'est donc non seulement une rhétorique trompeuse mais aussi une rhétorique dangereuse. François Hollande lui-même n'a d'ailleurs plus jamais prononcé des mots comparables depuis lors. Mais ce qui doit interroger, c'est que ce qu'une partie de la gauche n'a cessé de lui reprocher pendant toute la durée de son mandat est précisément de ne pas avoir renoué avec les accents anticapitalistes qui lui avaient valu tant de succès pendant sa campagne présidentielle au prix d'une petite concession au style conspirationniste. Emmanuel Macron aura d'ailleurs des mots très forts contre la théorie du complot et les « fantasmes sur la finance mondiale » dans son discours prononcé à l'occasion du 75e anniversaire de la rafle du Vél' d'Hiv.
LP : Le complotisme n'épargne pourtant pas le sommet de l'État, ce qui est un comble. Macron a ainsi surfé dessus au moment du déclenchement de l'affaire Benalla...
RR : Oui, l'espace d'une interview, il s'est abandonné à la rhétorique suspicieuse d'une partie de ses partisans qui voulaient voir dans l'affaire Benalla un « coup monté » là où il n'y avait, jusqu'à preuve du contraire, que la situation banale d'une presse qui fait son travail, c'est-à-dire qui s'intéresse aux trains qui n'arrivent pas à l'heure. Le président de la République a ainsi déclaré qu'« il y [avait] des gens qui avaient intérêt à ce que ça sorte deux mois et demi plus tard et quelques jours après la Coupe du monde de football ». Cela ne résiste pas aux faits sauf à imaginer que la journaliste du Monde qui a sorti l'affaire faisait elle-même partie du complot. Déstabilisé, Emmanuel Macron aura appliqué le vieil adage selon lequel « la meilleure défense, c'est l'attaque ». Mais cela témoigne aussi du fait qu'on n'a peut-être pas suffisamment pris la mesure de l'effet délétère de ce genre de propos sur le débat démocratique, alors même que le complotisme est désormais identifié comme un véritable problème et pris en compte dans les politiques publiques, notamment en matière de lutte contre le racisme et l'antisémitisme. Trait de l'époque, les théories du complot sur l'affaire Benalla ne se sont pas limitées au camp des macronistes : on a également suggéré très fortement qu'Alexandre Benalla était en réalité un « barbouze » appartenant à une police politique clandestine. Certains, comme l'élue EELV Caroline Mécary, sont allés jusqu'à relayer complaisamment la thèse selon laquelle Benalla avait en réalité pour mission de récupérer les ADN de manifestants pour constituer un fichier génétique des opposants à Emmanuel Macron ! Ce thème du « fichage » et d'une prétendue « police politique » réapparaît régulièrement dans les propos de sympathisants mélenchonistes, encore récemment lors des perquisitions au siège de LFI et du Parti de gauche.
LP : Personne n'est donc immunisé contre le complotisme ?
RR : Disons qu'il serait illusoire de penser qu'il existe une barrière étanche entre des personnalités ou des médias « complotistes » et d'autres qui ne le seraient absolument pas, jamais, à aucun moment. Le Point, par exemple, n'est pas un média complotiste. Vous êtes un magazine sérieux, professionnel, dont le travail répond à ce que l'on attend d'une entreprise de presse. Mais, par le passé, vous avez fait des couvertures sur les réseaux maçonniques qui, quelle que puisse être par ailleurs la rigueur de vos papiers, flattent l'imaginaire complotiste. Et puis vous avez publié il y a quelques mois sur votre site internet un article sur l'assassinat de Robert Kennedy affirmant que Sirhan Sirhan – l'assassin, encore aujourd'hui en prison – n'avait été qu'« un pantin entre les mains de la CIA ». Au point que nous avons dû rappeler, sur Conspiracy Watch, à quel point cette théorie du complot bien connue était éculée. Elle repose notamment sur l'hypothèse plus que douteuse que Sirhan Sirhan aurait agi… sous hypnose, alors même qu'il n'existe pas un seul exemple prouvant qu'il serait possible de transformer quelqu'un en meurtrier avec cette technique.
L'enquête d'opinion que nous avons faite montrait qu'environ une moitié de la population française résistait relativement bien à la séduction complotiste et que le problème se posait avec beaucoup plus d'acuité pour environ un Français sur quatre qui, approuvant plus de la moitié des énoncés complotistes qui leur étaient proposés (sur les vaccins, les origines du sida, le djihadisme, le premier pas de l'homme sur la Lune, les sociétés secrètes, les « chemtrails » ou encore la « Terre plate »), se trouvaient aussi surreprésentés dans les électorats de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. Sans surprise, cela nous a valu des critiques parfois très virulentes sur nos choix méthodologiques destinés à disqualifier les résultats que nous avons enregistrés.
LP : Est-ce inquiétant ou peut-on se rassurer en se disant que le complotisme a toujours existé dans l'histoire ?
RR : Le complotisme est un phénomène ancien dont le succès est sans doute lié, de manière très paradoxale, à la modernité. Avec Internet, ces théories ont gagné en visibilité, ne serait-ce que parce qu'un nombre beaucoup plus important de données, de textes, de sons et d'images sont produits et disponibles à tout instant. Mais, justement parce qu'elles sont plus visibles, l'imaginaire du complot a acquis une importance inédite dans la manière dont nous nous représentons le monde.
Outre l'influence que cette mentalité complotiste peut avoir dans les choix que nous faisons en matière de santé publique, par exemple, et sans même parler de ses effets en termes de stigmatisation raciste, elle fait courir un risque potentiellement mortel à la démocratie. Elle sape, en effet, la confiance que nous pouvons avoir dans notre système politique. Le danger est celui de la dislocation du monde commun en archipels où chaque communauté de croyance a sa propre vision de la réalité et où toute définition du bien commun devient impossible. Lorsque les frontières du débat démocratique sont étendues à la réalité elle-même, il n'est plus vraiment possible de s'entendre, encore moins de consentir à ce que des décisions soient prises en notre nom et que nous estimons fondamentalement basées sur des prémisses fausses.
* Propos recueillis par Thomas Mahler.
Source : Le Point, 19 octobre 2018.
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