Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Le démon du soupçon. Entretien avec Marcel Gauchet

Publié par La Rédaction13 février 2019, , ,

D'où vient cette volonté obstinée de rechercher « le chef d'orchestre clandestin » qui ordonne le monde en secret ? Pourquoi ce goût des explications mystérieuses pour donner aux événements une cohérence rassurante ? En partenariat avec le magazine L'Histoire, Conspiracy Watch vous propose de (re-)découvrir l'interview - d'une saisissante actualité - que Marcel Gauchet, l'un des plus importants penseurs contemporains de la philosophie politique, avait accordé à Éric Vigne et Michel Winock en 2006 (source : Les Collections de L'Histoire, n° 33).

L'Histoire : D'où vient cette volonté obstinée de rechercher la main inconnue - « le chef d'orchestre clandestin » - qui ordonne le monde en grand secret ?

Marcel Gauchet : D'abord, il faut bien voir que depuis qu'il y a pouvoir il y a complot, c'est-à-dire action secrète visant à s'en emparer ou à l'influencer. Pas d'État sans éventualité de coups d'État. De la conjuration de Catilina au 13 mai 1958, les exemples sont innombrables. A ce titre-là, le complot constitue un cas de figure classique de l'histoire événementielle.

Et puis il y a, un peu sur le même plan, le faux complot, manipulation cynique par les pouvoirs d'une accusation de complot montée de toutes pièces contre des opposants dont il veut se débarrasser. Là encore, l'exemple vient de loin, mais l'histoire contemporaine est particulièrement riche : les procès de Moscou, entre autres.

On entre déjà dans quelque chose de beaucoup plus troublant avec ce que j'appellerais le « complot imaginaire », qui touche à la vulnérabilité des détenteurs du pouvoir, à la paranoïa inhérente, peut-être, à la fonction. Le pouvoir rend fou, déraisonnablement méfiant envers de prétendues menées souterraines, qu'il s'agisse du Prince ou de ses instruments. C'est la tentation de la « vision policière de l'histoire ».

Reste le plus important, ce que je nommerais l'« imaginaire du complot », pour bien marquer, au-delà de ses versions spéciales que vous venez d'évoquer - complot jésuite, complot juif, complot maçon, etc. -, son caractère omniprésent et structurel dans nos sociétés. Il constitue, au sein de l'univers démocratique, l'un des modes ordinaires sur lesquels l'ensemble des acteurs sociaux se représentent le pouvoir et son action. Selon eux, derrière les détenteurs apparents du pouvoir, il existe un pouvoir caché qui est le vrai pouvoir, et dont les maîtres tirent les ficelles à l'insu des peuples.

Là est le phénomène historiquement original, spécifiquement moderne. Il réside dans l'accréditation de masse du complot comme catégorie de l'explication politique.

L'H. : Vous dites que l'imaginaire du complot - cette propension à imaginer un vrai pouvoir caché derrière le pouvoir apparent - est un phénomène moderne. Selon vous, à quand remonte-t-il ?

M. G. : A l'époque de la Révolution, durant laquelle il a été fait un grand usage interne de la dénonciation des comploteurs en tout genre. Dès 1797, nous avons le chef-d'oeuvre et le livre-symbole de la littérature du complot : les Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme de l'abbé Barruel. Presque un siècle après Barruel 1881, on lit à propos de la Révolution, dans l'introduction de Claudio Jannet au livre de Deschamps, dont le seul titre résume tout, Les Sociétés secrètes et la société, ou Philosophie de l'histoire contemporaine : « Les uns l'acclament, d'autres l'envisagent avec terreur , tous sentent qu'elle est dans l'histoire un phénomène absolument nouveau, qui n'a rien de commun avec les révolutions accidentelles d'autrefois et que sous ses formes les plus diverses, sous ses manifestations religieuses, politiques et sociales, la Révolution est toujours une [c'est moi qui souligne]. [...] La Révolution, quand on la dégage des causes secondaires et des circonstances locales, apparaît donc comme un immense complot qui, jusqu'à présent, a réussi. »

Cette citation nous permet d'entrer dans le vif du sujet. La Révolution constitue un phénomène historique sans précédent, une rupture due à la volonté des hommes. Sans doute la masse ignore-t-elle où elle est menée, comme le résume Joseph de Maistre dans une formule célèbre : « Ce ne sont pas les hommes qui mènent la Révolution, c'est la Révolution qui emploie les hommes. » Pour généraliser, je reprendrai un autre propos fameux du même : « Les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. » Mais il est des dirigeants qui savent parfaitement où ils vont et où ils nous conduisent. Rien n'arrive qui ne soit le résultat d'une volonté dûment méditée et contrôlée. Il y a des hommes qui savent l'histoire qu'ils font. Simplement, ils sont dans l'ombre. Le complot, autrement dit, fonctionne comme une explication antihistorique de l'histoire.

Il est normal que le problème ait explosé dans l'espace public avec la Révolution française, première entreprise collective à vouloir l'absolument nouveau en histoire. En lieu et place du roi sacré, lieutenant de Dieu sur Terre, on entre dans l'âge des mandants du peuple, émanant de la souveraineté collective et gouvernant au nom de la volonté générale. C'est lorsque ces deux composantes sont pleinement réunies, c'est-à-dire lorsque la transition génératrice de la modernité politique est achevée, que l'imaginaire du complot arrive à son complet développement. D'où le rôle charnière de la Révolution française. Il faut un pouvoir d'origine humaine, un pouvoir fonctionnel et non plus sacral, un pouvoir limité et non plus chargé d'absolu pour que s'installe et s'accrédite largement la mythologie collective d'un gouvernement occulte doublant l'autorité théorique.

L'H. : Si je vous comprends bien, tant qu'il y a eu un roi en France, le mythe de la main invisible qui gouverne derrière le pouvoir n'a pas fonctionné ?

M. G. : On pourrait, pour styliser à l'extrême, opposer deux âges de la mythologie du complot. Ce dont nous parlions jusqu'à maintenant, c'est, si je puis dire, la version moderne du complot : la société fantasme sur le pouvoir. Tant qu'il y a eu un roi en France, c'était le pouvoir qui fantasmait sur la société. Ce pouvoir, qui reste hors de cause en sa légitimité traditionnelle, commence à prêter aux « masses » une puissance d'initiative capable de déplacer l'assise des choses.

Je parle là non des révoltes ponctuelles, mais de la sourde fermentation des peuples à l'insu de leurs pasteurs et de leurs élites. Ainsi, à l'aube de l'Europe moderne, l'immense ébranlement de la Réforme. C'est à la lumière de ce bouleversement inaugural qu'on peut lire la vague hallucinatoire de la grande chasse aux sorcières, fantasme de l'élite ecclésiastico-judiciaire. Ce complot est le dernier du genre, le dernier à faire appel à l'élément surnaturel.

L'H. : Analysez-vous de la même manière l'accusation de complot portée contre les Jésuites et les francs-maçons au XVIIIe siècle ? Ils effraient le pouvoir royal ?

M. G. : Les Jésuites traînent, attachée à leurs basques, la casserole du régicide. Il leur est fait grief de justifier l'attentat contre la personne des souverains pour motif de religion - accusation lourde de portée dans le cas français après le meurtre d'Henri IV. Le parti gallican ne se lasse pas de dénoncer les menées de la Compagnie comme une subversion des droits de l'Église de France et de l'indépendance du monarque. Et l'on peut parler de la fixation de l'image du complot quand, en 1761, les Jésuites sont explicitement accusés d'aspirer à la « monarchie universelle », à la domination du monde.

De même, dès 1750, une littérature antimaçonnique esquisse les premiers traits du futur grand épouvantail. Elle appelle avec véhémence l'attention sur une vaste entreprise souterraine d'ébranlement des dogmes et des trônes. Le fait nouveau, toutefois, dans l'un et l'autre cas, c'est la contamination de l'image du pouvoir, qui tient à la nature même des protagonistes. Les Jésuites sont introduits dans les Cours. Ils confessent les rois, ils conseillent les grands. La maçonnerie recrute dans l'aristocratie et en tout cas dans les élites. Du coup, on n'a plus simplement affaire à la représentation d'une conjuration ourdie de l'intérieur de la société et strictement extérieure à l'autorité qu'elle est supposée vouloir renverser. A bien y regarder, on est déjà en présence d'une figure intermédiaire : l'entreprise de subversion du pouvoir est en quelque sorte à l'intérieur du pouvoir.

L'H. : Que reproche-t-on précisément aux Jésuites ?

M. G. : C'est un vrai problème, parfaitement énigmatique. Pour le comprendre, il faut mesurer rétrospectivement l'ampleur de la rupture représentée par ces organisations, celle des Jésuites comme celle des francs-maçons. Elles ont incarné, chacune à sa manière, l'irruption de la politique, au sens moderne du terme. Les Jésuites n'ont pas été pour rien l'une des cibles principales de l'accusation de machiavélisme, le concept-emblème de la modernité politique. On n'a plus affaire, avec eux, à un ordre religieux au sens classique du terme. On est en présence d'un instrument politique, déployé à l'échelle de la chrétienté tout entière, en fonction d'un but précisément défini : assurer et affermir la reconquête catholique à différents échelons de la société.

Ce dont il est question, c'est de l'émergence d'une figure inédite de la puissance humaine, de la carrière ouverte à une entreprise conduite de l'intérieur de la société des hommes, de la possibilité de jouer des leviers et des rouages de la machine collective jusqu'à s'emparer de leur contrôle.

L'H. : Et la franc-maçonnerie ?

M. G. : Avec la maçonnerie, on franchit un cran supplémentaire. Avec les Jésuites, on reste dans le registre classique de l'ordre religieux, même si celui-ci est d'un genre suffisamment inhabituel pour susciter le trouble. L'institution a pignon sur rue : ce qu'on incrimine, ce sont les menées souterraines que cachent ses activités visibles. Avec les francs-maçons, on entre dans l'ère de la société secrète. Entendons : d'une société artificielle, expressément constituée en dehors de l'édifice organique des communautés naturelles, des corps et des ordres, et dans le dessein de fonctionner au rebours des principes hiérarchiques réglant les rapports entre les êtres au sein de la société officielle. « Lorsque nous sommes rassemblés, nous devenons tous frères, le reste de l'univers est étranger : le Prince et le Sujet, le Gentilhomme et l'Artisan, le Riche et le Pauvre y sont confondus, rien ne les distingue, rien ne les sépare. »

Société secrète veut dire ici contre-modèle social, alternative en acte, nécessairement cachée, aux normes de la société globale. Les maçons peuvent se défendre de faire de la politique. Leur organisation est intrinsèquement polémique au regard de l'ordre établi. Contrairement aux Jésuites, la société secrète ne poursuit pas la puissance pour la puissance. Elle s'attache à un travail en profondeur sur l'état de choses existant, afin d'en modifier l'assiette. Elle entend, disons le mot, faire l'histoire, peser de façon déterminante sur l'orientation du devenir. C'est l'extraordinaire nouveauté d'un tel dessein qu'enregistre la mythologie de la conspiration. Encore une fois, l'idée du complot ne naît pas de rien, elle ne divague pas dans le vide. Elle est mise en branle par la perception d'une réalité que tout à la fois elle amplifie, travestit et dénie.

L'H. : Avec l'avènement de la république, le peuple a pu clairement manifester sa volonté. La politique se faisait en plein jour, au Parlement et dans la presse, on ne cachait rien aux Français. Ils pouvaient indiquer leur choix par le bulletin de vote. Le mythe du complot aurait donc dû dépérir ?

M. G. : Oui. A condition de supposer que le suffrage universel et des élections régulières suffisent pour que le peuple manifeste sa volonté. Or l'expérience enseigne que jamais le malaise et l'insatisfaction en matière de juste représentation de la volonté générale n'ont été aussi intenses que lorsque le régime représentatif est pleinement installé. Il s'avère très vite qu'une fois élus les représentants sont fâcheusement susceptibles d'en prendre à leur aise avec le mandat qui leur a été confié. Toute la difficile mise au point du régime démocratique tournera par la suite autour de la recherche du mécanisme constitutionnel capable de prévenir une telle aliénation de souveraineté. Notre IIIe République, par exemple, en a été cruellement dépourvue et les actuels redécouvreurs de ses beautés gagneraient à méditer sur les raisons du sentiment aigu de frustration qui n'a cessé d'alimenter, dans le corps social, le développement de l'antiparlementarisme.

Voilà pourquoi, entre autres choses - car je ne voudrais pas laisser croire que je fais du dysfonctionnement du système politique un facteur explicatif unique et suffisant -, ce régime incomparablement mieux en accord, en principe, avec la demande démocratique n'en a pas moins fourni le terreau fertile d'un épanouissement de la mythologie du complot. Le manquement chronique de la république parlementaire à sa mission est devenu l'aliment d'une ère paroxystique du soupçon où chacun, de l'extrême droite à l'extrême gauche, a pu trouver son bien, toujours sur la même base : la réclamation d'une représentation authentique du vrai peuple, bafouée par la mainmise des francs-maçons, des Juifs ou de la ploutocratie. Le système entier des idéologies totalitaires, tel qu'il germe à ce moment-là, procède de cette quête de modes plus profonds de correspondance entre le pouvoir et le peuple.

En effet, pour un très grand nombre d'esprits, les bornes dans lesquelles le gouvernement légitime issu du suffrage populaire est tenu sont absolument insupportables. Il faut qu'ils reconstruisent, derrière, une puissance immense dont ces politiciens dérisoires ne seraient que le masque. Certes, c'est pour la dénoncer. Mais c'est toujours aussi dans le cadre d'une aspiration à reconstruire soi-même, en pleine lumière, une telle puissance libérée des misérables entraves et inaptitudes du parlementarisme. Contre la domination juive mondiale que nous préparent « les Sages de Sion », l'État national total. Contre la ploutocratie internationale, la dictature du prolétariat. Le complot est le miroir angoissé et noir du projet totalitaire.

Toutefois, il faut bien mesurer tout ce que la thèse du complot, bien que nourrie du dessein inconscient de rétablir l'ancien ordre du monde, concède à la modernité. A commencer par l'essentiel : à savoir que l'histoire est faite par les hommes et que l'explication de l'histoire se joue tout entière dans l'espace des hommes. Rien de sacral dans l'arrière-monde qu'elle restaure derrière le pouvoir. Je dirais que la mentalité du complot procède de l'introduction de principes d'origine religieuse à l'intérieur d'une vision laïque du monde. Et cela chez les individus les plus hostiles, de conviction consciente, à la religion.

L'homme du complot veut un organigramme qui révèle la personne, le tireur ultime de ficelles, le chef qui, au sommet, tranche, seul et sans appel, de tout. Si « les Sages de Sion » sont plusieurs, leur philosophie de l'autorité est nette et sans bavure : « Un gouvernement utile au pays et capable d'atteindre le but qu'il se propose doit être concentré dans les mains d'un seul individu responsable. »

Ainsi, le vrai pouvoir, contrairement au pouvoir démocratique, n'a pas peur d'être ce qu'il est et d'imposer sa particularité d'ethnie, de foi, de race, de classe. Au service du fanatisme du prêtre ou de l'intérêt du Juif, la conspiration est tyrannie du singulier. Comme le pouvoir totalitaire s'affirmera règne d'une race ou dictature d'une classe, le pouvoir comploteur, indifférent à la morale, déterminé à manipuler à sa guise règles et lois, est un véritable prince machiavélien, pourvu de ressources immenses, merveilleusement informé, partout présent.

Il tend, avec sa domination finale, à l'établissement d'un ordre intangiblement arrêté et pleinement conscient de lui-même. L'autocratie mondiale juive, par exemple, dont les pseudo-Sages nous dépeignent le triomphe inéluctable, immobilisée, au terme de l'histoire, dans la soumission à un « Roi-despote du sang de Sion » .

L'H. : Comment expliquer que le Juif ait pu devenir ainsi la figure cible de l'imaginaire du complot ?

M. G. : Personne, que je sache, n'a encore réussi à proposer une interprétation satisfaisante de l'explosion du délire antisémite spécifiquement contemporain - celui, disons, de La France juive de Drumont (1886).

A défaut d'expliquer, il est toutefois possible de corréler. Et, sous cet angle, le complot juif entre très bien, au contraire, dans la lignée des complots jésuite ou franc-maçon. L'élément nouveau qui s'introduit avec lui, mais du même ordre que les antécédents, c'est l'économie, la puissance de l'argent. « De nos jours, la puissance de l'or a remplacé le pouvoir des gouvernements libéraux », constatent les Protocoles. Mais pourquoi ce facteur s'est-il incarné de cette manière sous les traits du Juif ? L'irruption du délire antijuif est contemporaine de la prise de conscience collective de la dynamique du capitalisme, novateur, destructeur, inaugurant un nouvel âge de l'histoire. Moment tournant de l'urbanisation de nos sociétés et de la liquidation de la civilisation paysanne, moment de l'organisation du mouvement ouvrier et de la formation du parti de masse. L'or devient le symbole de cette force irrésistible en train de révolutionner le monde. Et le symbole de ce symbole, ce sera le Juif.

L'H. : Cette persistance du mythe du complot est-elle un aveu d'échec pour la démocratie ?

M. G. : C'est vrai, la culture du complot entre dans sa phase climatérique, dans les années 1880, en fonction de la réunion et de la synergie de trois ingrédients majeurs : 1. l'installation du régime républicain - je n'y reviens pas ; 2. le développement massif du capitalisme et la constitution de la puissance financière ; 3. l'apparition, avec les organisations de masse, d'un type nouveau d'acteur collectif supposé fournir l'instrument non seulement d'une prise de pouvoir, mais d'une transformation et d'un contrôle de la société. Car c'est un élément dont j'ai trop peu parlé que cet échange et cette réponse permanents entre imaginaire et réalité.

Le XIXe siècle n'a pas seulement été l'âge d'or du mythe des sociétés secrètes, il a été celui aussi de leur prolifération réelle. C'est tardivement que le droit d'association et la constitution des partis politiques dans leur forme contemporaine ont tari la source où s'alimentait cette auto-organisation clandestine des acteurs sociaux. Quand la mythologie fleurit, c'est aussi que son répondant matériel prospère. Mais, à terme, la légalisation de l'action collective - syndicats, ligues, partis, etc. - aura pour effet de dégonfler le fantasmatique de l'entreprise souterraine. Sur le moment, en revanche, l'arrivée des « foules » en politique et l'organisation à grande échelle des forces sociales déchaîneront la spéculation sur les meneurs cachés manipulant les masses - et sur les principes « scientifiques » de leur conduite, naturellement. Le complot reconnaît bien sûr la réalité de l'acteur collectif, mais il le ramène à une volonté unique et cohérente. Il reconstitue un monde où il n'y a que des acteurs individuels.

Comment s'accommoder de l'anonymat fluctuant du souverain, de la pluralité discordante des acteurs qui entendent avoir droit au chapitre ? Voici la question d'où naît la pensée du complot et la question qu'entend résoudre son prolongement dans l'insurrection totalitaire. Il faut mesurer la difficulté qu'il y a eu à se faire à la rupture démocratique pour commencer à entrevoir la raison de cette folie. L'imaginaire du complot n'a pas servi à rien : il a été le moyen d'une adaptation par la dénégation à la difficulté d'être en démocratie.

L'H. : Et aujourd'hui ? Le mythe du complot est loin d'avoir disparu...

M. G. : Nous assistons aujourd'hui à un renouveau de la thématique du complot. Il existe une omniprésence du soupçon sans que l'acteur-comploteur soit encore bien défini. On l'a vu à propos des attentats du 11 septembre 2001 - conséquence, eux, d'un complot bien réel -, l'imaginaire conspirationniste a retrouvé de la vigueur, mais il reste diffus.

Il faut attribuer ce phénomène au nouvel état du monde qui a relancé le déchiffrement de l'histoire que nous vivons sous le signe de l'action de forces occultes : nous, nous sommes tenus dans l'ignorance, mais derrière il y a forcément des gens qui savent et qui tirent les ficelles des événements dont nous sommes témoins sans les comprendre.

Jusqu'aux années 1980, on a assisté à un dépérissement de l'imaginaire du pouvoir occulte qui s'explique par trois facteurs : la pacification des démocraties, la régulation des économies, la montée en puissance des systèmes d'information. Il suffit de les reprendre l'un après l'autre pour mesurer le chemin parcouru.

La transformation la plus spectaculaire est évidemment celle qui regarde la libéralisation et l'ouverture mondiale des économies. Elle met à mal la maîtrise des processus socio-économiques qu'avaient conquise les États régulateurs.

Ce recul est amplifié politiquement, chez nous, par la construction européenne. S'y ajoute le renoncement des États-nations à une partie de leur pouvoir d'intervention au profit d'une instance commune s'imposant à eux à partir des contraintes mêmes qu'ils ont acceptées. L'Europe peut devenir demain un grand support de l'imaginaire du complot.

L'H. : Avec l'idée que, par-dessus les États, c'est Bruxelles qui décide ?

M. G. : Le problème n'est pas que les décisions soient prises à Bruxelles, il est de savoir qui décide à Bruxelles. Or, justement, on ne sait pas. Les autorités elles-mêmes reconnaissent leur incapacité à répondre à cette question en ayant recours à la notion de « gouvernance ». La gouvernance, c'est tout le monde qui décide un peu. Mais cette vision des choses répond-elle au besoin des citoyens d'identifier les responsables des choix qui engagent le destin commun ?

Avec la mondialisation ; avec la fin de la partition du monde en zones claires où chaque grand acteur, les États-Unis d'un côté, l'URSS de l'autre, maîtrisait son bloc tant bien que mal ; avec la construction en Europe d'une forme de pouvoir difficile à cerner, nous sommes passés dans un univers de marché où l'économie reprend le dessus sur le politique d'une manière inquiétante.

Il ne faut pas se limiter, pour comprendre la reviviscence du thème du complot, à la globalisation néolibérale.

Il y a deux éléments supplémentaires qui jouent un très grand rôle. D'abord, les effets inattendus du bond en avant de la planète des médias. Il ne s'agit en un sens que de l'amplification de ce que nous connaissions déjà comme explosion des moyens de communication. Mais, en un certain point, « la quantité se change en qualité », si j'ose dire.

Dans un premier temps, la montée en puissance du système d'information produit de la transparence. Il met sous tutelle les hommes politiques et les responsables de tous ordres. Ils sont obligés de s'expliquer sur leur action et sur la situation du pays, des enquêtes peuvent être menées, les scandales sont dénoncés... L'opacité des institutions recule. Mais, dans un second temps, la multiplication extraordinaire de l'information est telle qu'elle devient à son tour indéchiffrable et semble ne plus faire autorité. C'est certainement le plus étonnant de la situation actuelle des médias.

Ce n'est pas qu'une affaire de maîtrise du trop-plein. Les institutions ont appris à communiquer, tous les responsables communiquent à qui mieux mieux. Comment s'y retrouver dans cet afflux ? A qui se fier ? Tout finit par se valoir, le bidonné complet et le très sérieux. Et comment interpréter cette masse de données quand les masques et les pièges sont partout ?

Le lieu où ce brouillage se manifeste le mieux, c'est Internet. La rumeur absolument incontrôlée et la banque de données la plus fiable coexistent sans qu'il y ait le moindre principe de hiérarchisation et d'autorité claire. L'information participe à la fabrication de l'opaque et de l'immaîtrisable du monde où nous sommes. Personne n'aurait cru que les Lumières produiraient l'obscurité.

L'H. : Après l'économie et l'information, quel est l'autre point qui permet de comprendre la relance du thème du complot ?

M. G. : Le dernier élément important est constitué par l'espèce de nouvelle crise de la démocratie que nous connaissons. Une crise bizarre car personne ne remet en cause les principes de la démocratie. Néanmoins, il est vrai que s'est instauré un rapport très problématique entre les gouvernants et les gouvernés. La confiance ne règne pas, c'est le moins qu'on puisse dire.

Avec leur génie de capter les attentes du public, les séries américaines ont carrément donné à ce sentiment diffus l'aspect d'un complot des gouvernants contre les gouvernés. « X-Files » met en scène, ainsi, le combat d'un franc-tireur contre les menées sans scrupules des agences gouvernementales, FBI et CIA réunis, pour cacher la vérité aux populations.

Mais ce soupçon à l'égard de ce qui se trame dans les hautes sphères au détriment des simples citoyens est loin de n'être qu'un fantasme médiatique. Il correspond à une sensibilité répandue. Il peut prendre des formes radicales. On l'a vu, aux États-Unis toujours, lorsque les activistes de la lutte contre ce gouvernement antipeuple ont fait sauter l'immeuble qui abritait le siège du FBI à Oklahoma City, en 1995.

Sans aller à de telles extrémités, on observe ce phénomène d'étrangeté entre la base et le sommet dans toutes nos sociétés. Je pense que la nouvelle articulation entre les États-nations et le reste du monde, un monde « globalisé », joue un rôle important pour alimenter ces défiances et ces peurs. Les gouvernants de tous les grands États sont en rapport les uns avec les autres, comme l'attestent leurs conciliabules incessants et leurs appels à la régulation internationale. Mais de quoi peuvent-ils parler ? Ils nous disent qu'ils sont impuissants parce que la mondialisation met les problèmes hors de leur portée, et pourtant ils n'arrêtent pas de se concerter, gardés comme dans des forteresses. Rien de plus propice à faire naître l'idée qu'ils nous mentent et qu'ils déterminent entre eux, hors de tout contrôle, une politique qui ne nous veut pas de bien.

Ainsi peut renaître un imaginaire du complot new-look qui est essentiellement lié à l'ouverture internationale et qui a son siège électif dans la dimension mondiale. C'est cela, sa grande nouveauté.

Propos recueillis par Éric Vigne et Michel Winock.

[Cette interview a fait l'objet d'une première publication dans le numéro 33 des Collections de L'Histoire, octobre-décembre 2006.]

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D'où vient cette volonté obstinée de rechercher « le chef d'orchestre clandestin » qui ordonne le monde en secret ? Pourquoi ce goût des explications mystérieuses pour donner aux événements une cohérence rassurante ? En partenariat avec le magazine L'Histoire, Conspiracy Watch vous propose de (re-)découvrir l'interview - d'une saisissante actualité - que Marcel Gauchet, l'un des plus importants penseurs contemporains de la philosophie politique, avait accordé à Éric Vigne et Michel Winock en 2006 (source : Les Collections de L'Histoire, n° 33).

L'Histoire : D'où vient cette volonté obstinée de rechercher la main inconnue - « le chef d'orchestre clandestin » - qui ordonne le monde en grand secret ?

Marcel Gauchet : D'abord, il faut bien voir que depuis qu'il y a pouvoir il y a complot, c'est-à-dire action secrète visant à s'en emparer ou à l'influencer. Pas d'État sans éventualité de coups d'État. De la conjuration de Catilina au 13 mai 1958, les exemples sont innombrables. A ce titre-là, le complot constitue un cas de figure classique de l'histoire événementielle.

Et puis il y a, un peu sur le même plan, le faux complot, manipulation cynique par les pouvoirs d'une accusation de complot montée de toutes pièces contre des opposants dont il veut se débarrasser. Là encore, l'exemple vient de loin, mais l'histoire contemporaine est particulièrement riche : les procès de Moscou, entre autres.

On entre déjà dans quelque chose de beaucoup plus troublant avec ce que j'appellerais le « complot imaginaire », qui touche à la vulnérabilité des détenteurs du pouvoir, à la paranoïa inhérente, peut-être, à la fonction. Le pouvoir rend fou, déraisonnablement méfiant envers de prétendues menées souterraines, qu'il s'agisse du Prince ou de ses instruments. C'est la tentation de la « vision policière de l'histoire ».

Reste le plus important, ce que je nommerais l'« imaginaire du complot », pour bien marquer, au-delà de ses versions spéciales que vous venez d'évoquer - complot jésuite, complot juif, complot maçon, etc. -, son caractère omniprésent et structurel dans nos sociétés. Il constitue, au sein de l'univers démocratique, l'un des modes ordinaires sur lesquels l'ensemble des acteurs sociaux se représentent le pouvoir et son action. Selon eux, derrière les détenteurs apparents du pouvoir, il existe un pouvoir caché qui est le vrai pouvoir, et dont les maîtres tirent les ficelles à l'insu des peuples.

Là est le phénomène historiquement original, spécifiquement moderne. Il réside dans l'accréditation de masse du complot comme catégorie de l'explication politique.

L'H. : Vous dites que l'imaginaire du complot - cette propension à imaginer un vrai pouvoir caché derrière le pouvoir apparent - est un phénomène moderne. Selon vous, à quand remonte-t-il ?

M. G. : A l'époque de la Révolution, durant laquelle il a été fait un grand usage interne de la dénonciation des comploteurs en tout genre. Dès 1797, nous avons le chef-d'oeuvre et le livre-symbole de la littérature du complot : les Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme de l'abbé Barruel. Presque un siècle après Barruel 1881, on lit à propos de la Révolution, dans l'introduction de Claudio Jannet au livre de Deschamps, dont le seul titre résume tout, Les Sociétés secrètes et la société, ou Philosophie de l'histoire contemporaine : « Les uns l'acclament, d'autres l'envisagent avec terreur , tous sentent qu'elle est dans l'histoire un phénomène absolument nouveau, qui n'a rien de commun avec les révolutions accidentelles d'autrefois et que sous ses formes les plus diverses, sous ses manifestations religieuses, politiques et sociales, la Révolution est toujours une [c'est moi qui souligne]. [...] La Révolution, quand on la dégage des causes secondaires et des circonstances locales, apparaît donc comme un immense complot qui, jusqu'à présent, a réussi. »

Cette citation nous permet d'entrer dans le vif du sujet. La Révolution constitue un phénomène historique sans précédent, une rupture due à la volonté des hommes. Sans doute la masse ignore-t-elle où elle est menée, comme le résume Joseph de Maistre dans une formule célèbre : « Ce ne sont pas les hommes qui mènent la Révolution, c'est la Révolution qui emploie les hommes. » Pour généraliser, je reprendrai un autre propos fameux du même : « Les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. » Mais il est des dirigeants qui savent parfaitement où ils vont et où ils nous conduisent. Rien n'arrive qui ne soit le résultat d'une volonté dûment méditée et contrôlée. Il y a des hommes qui savent l'histoire qu'ils font. Simplement, ils sont dans l'ombre. Le complot, autrement dit, fonctionne comme une explication antihistorique de l'histoire.

Il est normal que le problème ait explosé dans l'espace public avec la Révolution française, première entreprise collective à vouloir l'absolument nouveau en histoire. En lieu et place du roi sacré, lieutenant de Dieu sur Terre, on entre dans l'âge des mandants du peuple, émanant de la souveraineté collective et gouvernant au nom de la volonté générale. C'est lorsque ces deux composantes sont pleinement réunies, c'est-à-dire lorsque la transition génératrice de la modernité politique est achevée, que l'imaginaire du complot arrive à son complet développement. D'où le rôle charnière de la Révolution française. Il faut un pouvoir d'origine humaine, un pouvoir fonctionnel et non plus sacral, un pouvoir limité et non plus chargé d'absolu pour que s'installe et s'accrédite largement la mythologie collective d'un gouvernement occulte doublant l'autorité théorique.

L'H. : Si je vous comprends bien, tant qu'il y a eu un roi en France, le mythe de la main invisible qui gouverne derrière le pouvoir n'a pas fonctionné ?

M. G. : On pourrait, pour styliser à l'extrême, opposer deux âges de la mythologie du complot. Ce dont nous parlions jusqu'à maintenant, c'est, si je puis dire, la version moderne du complot : la société fantasme sur le pouvoir. Tant qu'il y a eu un roi en France, c'était le pouvoir qui fantasmait sur la société. Ce pouvoir, qui reste hors de cause en sa légitimité traditionnelle, commence à prêter aux « masses » une puissance d'initiative capable de déplacer l'assise des choses.

Je parle là non des révoltes ponctuelles, mais de la sourde fermentation des peuples à l'insu de leurs pasteurs et de leurs élites. Ainsi, à l'aube de l'Europe moderne, l'immense ébranlement de la Réforme. C'est à la lumière de ce bouleversement inaugural qu'on peut lire la vague hallucinatoire de la grande chasse aux sorcières, fantasme de l'élite ecclésiastico-judiciaire. Ce complot est le dernier du genre, le dernier à faire appel à l'élément surnaturel.

L'H. : Analysez-vous de la même manière l'accusation de complot portée contre les Jésuites et les francs-maçons au XVIIIe siècle ? Ils effraient le pouvoir royal ?

M. G. : Les Jésuites traînent, attachée à leurs basques, la casserole du régicide. Il leur est fait grief de justifier l'attentat contre la personne des souverains pour motif de religion - accusation lourde de portée dans le cas français après le meurtre d'Henri IV. Le parti gallican ne se lasse pas de dénoncer les menées de la Compagnie comme une subversion des droits de l'Église de France et de l'indépendance du monarque. Et l'on peut parler de la fixation de l'image du complot quand, en 1761, les Jésuites sont explicitement accusés d'aspirer à la « monarchie universelle », à la domination du monde.

De même, dès 1750, une littérature antimaçonnique esquisse les premiers traits du futur grand épouvantail. Elle appelle avec véhémence l'attention sur une vaste entreprise souterraine d'ébranlement des dogmes et des trônes. Le fait nouveau, toutefois, dans l'un et l'autre cas, c'est la contamination de l'image du pouvoir, qui tient à la nature même des protagonistes. Les Jésuites sont introduits dans les Cours. Ils confessent les rois, ils conseillent les grands. La maçonnerie recrute dans l'aristocratie et en tout cas dans les élites. Du coup, on n'a plus simplement affaire à la représentation d'une conjuration ourdie de l'intérieur de la société et strictement extérieure à l'autorité qu'elle est supposée vouloir renverser. A bien y regarder, on est déjà en présence d'une figure intermédiaire : l'entreprise de subversion du pouvoir est en quelque sorte à l'intérieur du pouvoir.

L'H. : Que reproche-t-on précisément aux Jésuites ?

M. G. : C'est un vrai problème, parfaitement énigmatique. Pour le comprendre, il faut mesurer rétrospectivement l'ampleur de la rupture représentée par ces organisations, celle des Jésuites comme celle des francs-maçons. Elles ont incarné, chacune à sa manière, l'irruption de la politique, au sens moderne du terme. Les Jésuites n'ont pas été pour rien l'une des cibles principales de l'accusation de machiavélisme, le concept-emblème de la modernité politique. On n'a plus affaire, avec eux, à un ordre religieux au sens classique du terme. On est en présence d'un instrument politique, déployé à l'échelle de la chrétienté tout entière, en fonction d'un but précisément défini : assurer et affermir la reconquête catholique à différents échelons de la société.

Ce dont il est question, c'est de l'émergence d'une figure inédite de la puissance humaine, de la carrière ouverte à une entreprise conduite de l'intérieur de la société des hommes, de la possibilité de jouer des leviers et des rouages de la machine collective jusqu'à s'emparer de leur contrôle.

L'H. : Et la franc-maçonnerie ?

M. G. : Avec la maçonnerie, on franchit un cran supplémentaire. Avec les Jésuites, on reste dans le registre classique de l'ordre religieux, même si celui-ci est d'un genre suffisamment inhabituel pour susciter le trouble. L'institution a pignon sur rue : ce qu'on incrimine, ce sont les menées souterraines que cachent ses activités visibles. Avec les francs-maçons, on entre dans l'ère de la société secrète. Entendons : d'une société artificielle, expressément constituée en dehors de l'édifice organique des communautés naturelles, des corps et des ordres, et dans le dessein de fonctionner au rebours des principes hiérarchiques réglant les rapports entre les êtres au sein de la société officielle. « Lorsque nous sommes rassemblés, nous devenons tous frères, le reste de l'univers est étranger : le Prince et le Sujet, le Gentilhomme et l'Artisan, le Riche et le Pauvre y sont confondus, rien ne les distingue, rien ne les sépare. »

Société secrète veut dire ici contre-modèle social, alternative en acte, nécessairement cachée, aux normes de la société globale. Les maçons peuvent se défendre de faire de la politique. Leur organisation est intrinsèquement polémique au regard de l'ordre établi. Contrairement aux Jésuites, la société secrète ne poursuit pas la puissance pour la puissance. Elle s'attache à un travail en profondeur sur l'état de choses existant, afin d'en modifier l'assiette. Elle entend, disons le mot, faire l'histoire, peser de façon déterminante sur l'orientation du devenir. C'est l'extraordinaire nouveauté d'un tel dessein qu'enregistre la mythologie de la conspiration. Encore une fois, l'idée du complot ne naît pas de rien, elle ne divague pas dans le vide. Elle est mise en branle par la perception d'une réalité que tout à la fois elle amplifie, travestit et dénie.

L'H. : Avec l'avènement de la république, le peuple a pu clairement manifester sa volonté. La politique se faisait en plein jour, au Parlement et dans la presse, on ne cachait rien aux Français. Ils pouvaient indiquer leur choix par le bulletin de vote. Le mythe du complot aurait donc dû dépérir ?

M. G. : Oui. A condition de supposer que le suffrage universel et des élections régulières suffisent pour que le peuple manifeste sa volonté. Or l'expérience enseigne que jamais le malaise et l'insatisfaction en matière de juste représentation de la volonté générale n'ont été aussi intenses que lorsque le régime représentatif est pleinement installé. Il s'avère très vite qu'une fois élus les représentants sont fâcheusement susceptibles d'en prendre à leur aise avec le mandat qui leur a été confié. Toute la difficile mise au point du régime démocratique tournera par la suite autour de la recherche du mécanisme constitutionnel capable de prévenir une telle aliénation de souveraineté. Notre IIIe République, par exemple, en a été cruellement dépourvue et les actuels redécouvreurs de ses beautés gagneraient à méditer sur les raisons du sentiment aigu de frustration qui n'a cessé d'alimenter, dans le corps social, le développement de l'antiparlementarisme.

Voilà pourquoi, entre autres choses - car je ne voudrais pas laisser croire que je fais du dysfonctionnement du système politique un facteur explicatif unique et suffisant -, ce régime incomparablement mieux en accord, en principe, avec la demande démocratique n'en a pas moins fourni le terreau fertile d'un épanouissement de la mythologie du complot. Le manquement chronique de la république parlementaire à sa mission est devenu l'aliment d'une ère paroxystique du soupçon où chacun, de l'extrême droite à l'extrême gauche, a pu trouver son bien, toujours sur la même base : la réclamation d'une représentation authentique du vrai peuple, bafouée par la mainmise des francs-maçons, des Juifs ou de la ploutocratie. Le système entier des idéologies totalitaires, tel qu'il germe à ce moment-là, procède de cette quête de modes plus profonds de correspondance entre le pouvoir et le peuple.

En effet, pour un très grand nombre d'esprits, les bornes dans lesquelles le gouvernement légitime issu du suffrage populaire est tenu sont absolument insupportables. Il faut qu'ils reconstruisent, derrière, une puissance immense dont ces politiciens dérisoires ne seraient que le masque. Certes, c'est pour la dénoncer. Mais c'est toujours aussi dans le cadre d'une aspiration à reconstruire soi-même, en pleine lumière, une telle puissance libérée des misérables entraves et inaptitudes du parlementarisme. Contre la domination juive mondiale que nous préparent « les Sages de Sion », l'État national total. Contre la ploutocratie internationale, la dictature du prolétariat. Le complot est le miroir angoissé et noir du projet totalitaire.

Toutefois, il faut bien mesurer tout ce que la thèse du complot, bien que nourrie du dessein inconscient de rétablir l'ancien ordre du monde, concède à la modernité. A commencer par l'essentiel : à savoir que l'histoire est faite par les hommes et que l'explication de l'histoire se joue tout entière dans l'espace des hommes. Rien de sacral dans l'arrière-monde qu'elle restaure derrière le pouvoir. Je dirais que la mentalité du complot procède de l'introduction de principes d'origine religieuse à l'intérieur d'une vision laïque du monde. Et cela chez les individus les plus hostiles, de conviction consciente, à la religion.

L'homme du complot veut un organigramme qui révèle la personne, le tireur ultime de ficelles, le chef qui, au sommet, tranche, seul et sans appel, de tout. Si « les Sages de Sion » sont plusieurs, leur philosophie de l'autorité est nette et sans bavure : « Un gouvernement utile au pays et capable d'atteindre le but qu'il se propose doit être concentré dans les mains d'un seul individu responsable. »

Ainsi, le vrai pouvoir, contrairement au pouvoir démocratique, n'a pas peur d'être ce qu'il est et d'imposer sa particularité d'ethnie, de foi, de race, de classe. Au service du fanatisme du prêtre ou de l'intérêt du Juif, la conspiration est tyrannie du singulier. Comme le pouvoir totalitaire s'affirmera règne d'une race ou dictature d'une classe, le pouvoir comploteur, indifférent à la morale, déterminé à manipuler à sa guise règles et lois, est un véritable prince machiavélien, pourvu de ressources immenses, merveilleusement informé, partout présent.

Il tend, avec sa domination finale, à l'établissement d'un ordre intangiblement arrêté et pleinement conscient de lui-même. L'autocratie mondiale juive, par exemple, dont les pseudo-Sages nous dépeignent le triomphe inéluctable, immobilisée, au terme de l'histoire, dans la soumission à un « Roi-despote du sang de Sion » .

L'H. : Comment expliquer que le Juif ait pu devenir ainsi la figure cible de l'imaginaire du complot ?

M. G. : Personne, que je sache, n'a encore réussi à proposer une interprétation satisfaisante de l'explosion du délire antisémite spécifiquement contemporain - celui, disons, de La France juive de Drumont (1886).

A défaut d'expliquer, il est toutefois possible de corréler. Et, sous cet angle, le complot juif entre très bien, au contraire, dans la lignée des complots jésuite ou franc-maçon. L'élément nouveau qui s'introduit avec lui, mais du même ordre que les antécédents, c'est l'économie, la puissance de l'argent. « De nos jours, la puissance de l'or a remplacé le pouvoir des gouvernements libéraux », constatent les Protocoles. Mais pourquoi ce facteur s'est-il incarné de cette manière sous les traits du Juif ? L'irruption du délire antijuif est contemporaine de la prise de conscience collective de la dynamique du capitalisme, novateur, destructeur, inaugurant un nouvel âge de l'histoire. Moment tournant de l'urbanisation de nos sociétés et de la liquidation de la civilisation paysanne, moment de l'organisation du mouvement ouvrier et de la formation du parti de masse. L'or devient le symbole de cette force irrésistible en train de révolutionner le monde. Et le symbole de ce symbole, ce sera le Juif.

L'H. : Cette persistance du mythe du complot est-elle un aveu d'échec pour la démocratie ?

M. G. : C'est vrai, la culture du complot entre dans sa phase climatérique, dans les années 1880, en fonction de la réunion et de la synergie de trois ingrédients majeurs : 1. l'installation du régime républicain - je n'y reviens pas ; 2. le développement massif du capitalisme et la constitution de la puissance financière ; 3. l'apparition, avec les organisations de masse, d'un type nouveau d'acteur collectif supposé fournir l'instrument non seulement d'une prise de pouvoir, mais d'une transformation et d'un contrôle de la société. Car c'est un élément dont j'ai trop peu parlé que cet échange et cette réponse permanents entre imaginaire et réalité.

Le XIXe siècle n'a pas seulement été l'âge d'or du mythe des sociétés secrètes, il a été celui aussi de leur prolifération réelle. C'est tardivement que le droit d'association et la constitution des partis politiques dans leur forme contemporaine ont tari la source où s'alimentait cette auto-organisation clandestine des acteurs sociaux. Quand la mythologie fleurit, c'est aussi que son répondant matériel prospère. Mais, à terme, la légalisation de l'action collective - syndicats, ligues, partis, etc. - aura pour effet de dégonfler le fantasmatique de l'entreprise souterraine. Sur le moment, en revanche, l'arrivée des « foules » en politique et l'organisation à grande échelle des forces sociales déchaîneront la spéculation sur les meneurs cachés manipulant les masses - et sur les principes « scientifiques » de leur conduite, naturellement. Le complot reconnaît bien sûr la réalité de l'acteur collectif, mais il le ramène à une volonté unique et cohérente. Il reconstitue un monde où il n'y a que des acteurs individuels.

Comment s'accommoder de l'anonymat fluctuant du souverain, de la pluralité discordante des acteurs qui entendent avoir droit au chapitre ? Voici la question d'où naît la pensée du complot et la question qu'entend résoudre son prolongement dans l'insurrection totalitaire. Il faut mesurer la difficulté qu'il y a eu à se faire à la rupture démocratique pour commencer à entrevoir la raison de cette folie. L'imaginaire du complot n'a pas servi à rien : il a été le moyen d'une adaptation par la dénégation à la difficulté d'être en démocratie.

L'H. : Et aujourd'hui ? Le mythe du complot est loin d'avoir disparu...

M. G. : Nous assistons aujourd'hui à un renouveau de la thématique du complot. Il existe une omniprésence du soupçon sans que l'acteur-comploteur soit encore bien défini. On l'a vu à propos des attentats du 11 septembre 2001 - conséquence, eux, d'un complot bien réel -, l'imaginaire conspirationniste a retrouvé de la vigueur, mais il reste diffus.

Il faut attribuer ce phénomène au nouvel état du monde qui a relancé le déchiffrement de l'histoire que nous vivons sous le signe de l'action de forces occultes : nous, nous sommes tenus dans l'ignorance, mais derrière il y a forcément des gens qui savent et qui tirent les ficelles des événements dont nous sommes témoins sans les comprendre.

Jusqu'aux années 1980, on a assisté à un dépérissement de l'imaginaire du pouvoir occulte qui s'explique par trois facteurs : la pacification des démocraties, la régulation des économies, la montée en puissance des systèmes d'information. Il suffit de les reprendre l'un après l'autre pour mesurer le chemin parcouru.

La transformation la plus spectaculaire est évidemment celle qui regarde la libéralisation et l'ouverture mondiale des économies. Elle met à mal la maîtrise des processus socio-économiques qu'avaient conquise les États régulateurs.

Ce recul est amplifié politiquement, chez nous, par la construction européenne. S'y ajoute le renoncement des États-nations à une partie de leur pouvoir d'intervention au profit d'une instance commune s'imposant à eux à partir des contraintes mêmes qu'ils ont acceptées. L'Europe peut devenir demain un grand support de l'imaginaire du complot.

L'H. : Avec l'idée que, par-dessus les États, c'est Bruxelles qui décide ?

M. G. : Le problème n'est pas que les décisions soient prises à Bruxelles, il est de savoir qui décide à Bruxelles. Or, justement, on ne sait pas. Les autorités elles-mêmes reconnaissent leur incapacité à répondre à cette question en ayant recours à la notion de « gouvernance ». La gouvernance, c'est tout le monde qui décide un peu. Mais cette vision des choses répond-elle au besoin des citoyens d'identifier les responsables des choix qui engagent le destin commun ?

Avec la mondialisation ; avec la fin de la partition du monde en zones claires où chaque grand acteur, les États-Unis d'un côté, l'URSS de l'autre, maîtrisait son bloc tant bien que mal ; avec la construction en Europe d'une forme de pouvoir difficile à cerner, nous sommes passés dans un univers de marché où l'économie reprend le dessus sur le politique d'une manière inquiétante.

Il ne faut pas se limiter, pour comprendre la reviviscence du thème du complot, à la globalisation néolibérale.

Il y a deux éléments supplémentaires qui jouent un très grand rôle. D'abord, les effets inattendus du bond en avant de la planète des médias. Il ne s'agit en un sens que de l'amplification de ce que nous connaissions déjà comme explosion des moyens de communication. Mais, en un certain point, « la quantité se change en qualité », si j'ose dire.

Dans un premier temps, la montée en puissance du système d'information produit de la transparence. Il met sous tutelle les hommes politiques et les responsables de tous ordres. Ils sont obligés de s'expliquer sur leur action et sur la situation du pays, des enquêtes peuvent être menées, les scandales sont dénoncés... L'opacité des institutions recule. Mais, dans un second temps, la multiplication extraordinaire de l'information est telle qu'elle devient à son tour indéchiffrable et semble ne plus faire autorité. C'est certainement le plus étonnant de la situation actuelle des médias.

Ce n'est pas qu'une affaire de maîtrise du trop-plein. Les institutions ont appris à communiquer, tous les responsables communiquent à qui mieux mieux. Comment s'y retrouver dans cet afflux ? A qui se fier ? Tout finit par se valoir, le bidonné complet et le très sérieux. Et comment interpréter cette masse de données quand les masques et les pièges sont partout ?

Le lieu où ce brouillage se manifeste le mieux, c'est Internet. La rumeur absolument incontrôlée et la banque de données la plus fiable coexistent sans qu'il y ait le moindre principe de hiérarchisation et d'autorité claire. L'information participe à la fabrication de l'opaque et de l'immaîtrisable du monde où nous sommes. Personne n'aurait cru que les Lumières produiraient l'obscurité.

L'H. : Après l'économie et l'information, quel est l'autre point qui permet de comprendre la relance du thème du complot ?

M. G. : Le dernier élément important est constitué par l'espèce de nouvelle crise de la démocratie que nous connaissons. Une crise bizarre car personne ne remet en cause les principes de la démocratie. Néanmoins, il est vrai que s'est instauré un rapport très problématique entre les gouvernants et les gouvernés. La confiance ne règne pas, c'est le moins qu'on puisse dire.

Avec leur génie de capter les attentes du public, les séries américaines ont carrément donné à ce sentiment diffus l'aspect d'un complot des gouvernants contre les gouvernés. « X-Files » met en scène, ainsi, le combat d'un franc-tireur contre les menées sans scrupules des agences gouvernementales, FBI et CIA réunis, pour cacher la vérité aux populations.

Mais ce soupçon à l'égard de ce qui se trame dans les hautes sphères au détriment des simples citoyens est loin de n'être qu'un fantasme médiatique. Il correspond à une sensibilité répandue. Il peut prendre des formes radicales. On l'a vu, aux États-Unis toujours, lorsque les activistes de la lutte contre ce gouvernement antipeuple ont fait sauter l'immeuble qui abritait le siège du FBI à Oklahoma City, en 1995.

Sans aller à de telles extrémités, on observe ce phénomène d'étrangeté entre la base et le sommet dans toutes nos sociétés. Je pense que la nouvelle articulation entre les États-nations et le reste du monde, un monde « globalisé », joue un rôle important pour alimenter ces défiances et ces peurs. Les gouvernants de tous les grands États sont en rapport les uns avec les autres, comme l'attestent leurs conciliabules incessants et leurs appels à la régulation internationale. Mais de quoi peuvent-ils parler ? Ils nous disent qu'ils sont impuissants parce que la mondialisation met les problèmes hors de leur portée, et pourtant ils n'arrêtent pas de se concerter, gardés comme dans des forteresses. Rien de plus propice à faire naître l'idée qu'ils nous mentent et qu'ils déterminent entre eux, hors de tout contrôle, une politique qui ne nous veut pas de bien.

Ainsi peut renaître un imaginaire du complot new-look qui est essentiellement lié à l'ouverture internationale et qui a son siège électif dans la dimension mondiale. C'est cela, sa grande nouveauté.

Propos recueillis par Éric Vigne et Michel Winock.

[Cette interview a fait l'objet d'une première publication dans le numéro 33 des Collections de L'Histoire, octobre-décembre 2006.]

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