La dénonciation du CRIF et de son « pouvoir » est devenue l’un des poncifs du discours « antisioniste » hexagonal. Certains veulent y voir une sorte de vitrine institutionnelle d’un « lobby sioniste » à l’influence démesurée. Une représentation qui conforte la théorie du complot selon laquelle les Juifs – ou, dans une version euphémisée, les « sionistes » – tirent les ficelles du monde. Auteur de Le CRIF : de la Résistance juive à la tentation du lobby (éd. Robert Laffont, 2011), le sociologue Samuel Ghiles-Meilhac a accepté de répondre à nos questions.
Le CRIF : de la Résistance juive à la tentation du lobby, de Samuel Ghiles-Meilhac (éd. Robert Laffont, 2011).Conspiracy Watch : Dans l’ouvrage que vous venez de publier, vous retracez l’histoire du CRIF en même temps que vous abordez la question très passionnelle de sa véritable influence sur les affaires publiques. Pouvez-vous commencer par nous dire ce qu’est exactement le CRIF et quelle est son origine ?
Samuel Ghiles-Meilhac : Le CRIF se forme à la fin de l'année 1943 dans la clandestinité et se donne pour objectif d'être la voix politique des Juifs de France. Il s'agit alors de s'assurer qu'une fois la guerre finie, les Juifs retrouveront tous leurs droits de citoyens dans la société française. L'existence publique du CRIF ne débute pas avant les années 1980. Jusqu'alors, ce n'était qu'un rassemblement associatif inconnu de tous.
Le CRIF devient rapidement la bête noire du Front national, contre lequel il a joué un rôle important dans la dénonciation des discours racistes et antisémites. La presse d'extrême droite dénonçait régulièrement les institutions juives comme faisant parti du « lobby de l'immigration » et du « complot cosmopolite » au même titre que le MRAP ou la LICRA.
Depuis 2000, avec la place centrale du conflit israélo-palestinien dans le débat français et dans les actions, beaucoup plus régulières et importantes, du CRIF, un autre discours présente cette organisation comme un « lobby sioniste », sous-entendu un lobby tout puissant et aux visées dévastatrices. Comme je l'explique dans le livre, oui, le CRIF est un lobby, mais il n'a qu'une influence toute relative et des moyens très limités. Il se fait beaucoup entendre mais il est aussi l'objet d'une utilisation politique de la part du pouvoir. Prêter au CRIF des pouvoirs de sorciers n'aide pas à comprendre les rapports de force politiques.
CW : Vous montrez dans votre livre que le CRIF s’est sensiblement transformé au cours des dix dernières années…
S. G-M : Dans le contexte de la seconde Intifada et de ses répercussions en France, le CRIF a considéré qu'il devait « parler haut et fort », selon l'expression de Roger Cukierman [président du CRIF de 2001 à 2007 - NDLR]. Les institutions n'ont alors pas hésité à se confronter au gouvernement de Lionel Jospin sur la question de la lutte contre l'antisémitisme ainsi qu’à Jacques Chirac, dont la politique étrangère était perçue comme trop favorable aux Palestiniens. Ce changement de style et cette volonté de s'engager politiquement a amené le CRIF à être très présent dans l'espace médiatique, à devenir un acteur engagé qui ne se tient jamais en retrait.
CW : Diriez-vous que le CRIF a du pouvoir ?
S. G-M : Commençons par un constat : le CRIF bénéficie aujourd'hui d'une écoute particulière de la part des médias et des autorités politiques. Le dîner annuel où se rendent par dizaines députés, sénateurs, ministres et, depuis 2008, le président de la République, tend à accréditer l'idée selon laquelle le CRIF est très puissant.
Pour comprendre la place si spécifique de cette organisation, il faut revenir sur le passé récent. Les années 1980 marquent l'entrée du CRIF, jusque là très peu actif et inconnu de tous, sur la scène publique. Cette émergence tient à la personnalité de Théo Klein, avocat franco-israélien, qui en prend la tête en 1983. Il lance notamment en 1985 le dîner annuel, une rencontre avec le Premier ministre. Le CRIF commence donc à être connu mais, plus important encore, devient progressivement un partenaire des pouvoirs publics. A partir des années 1990, cette nouvelle présence du CRIF coïncide avec les politiques publiques liées au « devoir de mémoire », sur des sujets comme la déportation des Juifs et la responsabilité de Vichy. Ces thèmes ont une résonance très forte dans la société. Le CRIF, comme interlocuteur juif public, a acquis une légitimité symbolique forte.
Cette légitimité se couple ces dernières années à la volonté du CRIF de défendre en toutes circonstances les actions d'Israël. Cela explique ses interventions dans des domaines très divers, comme l'a encore montré l'annulation récente du meeting en faveur de Stéphane Hessel à l'Ecole normale supérieure (ENS), dont le CRIF s’est non seulement ouvertement félicité mais a aussi laissé entendre qu’il en était à l’origine – bien que la directrice de l’ENS, Monique Canto-Sperber, assure qu’elle a pris sa décision indépendamment de toute pression. Cet épisode montre la place spécifique du CRIF. Pourtant, cette annulation est une victoire à la Pyrrhus, qui a pour résultat principal de détériorer son image.
Un autre élément essentiel dans cette configuration tient à la proximité avec le pouvoir politique. C'est souvent une priorité pour un président du CRIF d'être proche du locataire de l'Elysée, surtout si celui-ci est vu comme un « ami d'Israël ». Dès lors, le CRIF réduit son autonomie politique, en multipliant les signes d'allégeances à l'égard du pouvoir. En particulier sous Nicolas Sarkozy, cela entretient l'idée d'une alliance dans laquelle le CRIF dicterait au président sa politique alors que c'est surtout l'inverse qui est vrai : l'Elysée utilise le CRIF comme un outil politique.
CW : Dans quelle mesure est-il possible de comparer le rôle du CRIF en France à celui de l’AIPAC, qui passe pour être l’un des principaux piliers du lobby pro-israélien aux Etats-Unis ?
S. G-M : L’American Israel Public Affair Committee (AIPAC) se crée en 1951 avec un but qui n'a pas changé depuis lors : défendre Israël et être un acteur clef des relations israélo-américaines. La politique étrangère est son domaine d'action, en particulier soutenir, avec des moyens financiers importants, l'aide qu'octroient les Etats-Unis à Israël.
Le CRIF se construit, en France, dans un contexte fort différent : clandestinement, à la fin de l'année 1943. Ce n'est que depuis la fin des années 1970 que l'expression d'une solidarité avec Israël est un but affiché. Depuis 2000, cette solidarité s'est muée en soutien inconditionnel. Pourtant, le CRIF doit bien constater le peu d'influence qu'il a, surtout en comparaison avec l’AIPAC. La relation franco-israélienne, même dans les moments de « lune de miel » (le début du premier septennat de Mitterrand, celui de Nicolas Sarkozy) ne permet pas au CRIF d'avoir une réelle influence sur les décisions politiques. Contrairement à l’AIPAC, qui peut affirmer être à l'origine de votes en faveur d'Israël, au sein de la Chambre des représentants et du Sénat, le CRIF n'a aucun poids sur les députés français, et encore moins, par exemple, sur la délégation française à l'ONU, qui vote des résolutions condamnant la colonisation israélienne des Territoires occupés palestiniens.
CW : Le CRIF est régulièrement accusé par ses détracteurs de vouloir censurer la parole publique sur Israël, d’instrumentaliser la mémoire du génocide des Juifs ou encore de se servir de l’antisémitisme comme d’une arme visant à diaboliser et à réduire au silence ceux qui émettent des critiques à l’encontre de la politique israélienne. Ces accusations vous paraissent-elles fondées ?
S. G-M : Représentant symbolique, non seulement de la « communauté juive » française, mais surtout de l'histoire qui y est associée, le CRIF a un rôle important dans le débat public. Le thème qui soulève les plus fortes passions ces dernières années est le conflit israélo-palestinien.
Depuis dix ans, le CRIF a la volonté d'étendre sa défense d'Israël à des confrontations avec des personnalités (journalistes, associatifs, politiques) critiques de la politique d'Israël. Cette politique amène les institutions juives à apparaître progressivement comme un groupe de censeurs, à utiliser leur statut dans la société française pour apporter la contradiction, mais aussi pour discréditer celles et ceux qui défendent d'autres positions sur le conflit israélo-palestinien. Le CRIF se trouve face à un dilemme : peut-il d'un côté se présenter comme un partenaire des pouvoirs publics, dans la lutte contre l'antisémitisme et les politiques mémorielles, incarner une certaine partie de l'histoire de la France et, de l'autre, être un acteur partisan du débat sur Israël ? Le risque de confusion est grand.
CW : Le CRIF cristallise sur lui nombre de fantasmes. Mais n’est-il pas lui aussi un vecteur de mythes conspirationnistes ?
S. G-M : Le CRIF reflète, parfois sans nuance, certains phénomènes à l'œuvre dans la société israélienne et dans les communautés juives de par le monde. En Israël, la crainte démographique qu'inspire les Arabes israéliens, présentés par d'importants courants politiques, notamment à droite, comme une « cinquième colonne », monolithique et belliqueuse, se retrouve dans l'inquiétude, qui tend au racisme, de voir l'Europe être victime d'une islamisation rampante. Ce discours sur une invasion arabe et musulmane n'est pas celui du CRIF. Mais les institutions juives, parce qu'elles partagent peut-être une partie de cette peur, et parce qu'elles savent que ces thèmes sont porteurs dans certains cercles de la communauté juive, font preuve d'une tolérance à l'égard d'idéologues comme Bat Ye'Or, pour qui l'Union européenne serait la complice des pays arabes pour islamiser l'Europe et anéantir l'Etat d'Israël, ou Guy Millière, qui présente Barack Obama comme un allié de l'islamisme et un ennemi irréductible d'Israël.
Ce phénomène se retrouve dans les thèses de Philippe Karsenty, partisan de la théorie du complot dans ce que l'on nomme à présent l'affaire Al-Dura. Le CRIF relaye ces dernières années les conférences et articles de Philippe Karsenty sur son site internet. Est-ce que les dirigeants des institutions juives croient que Charles Enderlin, ou son cameraman, ont participé à une mise en scène contre Israël ? Faut-il plutôt voir dans ce soutien une volonté de défendre Israël en toutes circonstances ? Ce qui est certain, c'est que le CRIF, en légitimant depuis son magistère, des dérives simplistes et dangereuses, prend une lourde responsabilité. Cela confirme, si besoin était, qu'aucun groupe n'est immunisé face à de tels phénomènes.
Samuel Ghiles-Meilhac est docteur en sciences sociales et enseigne à Science-Po. Sa thèse, réalisée à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous la direction de Michel Wieviorka, a porté sur l’histoire du CRIF. Il est aussi l’auteur de Le Monde Diplomatique et Israël 1954-2005. Histoire moderne de l'État juif à travers un journal français de référence (éditions du Manuscrit, 2006). L'entretien a été réalisé par échanges de courriers électroniques en février 2011.
Le CRIF : de la Résistance juive à la tentation du lobby, de Samuel Ghiles-Meilhac (éd. Robert Laffont, 2011).Conspiracy Watch : Dans l’ouvrage que vous venez de publier, vous retracez l’histoire du CRIF en même temps que vous abordez la question très passionnelle de sa véritable influence sur les affaires publiques. Pouvez-vous commencer par nous dire ce qu’est exactement le CRIF et quelle est son origine ?
Samuel Ghiles-Meilhac : Le CRIF se forme à la fin de l'année 1943 dans la clandestinité et se donne pour objectif d'être la voix politique des Juifs de France. Il s'agit alors de s'assurer qu'une fois la guerre finie, les Juifs retrouveront tous leurs droits de citoyens dans la société française. L'existence publique du CRIF ne débute pas avant les années 1980. Jusqu'alors, ce n'était qu'un rassemblement associatif inconnu de tous.
Le CRIF devient rapidement la bête noire du Front national, contre lequel il a joué un rôle important dans la dénonciation des discours racistes et antisémites. La presse d'extrême droite dénonçait régulièrement les institutions juives comme faisant parti du « lobby de l'immigration » et du « complot cosmopolite » au même titre que le MRAP ou la LICRA.
Depuis 2000, avec la place centrale du conflit israélo-palestinien dans le débat français et dans les actions, beaucoup plus régulières et importantes, du CRIF, un autre discours présente cette organisation comme un « lobby sioniste », sous-entendu un lobby tout puissant et aux visées dévastatrices. Comme je l'explique dans le livre, oui, le CRIF est un lobby, mais il n'a qu'une influence toute relative et des moyens très limités. Il se fait beaucoup entendre mais il est aussi l'objet d'une utilisation politique de la part du pouvoir. Prêter au CRIF des pouvoirs de sorciers n'aide pas à comprendre les rapports de force politiques.
CW : Vous montrez dans votre livre que le CRIF s’est sensiblement transformé au cours des dix dernières années…
S. G-M : Dans le contexte de la seconde Intifada et de ses répercussions en France, le CRIF a considéré qu'il devait « parler haut et fort », selon l'expression de Roger Cukierman [président du CRIF de 2001 à 2007 - NDLR]. Les institutions n'ont alors pas hésité à se confronter au gouvernement de Lionel Jospin sur la question de la lutte contre l'antisémitisme ainsi qu’à Jacques Chirac, dont la politique étrangère était perçue comme trop favorable aux Palestiniens. Ce changement de style et cette volonté de s'engager politiquement a amené le CRIF à être très présent dans l'espace médiatique, à devenir un acteur engagé qui ne se tient jamais en retrait.
CW : Diriez-vous que le CRIF a du pouvoir ?
S. G-M : Commençons par un constat : le CRIF bénéficie aujourd'hui d'une écoute particulière de la part des médias et des autorités politiques. Le dîner annuel où se rendent par dizaines députés, sénateurs, ministres et, depuis 2008, le président de la République, tend à accréditer l'idée selon laquelle le CRIF est très puissant.
Pour comprendre la place si spécifique de cette organisation, il faut revenir sur le passé récent. Les années 1980 marquent l'entrée du CRIF, jusque là très peu actif et inconnu de tous, sur la scène publique. Cette émergence tient à la personnalité de Théo Klein, avocat franco-israélien, qui en prend la tête en 1983. Il lance notamment en 1985 le dîner annuel, une rencontre avec le Premier ministre. Le CRIF commence donc à être connu mais, plus important encore, devient progressivement un partenaire des pouvoirs publics. A partir des années 1990, cette nouvelle présence du CRIF coïncide avec les politiques publiques liées au « devoir de mémoire », sur des sujets comme la déportation des Juifs et la responsabilité de Vichy. Ces thèmes ont une résonance très forte dans la société. Le CRIF, comme interlocuteur juif public, a acquis une légitimité symbolique forte.
Cette légitimité se couple ces dernières années à la volonté du CRIF de défendre en toutes circonstances les actions d'Israël. Cela explique ses interventions dans des domaines très divers, comme l'a encore montré l'annulation récente du meeting en faveur de Stéphane Hessel à l'Ecole normale supérieure (ENS), dont le CRIF s’est non seulement ouvertement félicité mais a aussi laissé entendre qu’il en était à l’origine – bien que la directrice de l’ENS, Monique Canto-Sperber, assure qu’elle a pris sa décision indépendamment de toute pression. Cet épisode montre la place spécifique du CRIF. Pourtant, cette annulation est une victoire à la Pyrrhus, qui a pour résultat principal de détériorer son image.
Un autre élément essentiel dans cette configuration tient à la proximité avec le pouvoir politique. C'est souvent une priorité pour un président du CRIF d'être proche du locataire de l'Elysée, surtout si celui-ci est vu comme un « ami d'Israël ». Dès lors, le CRIF réduit son autonomie politique, en multipliant les signes d'allégeances à l'égard du pouvoir. En particulier sous Nicolas Sarkozy, cela entretient l'idée d'une alliance dans laquelle le CRIF dicterait au président sa politique alors que c'est surtout l'inverse qui est vrai : l'Elysée utilise le CRIF comme un outil politique.
CW : Dans quelle mesure est-il possible de comparer le rôle du CRIF en France à celui de l’AIPAC, qui passe pour être l’un des principaux piliers du lobby pro-israélien aux Etats-Unis ?
S. G-M : L’American Israel Public Affair Committee (AIPAC) se crée en 1951 avec un but qui n'a pas changé depuis lors : défendre Israël et être un acteur clef des relations israélo-américaines. La politique étrangère est son domaine d'action, en particulier soutenir, avec des moyens financiers importants, l'aide qu'octroient les Etats-Unis à Israël.
Le CRIF se construit, en France, dans un contexte fort différent : clandestinement, à la fin de l'année 1943. Ce n'est que depuis la fin des années 1970 que l'expression d'une solidarité avec Israël est un but affiché. Depuis 2000, cette solidarité s'est muée en soutien inconditionnel. Pourtant, le CRIF doit bien constater le peu d'influence qu'il a, surtout en comparaison avec l’AIPAC. La relation franco-israélienne, même dans les moments de « lune de miel » (le début du premier septennat de Mitterrand, celui de Nicolas Sarkozy) ne permet pas au CRIF d'avoir une réelle influence sur les décisions politiques. Contrairement à l’AIPAC, qui peut affirmer être à l'origine de votes en faveur d'Israël, au sein de la Chambre des représentants et du Sénat, le CRIF n'a aucun poids sur les députés français, et encore moins, par exemple, sur la délégation française à l'ONU, qui vote des résolutions condamnant la colonisation israélienne des Territoires occupés palestiniens.
CW : Le CRIF est régulièrement accusé par ses détracteurs de vouloir censurer la parole publique sur Israël, d’instrumentaliser la mémoire du génocide des Juifs ou encore de se servir de l’antisémitisme comme d’une arme visant à diaboliser et à réduire au silence ceux qui émettent des critiques à l’encontre de la politique israélienne. Ces accusations vous paraissent-elles fondées ?
S. G-M : Représentant symbolique, non seulement de la « communauté juive » française, mais surtout de l'histoire qui y est associée, le CRIF a un rôle important dans le débat public. Le thème qui soulève les plus fortes passions ces dernières années est le conflit israélo-palestinien.
Depuis dix ans, le CRIF a la volonté d'étendre sa défense d'Israël à des confrontations avec des personnalités (journalistes, associatifs, politiques) critiques de la politique d'Israël. Cette politique amène les institutions juives à apparaître progressivement comme un groupe de censeurs, à utiliser leur statut dans la société française pour apporter la contradiction, mais aussi pour discréditer celles et ceux qui défendent d'autres positions sur le conflit israélo-palestinien. Le CRIF se trouve face à un dilemme : peut-il d'un côté se présenter comme un partenaire des pouvoirs publics, dans la lutte contre l'antisémitisme et les politiques mémorielles, incarner une certaine partie de l'histoire de la France et, de l'autre, être un acteur partisan du débat sur Israël ? Le risque de confusion est grand.
CW : Le CRIF cristallise sur lui nombre de fantasmes. Mais n’est-il pas lui aussi un vecteur de mythes conspirationnistes ?
S. G-M : Le CRIF reflète, parfois sans nuance, certains phénomènes à l'œuvre dans la société israélienne et dans les communautés juives de par le monde. En Israël, la crainte démographique qu'inspire les Arabes israéliens, présentés par d'importants courants politiques, notamment à droite, comme une « cinquième colonne », monolithique et belliqueuse, se retrouve dans l'inquiétude, qui tend au racisme, de voir l'Europe être victime d'une islamisation rampante. Ce discours sur une invasion arabe et musulmane n'est pas celui du CRIF. Mais les institutions juives, parce qu'elles partagent peut-être une partie de cette peur, et parce qu'elles savent que ces thèmes sont porteurs dans certains cercles de la communauté juive, font preuve d'une tolérance à l'égard d'idéologues comme Bat Ye'Or, pour qui l'Union européenne serait la complice des pays arabes pour islamiser l'Europe et anéantir l'Etat d'Israël, ou Guy Millière, qui présente Barack Obama comme un allié de l'islamisme et un ennemi irréductible d'Israël.
Ce phénomène se retrouve dans les thèses de Philippe Karsenty, partisan de la théorie du complot dans ce que l'on nomme à présent l'affaire Al-Dura. Le CRIF relaye ces dernières années les conférences et articles de Philippe Karsenty sur son site internet. Est-ce que les dirigeants des institutions juives croient que Charles Enderlin, ou son cameraman, ont participé à une mise en scène contre Israël ? Faut-il plutôt voir dans ce soutien une volonté de défendre Israël en toutes circonstances ? Ce qui est certain, c'est que le CRIF, en légitimant depuis son magistère, des dérives simplistes et dangereuses, prend une lourde responsabilité. Cela confirme, si besoin était, qu'aucun groupe n'est immunisé face à de tels phénomènes.
Samuel Ghiles-Meilhac est docteur en sciences sociales et enseigne à Science-Po. Sa thèse, réalisée à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous la direction de Michel Wieviorka, a porté sur l’histoire du CRIF. Il est aussi l’auteur de Le Monde Diplomatique et Israël 1954-2005. Histoire moderne de l'État juif à travers un journal français de référence (éditions du Manuscrit, 2006). L'entretien a été réalisé par échanges de courriers électroniques en février 2011.
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