L’imaginaire du complot juif international est aujourd’hui au cœur de la nouvelle judéophobie.
Parmi les grands récits d’accusation où les Juifs sont criminalisés ou diabolisés, c’est-à-dire les principaux mythes antijuifs constituant la dimension idéologique de la judéophobie, il convient de faire une place particulière au thème de la conspiration en vue de dominer, de corrompre et d’exploiter les autres peuples. Depuis la fin du XIXe siècle, le thème du Juif conspirateur est devenu le plus mobilisateur des thèmes antijuifs en même temps que le plus « intégrateur » d’entre eux. L’imaginaire du complot juif international est aujourd’hui au cœur de la nouvelle judéophobie d’extension planétaire. La plupart des traditionnels motifs d’accusation des Juifs tournent désormais autour du mythe du complot juif mondial, rebaptisé « complot sioniste mondial ». Comme l’a fait remarquer l’historien Walter Laqueur, « l’idée d’une conspiration juive à l’échelle planétaire influa peut-être davantage encore que la doctrine raciale sur le développement de l’antisémitisme moderne ».
Dans la vision conspirationniste, le peuple juif est essentialisé en tant qu’incarnation d’une menace permanente et ainsi construit comme ennemi absolu de tous les peuples. Il devient le porteur par excellence de la « causalité diabolique ». Il s’agit donc d’une interprétation globale de l’histoire dans laquelle le Juif apparaît « comme une force satanique, comme la source de tous les maux dans le monde, des origines à nos jours ». Dans l’imaginaire conspirationniste moderne et contemporain, les Juifs sont accusés d’être à la tête d’un mégacomplot en vue de la domination du monde.
Il n’est pas de pensée conspirationniste sans événements déclencheurs (guerres, crises économiques, révolutions, etc.), perçus comme des actes criminels ou des effets d’actions criminelles. Poser la question policière « À qui profite le crime ? » constitue pour les idéologues conspirationnistes une méthode de divination. Elle permet de dévoiler de prétendues « vérités cachées » à partir d’une interprétation des indices et de conclure sans peine. Au cours du XIXe siècle, l’argument se présentait notamment sous la forme suivante : la révolution française a émancipé les Juifs, donc les Juifs ont fait ladite révolution. C’était le principe de l’argumentation antisémite d’Édouard Drumont (1844-1917) qui, au début de La France juive (1886), posait comme une évidence : « Le seul auquel la Révolution ait profité est le Juif. Tout vient du Juif ; tout revient au Juif. »
Le mythe du complot juif se présente historiquement sous quatre formes, dont la succession chronologique n’exclut nullement qu’elles se chevauchent, se métamorphosent ou s’hybrident. En premier lieu, il se présente sous la forme de rumeurs de complots locaux dans l’Antiquité et à l’époque médiévale. À l’origine de la croyance au complot juif, il y a la conviction, présente dans la judéophobie antique (pré-chrétienne ou païenne), que les Juifs sont solidaires entre eux, thème déjà présent dans le Pro Flacco, plaidoirie de Cicéron prononcée en octobre 59 avant Jésus-Christ, où le célèbre orateur, évoquant à la fois « l’or des Juifs » et la « foule » qu’ils représentent à Rome, lance à Lélius, défenseur des Juifs : « Tu sais combien leur troupe est nombreuse, combien ils se tiennent entre eux, combien ils sont puissants dans les assemblées. » Cette solidarité interne va de pair avec un exclusivisme inquiétant, comme l’affirme Tacite : « Ils ont entre eux un attachement obstiné, une commisération active, qui contraste avec la haine implacable qu’ils portent au reste des hommes. » Jugés insociables et séparatistes par nature, les Juifs sont accusés de xénophobie ou de misoxénie. L’accusation de complot fait partie du stock des calomnies utilisées contre les Juifs dès le début de l’ère chrétienne, durant laquelle elle s’articule avec l’accusation de haine du genre humain (misanthropie), à laquelle va s’ajouter celle de haine du Christ, donc de Dieu. Solidarité interne et haine des autres : telles sont les deux composantes du proto-complot juif dans l’esprit des premiers ennemis déclarés des Juifs.
Accusés d’être les rejetons de Satan, les Juifs sont, surtout à partir de la première croisade (1096-1099), perçus comme les ennemis du Christ et des chrétiens. On leur prête des activités criminelles. Par exemple, à partir du milieu du XIIe siècle, l’assassinat d’enfants chrétiens (meurtre rituel), érigé en « preuve » que les Juifs complotent contre la chrétienté. L’accusation de meurtre et de cannibalisme rituels était déjà présente dans l’Antiquité avant sa réapparition au XIIe siècle comme accusation d’infanticide rituel censé reproduire la crucifixion de Jésus, impliquant une cruauté de groupe ou une disposition au meurtre comme trait culturel invariant. L’élaboration de la rumeur d’un complot juif, sa transformation en récit légendaire ne s’opèrent qu’à partir du XIVe siècle. Ainsi que l’a fait remarquer Gavin I. Langmuir, la croyance que les Juifs ont des caractéristiques cachées, qu’ils transmettent un enseignement secret et qu’ils constituent une société secrète de conspirateurs antichrétiens, est liée à l’apparition de l’accusation chimérique de meurtre rituel.
En deuxième lieu, le mythe du complot juif se présente sous la forme de récits plus ou moins élaborés de complots nationaux, ou plus exactement intra-nationaux, au cours du XIXe siècle. Les Juifs, jugés intrinsèquement inassimilables, voués au nomadisme ou au cosmopolitisme et fantasmés comme parasites et prédateurs, sont alors accusés de former un « corps étranger » en tout État-nation, d’y jouer donc le rôle d’un « État dans l’État ». Parmi les traits négatifs constituant la nature des Juifs, on trouve au premier plan la volonté de dominer au moyen d’une puissance financière jugée illégitime. Sur le stéréotype du Juif comploteur se greffe celui du Juif « parasite social ». Les Juifs sont dès lors dénoncés comme les seuls responsables des réactions antijuives, lesquelles seraient seulement défensives. Ce modèle explicatif fonctionnant comme un mode de légitimation implique une essentialisation démonisante du Juif, érigé en catégorie transhistorique jouant le rôle d’un contre-type. Édouard Drumont en donne cette formulation en 1898 : « En réalité, le Juif n’a pas changé depuis trois mille ans ; il est toujours l’ennemi dans la maison, l’artisan de complots et de trahisons, l’être oblique, obscur, inquiétant et néfaste, dangereux surtout parce qu’il emploie des moyens qui ne sont pas ceux des peuples au milieu desquels il vit. »
En troisième lieu, le mythe du complot juif se présente sous la forme élaborée d’un complot international ou mondial, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, l’objectif prêté aux Juifs étant la domination du monde. Le schème du mégacomplot juif fournit un cadre interprétatif à la dénonciation de la « conquête juive » et de la « domination juive », présentées comme la conséquence fatale de l’émancipation des Juifs, l’effet catastrophique de l’individualisme démocratique ou le résultat du culte de l’or censé caractériser les sociétés modernes, dominées par les puissances financières aux mains des Juifs. Dans cette nouvelle configuration idéologique, le Juif, c’est Rothschild, c’est-à-dire le nouveau maître du monde à l’âge du capitalisme.
Le mythe d’une centrale juive ou judéo-maçonnique organisant secrètement la conquête du monde a été largement diffusé par l’opuscule signé Osman Bey, La Conquête du monde par les Juifs, publié en français et en allemand en 1873, puis traduit dans plusieurs langues européennes. Les Juifs seraient « dirigés comme une immense société secrète », caractérisée par une « unité séculaire de commandement et de direction », ainsi que l’affirme en 1882 l’abbé Emmanuel-Augustin Chabauty (1827-1914), dans Les Juifs, nos maîtres !.
En 1910, Mgr Henri Delassus (1836-1921) publie son principal ouvrage, La Conjuration antichrétienne, dont il fait paraître séparément, l’année suivante, les annexes consacrées au judaïsme, sous le titre « La question juive ». Il y postule que « depuis deux mille ans, les Juifs ambitionnent la conquête du monde tout entier », qu’ils sont « les vrais inspirateurs de tout ce que la franc-maçonnerie conçoit et exécute » et sont « toujours en majorité dans le conseil supérieur des sociétés secrètes ».
Après la Première Guerre mondiale et la révolution bolchevique, le mythe du complot juif mondial réapparaît, véhiculé désormais par les Protocoles des Sages de Sion, traduits à partir de janvier 1920 dans la plupart des langues européennes et largement diffusés aux États-Unis comme au Moyen-Orient. Le faux, fonctionnant comme une clé de l’histoire, est massivement instrumentalisé par toutes les propagandes antijuives durant l’entre-deux-guerres. Dans Mein Kampf, où Adolf Hitler appelle à prendre au sérieux les Protocoles, on trouve le programme d’une lutte finale contre la « juiverie internationale » (internationale Judentum), définie comme l’ennemi absolu aux multiples visages, de la « finance cosmopolite » au « bolchevisme juif », ou « judéo-bolchevisme », incarnation d’une puissance occulte mondiale. À partir de 1933, la propagande du IIIe Reich orchestre internationalement la diffusion des thèmes d’accusation conspirationnistes. Durant la Seconde Guerre mondiale, le thème d’une légitime défense de « l’Europe » contre le complot criminel des forces judéo- bolcheviques et judéo-ploutocratiques est placé au centre de la propagande nazie.
En quatrième lieu, cet héritage idéologique une fois repris et transformé dans la période qui suit la création de l’État d’Israël (1948), le mythe se présente le plus souvent sous la forme du « complot sioniste mondial » ou, depuis les années quatre-vingt-dix, celle du « complot américano- sioniste », dont l’« alliance judéo-croisée » constitue un équivalent islamiste. Dans son libelle intitulé « Notre combat contre les Juifs », publié au début des années cinquante et devenu un texte de référence pour la plupart des mouvements islamistes, Sayyid Qutb (1906-1966) suppose qu’il y a une « conspiration judéo- chrétienne contre l’islam » et désigne les Juifs comme les plus anciens et les plus redoutables des ennemis de l’islam : « Les juifs devinrent les ennemis de l’islam dès qu’un État musulman fut établi à Médine. Ils complotèrent contre la communauté musulmane dès que celle-ci fut créée […] Cette âpre guerre que les Juifs nous ont déclarée […] dure sans interruption depuis quatorze siècles, et enflamme, encore maintenant, la terre jusqu’en ses confins. » L’ayatollah Khomeyni, en 1980, a conféré une légitimité à la thèse conspirationniste selon laquelle les États-Unis étaient dominés par les « Juifs maléfiques » et que Juifs et Américains étaient, en conséquence, les ennemis absolus de l’islam : « Les Juifs et leurs suppôts étrangers veulent miner les fondations de l’islam et instaurer un gouvernement juif international ; comme ce sont des gens infatigables et rusés, j’ai bien peur, Allah nous en préserve, qu’un jour ils y parviennent. » Le 23 février 1998, le journal londonien Al-Quds al-Arabi publiait la « Déclaration du Front islamique mondial pour le djihad contre les Juifs et les croisés », signée notamment par Oussama Ben Laden et par Ayman al-Zawahiri. L’ennemi satanique composite y était désigné comme l’« alliance judéo-croisée » (et « ses valets ») ou la « coalition judéo-croisée ». On retrouve cette thématique complotiste dans la déclaration faite le 14 novembre 2014 par Abû Bakr al-Baghdadi, auto-proclamé calife de l’État islamique : « Les dirigeants des Juifs, des croisés et des apostats [...] se sont rassemblés, ont réfléchi, ont comploté, ont préparé la guerre contre l’État islamique [...] Ô soldats de l’État islamique, continuez la moisson des armées, déchaînez les volcans du djihad partout », afin de libérer l’humanité du « système global fondé sur l’usure » et tenu en laisse par « les Juifs et les croisés ».
Le motif du complot juif contre la société chrétienne se constitue historiquement autour de l’accusation d’empoisonnement des fontaines et des puits, qui surgit en 1321 en Aquitaine sous la forme de la fiction d’un complot judéo-lépreux. Durant l’hiver 1321, cette accusation de complot valut aux lépreux d’être massacrés avec l’aval de Philippe V le Long, roi de France. Or la chronique du monastère de Sainte-Catherine de monte Rotomagi (Mont-Saint-Aignan) rapporte les faits en caractérisant, sur la base des aveux des lépreux, les deux thèmes d’accusation visant ces derniers : s’ils ont comploté, c’est à la fois pour tuer les non-lépreux et pour dominer le monde. La pratique du meurtre rituel et l’instinct de domination : deux thèmes d’accusation dont les Juifs ne cesseront d’être des cibles privilégiées. Le mythe du complot judéo-lépreux rebondira à partir de 1348, durant l’épidémie de peste noire. Au XIVe siècle, il s’agit certes de complots locaux dont sont accusées des communautés juives particulières, victimes en conséquence de pillages et de massacres. Mais la circulation de la rumeur d’empoisonnement fait surgir la conviction que les Juifs, en tant que tels, ont ourdi le complot de détruire la chrétienté. Les Juifs commencent alors à être perçus comme le seul peuple intrinsèquement comploteur.
Dans son explication de la révolution française par un complot maçonnico-jacobin où les Illuminés de Bavière, conduits par Adam Weishaupt (1748-1830), jouaient un rôle central, l’abbé Augustin de Barruel n’accordait guère d’importance aux Juifs. Il en va tout autrement en 1806, lorsque Napoléon Ier décide de réunir le Grand Sanhédrin, afin de trouver une solution à ce qui paraît déjà être la « question juive », initiative qui inquiète divers milieux antijuifs. La fameuse « lettre de Jean-Baptiste Simonini » à Barruel, datée du 1er août 1806 (il s’agit en fait d’un faux aux origines incertaines), témoigne de l’existence de la représentation d’une inquiétante « secte judaïque » présentée comme l’alliée de toutes les autres « sectes infernales qui préparent les voies à l’Antéchrist », en particulier de celle des francs-maçons. Les membres de la « nation juive » y sont accusés de nourrir de « terribles projets » en vue de devenir « les maîtres du monde ». Barruel fera circuler cette lettre dans des cercles restreints, sans jamais la rendre publique. Elle sera publiée pour la première fois, avec des commentaires du père Grivel, un proche de Barruel, dans la revue catholique Le Contemporain, en juillet 1878, avant de l’être par la Civiltà cattolica le 21 octobre 1881, dans un contexte marqué par les interférences entre la campagne antimaçonnique lancée par l’Église et les débuts du mouvement antisémite, en France comme dans d’autres pays européens.
La thèse de la collusion secrète est ainsi énoncée dans le « document Simonini » : « Les Juifs donc, avec tous les autres sectaires, ne forment qu’une seule faction, pour anéantir, s’il était possible, le nom chrétien. » Les membres de la « secte judaïque », qui incarne « aujourd’hui la puissance la plus formidable », sont accusés d’être mus par le projet de devenir, « dans moins d’un siècle », « les maîtres du monde », quitte à « abolir toutes les autres sectes pour faire régner la leur ».
À la fin du XIXe siècle, le thème d’accusation est véhiculé par un faux célèbre, tiré d’un roman paru en 1868, Biarritz : le « Discours du rabbin », qui commence à circuler dès 1872 en Russie sous le titre « Le cimetière juif de Prague », lieu supposé de « l’assemblée des douze tribus d’Israël ». Ce faux est publié en français le 1er juillet 1881 par le publiciste antijuif Kalixt de Wolski (1816-1885) dans Le Contemporain, sous le titre « Compte rendu des événements politicohistoriques survenus dans les dix dernières années », puis repris par le même Wolski dans sa compilation antisémite (posthume) intitulée « La Russie juive ». Il y est attribué à « un grand rabbin » qui l’aurait « prononcé à une réunion secrète ». Ce discours, ajoute Wolski, « dévoile la persistance avec laquelle le peuple juif poursuit, de temps immémorial et par tous les moyens possibles, l’idée de “régner sur la Terre” ». Il se termine par l’évocation de « bouleversements » et de « révolutions » provoqués par les « enfants d’Israël », devenus les « maîtres absolus » de la finance et de la presse : « Chacune de ces catastrophes avance d’un grand pas nos intérêts intimes et nous rapproche rapidement de notre unique but : celui de régner sur la Terre, comme cela a été promis à notre père Abraham. »
En France, il faut attendre la fin des années 1860 et les années 1870 pour voir la thèse de la collusion judéo-maçonnique largement diffusée dans les milieux catholiques. C’est avec l’ouvrage de Henri Roger Gougenot des Mousseaux (1805-1876), Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, publié en 1869, qu’est offerte au public catholique une vision élaborée, d’orientation apocalyptique, de la conspiration juive universelle. Sa thèse centrale est la suivante :
« La maçonnerie, issue des mystérieuses doctrines de la cabale [...], n’est que la forme moderne et principale de l’occultisme, dont le Juif est le prince, parce qu’il fut dans tous les siècles le prince et le grand maître de la cabale. Le Juif est donc naturellement [...] l’âme, le chef, le grand maître réel de la maçonnerie, dont les dignitaires connus ne sont, la plupart du temps, que les chefs trompeurs et trompés de l’ordre. »
Or les « Juifs cabalistes » sont des « adorateurs de Satan ». Gougenot est convaincu que « toutes les secousses sociales et antichrétiennes » qui ébranlent le monde sont « l’œuvre des francs-maçons et des Juifs », et qu’à travers ces bouleversements révolutionnaires, la franc- maçonnerie n’étant qu’un instrument aux mains des Juifs, c’est « le triomphe du Juif » qui se prépare. Gougenot annonce la venue de l’Antéchrist et l’installation d’une impitoyable domination juive.
Les francs-maçons apparaissent dès lors comme les alliés, les complices ou les instruments privilégiés des Juifs, comme l’affirme Drumont dans un passage de La France juive où il traite des causes de la révolution française : « Ce qu’il n’avait pu faire au Moyen Âge avec les Templiers, le Juif le faisait avec la franc-maçonnerie, dans laquelle il avait fondu toutes les sociétés secrètes particulières, qui avaient si longtemps cheminé dans l’ombre. [...] Il n’est plus contesté par personne [...] que la direction de toutes les loges ne fût passée alors aux mains des Juifs. » C’est là ce qui explique la « conquête juive » de la France à l’époque de la révolution française : les Juifs « rentrent derrière la franc-maçonnerie, en 1790, et deviennent les maîtres absolus d’un pays qu’ils ont détaché peu à peu, avec une astuce prodigieuse, de toutes les traditions qui faisaient sa grandeur et sa force ». Le polémiste décrit « le Juif moderne » comme un génie de la manipulation, « mêlé aux complots, fomentant les guerres civiles et les guerres étrangères, tour à tour commanditaire de Napoléon et de la Sainte Alliance ».
Pour l’abbé Chabauty, dans Les Juifs, nos maîtres !, l’alliance des « Princes de Juda » et des sociétés secrètes (dirigées elles-mêmes en réalité par les « Princes juifs ») vise à établir la « domination universelle » des Juifs, grâce à la « formidable armée maçonnique » qui permettra, à travers des bouleversements soigneusement programmés comme la Réforme ou la révolution française, la destruction de « l’idée chrétienne » et de « tout l’ordre social chrétien ». Révolution, République, maçonnerie et juiverie forment selon Chabauty une seule et même puissance antichrétienne. Les « hauts chefs de Juda » ne sont que les rejetons de Satan : « La République, c’est ordinairement le drapeau, l’étiquette, la montre ; la maçonnerie, c’est partout l’instrument, le soldat, l’armée ; la juiverie, c’est toujours l’âme, la direction, le commandement. » Bref, conclut Chabauty en soulignant l’énoncé : « Notre ennemi, c’est le Juif !» Dans la perspective apocalyptique de Chabauty, le « triomphe du Juif » signifie l’installation de l’Antéchrist sur le trône du « roi du monde ».
Si Gougenot avait ouvert la voie, c’est Ernest Jouin (1844-1932), curé de Saint-Augustin à Paris (1899), fondateur de la Ligue franc-catholique en 1913, qui développera le thème de la triple menace incarnée par les Juifs, les francs-maçons et les occultistes. En janvier 1912, Mgr Jouin lance la Revue internationale des sociétés secrètes (RISS), dont le principal objet est de combattre la « judéo- maçonnerie ». Dans le premier numéro de sa revue, il commence par énoncer le principe directeur de sa vision du monde : « De nos jours, la société secrète est la maîtresse du monde » et la franc- maçonnerie n’étant que « la concentration des sociétés secrètes », « on peut la nommer la maîtresse du monde ». Mais la franc-maçonnerie est « elle-même subordonnée à des groupes supérieurs » : « De nos jours, l’histoire des sociétés secrètes est la page magistrale de l’histoire juive. [...] Si la francmaçonnerie est mondiale, elle est naturellement en contact avec la race juive, race cosmopolite par tempérament et par expiation. » Or les Juifs se caractérisent par une « triple aspiration » : « La domination universelle, la révolution sociale et la ruine du catholicisme. » À l’automne 1920, le polémiste publie la première version française intégrale (et commentée) des Protocoles des Sages de Sion, dont il résume ainsi le contenu en 1921 : « Le plan judéo-maçonnique des “Protocols” comprend un but, l’hégémonie mondiale ; un moyen, l’or ; un résultat, le supergouvernement juif. But, moyen et résultat se retrouvent dans les livres talmudiques. »
Les deux versions du complot juif international (judéo-maçonnique et judéo-ploutocratique) sont combinées de diverses manières dans le célèbre faux antijuif connu sous le titre « Protocoles des Sages de Sion ». Au XXe siècle, la vision du grand complot juif trouve son principal vecteur dans ce document supposé révélateur, publié pour la première fois en Russie, sous une forme abrégée et en feuilleton, dans le journal d’extrême droite Znamia (« le drapeau ») dirigé à Saint- Pétersbourg par l’agitateur antijuif Pavel A. Krushevan (1860-1909), du 28 août au 7 septembre 1903 (« ancien style »), donc quelques mois après le pogrom de Kichinev (21 avril 1903), dont il avait été l’organisateur et qu’il pouvait ainsi paraître justifier. Le faux est alors publié sous le titre « Programme de la conquête du monde par les Juifs », explicité comme suit par son éditeur : « Protocoles des séances de l’Union [ou de l’Alliance] mondiale des francs-maçons et des Sages de Sion ». Cette première publication des Protocoles suivait de peu l’ouverture, le 23 août 1903, du 6e Congrès sioniste à Bâle. Les premiers usages du faux auraient ainsi été orientés autant par l’antijudéo-maçonnisme que par l’« antisionisme », surgissant en Russie sous la forme d’un grand récit conspirationniste par lequel les milieux nationalistes et monarchistes, ennemis déclarés du libéralisme comme du communisme, légitimaient leur antisémitisme. Depuis l’été 1921, on sait que les Protocoles sont pour l’essentiel un plagiat du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique de Machiavel au XIXe siècle, satire dirigée contre Napoléon III, publiée en 1864 par l’avocat républicain de gauche Maurice Joly (1829-1879), alors exilé à Bruxelles. Dans les Protocoles, un orateur anonyme, l’un des Sages de Sion ou peut-être leur chef, s’adresse à ses pairs, au cours de réunions tenues on ne sait où ni quand, pour leur exposer (ou leur rappeler) les idées directrices de leur programme secret de domination du monde et les informer sur l’état actuel de sa réalisation. Les Protocoles se présentent comme les minutes de ces séances secrètes. Le secret fait la force du complot, lit-on dans les Protocoles : « Qui pourrait renverser une force invisible ? Car telle est notre force. La franc-maçonnerie extérieure ne sert qu’à couvrir nos desseins. » Ce programme de conquête du monde implique la destruction des États chrétiens, accomplie avec l’aide de la franc- maçonnerie, infiltrée et manipulée par les Sages et leurs « agents ». Il s’agit donc clairement d’une conspiration à visée mondiale, dont le but est l’établissement d’une « domination universelle ». Ce plan secret aurait été défini depuis longtemps par les ancêtres des actuels Sages de Sion : l’orateur mis en scène par le faux le caractérise comme « un plan politique que personne n’a deviné pendant de longs siècles ». Tel est le thème développé dans l’article du publiciste nationaliste et antijuif Mikhaïl O. Menchikov (1859-1918), « Conspirations contre l’humanité », publié le 7 (20) avril 1902 dans le quotidien monarchiste Novoe Vremja (« Temps nouveaux »):
« Dès 929 av. J.-C. à Jérusalem, au temps du roi Salomon, un complot secret fut fomenté par lui et par les sages juifs contre tout le genre humain. Les protocoles de ce complot et leurs commentaires ont été conservés en grand secret, se transmettant de génération en génération [...] Les chefs du peuple juif, à ce qu’il semble, ont décidé sous le roi Salomon de soumettre à leur pouvoir toute l’humanité et d’ancrer en son sein le royaume de David pour toujours. [...] En se répandant sur la Terre, les Juifs se sont engagés à concentrer entre leurs mains les capitaux de tous les pays et de sucer et d’asservir ainsi, comme entre des tentacules, les masses populaires. »
On trouve dans cet article la première mention connue des Protocoles. C’est dans un contexte marqué par la menace d’une révolution et le sentiment de la venue des temps apocalyptiques qu’est publiée par le mystique orthodoxe Sergueï A. Nilus (1862-1929), fin décembre 1905, dans son livre intitulé « Le grand dans le petit » (chapitre xii : « L’Antéchrist en tant que possibilité politique »), la version des Protocoles qui deviendra canonique. Une seconde version russe des Protocoles, due au journaliste antijuif Georgy V. Butmi (1856-1919), cofondateur de l’Union du Peuple russe, sera publiée en janvier 1906 sous le titre : « Discours accusateurs. Les ennemis du genre humain », avec pour sous-titre : « Protocoles extraits des archives secrètes de la Chancellerie principale de Sion ».
Les « Sages de Sion », figures fictives issues du mythe anti- judéomaçonnique ainsi réactivé, illustrent une formation de compromis entre les « Anciens Sages d’Israël » (de l’époque de Salomon), les hauts dirigeants sionistes et les « supérieurs inconnus » de la « judéomaçonnerie », emprunt au mythe construit autour des « Illuminés de Bavière », largement diffusé au XIXe siècle par des romans populaires dont le plus célèbre est celui d’Alexandre Dumas, Joseph Balsamo. Mais l’écrivain religieux mystique qu’est Nilus y ajoute une dimension apocalyptique. À la fin de l’épilogue de son livre contenant les Protocoles, il adapte la légende de l’Antéchrist à sa vision de la conspiration juive mondiale :
« De nos jours, tous les gouvernements du monde entier sont consciemment ou inconsciemment soumis aux ordres de ce grand super-gouvernement de Sion, parce que toutes les valeurs sont entre ses mains, car tous les pays sont débiteurs des Juifs pour des sommes qu’ils ne pourront jamais payer. [...] Avec toute la puissance et terreur de Satan, le règne triomphal du roi d’Israël s’approche de notre monde dépravé ; le roi issu du sang de Sion – l’Antéchrist – est près de monter sur le trône de l’Empire universel. »
Ce faux est à la fois un best-seller et un long-seller de la littérature conspirationniste et antijuive. Sa diffusion mondiale, assurée par les services de propagande de divers milieux politiques et religieux, était déjà observable dans l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, elle est assurée principalement par Internet, où, depuis le début des années quatrevingt-dix, se sont multipliés les sites, forums et blogs dits extrémistes ou radicaux de diverses obédiences, d’orientation conspirationniste, qui ont remis en circulation la thématique véhiculée par le faux. Mais, parallèlement, les Protocoles, comme les textes qui en dérivent ou s’en inspirent, continuent de faire l’objet de rééditions, assorties de commentaires censés les actualiser, dans de très nombreux pays, des ÉtatsUnis aux pays arabes, de l’Europe de l’Est à l’Iran, à la Turquie et au Japon, en passant par l’Inde, le Pakistan et la Malaisie.
Les Protocoles sont utilisés par les extrémistes de tous bords : suprématistes blancs et antisémites noirs aux États-Unis, catholiques et protestants fondamentalistes en Europe comme dans les deux Amériques, nationaux-traditionalistes orthodoxes en Russie, fondamentalistes musulmans de toutes les obédiences, néonazis païens, nationalistes radicaux, adeptes de sectes ou de doctrines ésotériques, amateurs de prophéties apocalyptiques, négationnistes et complotistes fascinés par la légende des Illuminati. Dans les pays arabo-musulmans (notamment en Égypte, en Syrie et au Liban), les Protocoles constituent en outre un inépuisable réservoir de thèmes antijuifs sollicités dans les prêches du vendredi ou les débats publics et mis en scène par des feuilletons télévisés, constituant d’efficaces instruments de propagande antisioniste visant un public populaire. Le faux reste le principal vecteur du complotisme antijuif. La carrière internationale des Protocoles est loin d’avoir pris fin.
Dans l’enquête d’opinion réalisée par l’Institut français d’opinion publique (Ifop) pour la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) du 26 au 30 septembre 2014, les résultats concernant la thématique complotiste sont fort significatifs : 25 % des personnes interrogées estiment que les Juifs ont trop de pouvoir dans l’économie et la finance (43 % pour l’ensemble des musulmans) ; 22 % que les Juifs ont trop de pouvoir dans les médias ; 19 % que les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de la politique (51 % pour l’ensemble des musulmans) ; 16 % qu’il existe un « complot sioniste à l’échelle mondiale » (44 % pour l’ensemble des musulmans : 30 % chez ceux qui déclarent une « origine musulmane », 42 % chez les « musulmans croyants » et 56 % chez les « musulmans croyants et pratiquants »).
Le sociologue Éric Marlière relève, chez les « jeunes des cités » avec lesquels il a mené de nombreux entretiens, « une symbiose entre des sentiments d’injustice et la prégnance d’une vision complotiste » : « Ces jeunes, de par leur condition d’Arabes et de musulmans (pour la plupart), se vivent comme les “nouveaux ennemis de l’intérieur” par opposition à la minorité juive appréhendée comme riche, dominante et manipulatrice. » Si, d’une façon générale, la société française leur paraît à la fois fermée et hostile, ils semblent convaincus qu’elle est non seulement ouverte aux Juifs, mais encore contrôlée ou dirigée par ces derniers. Le « sionisme » est le nom qu’ils donnent à la puissance qui domine le monde. Un jeune célibataire de 26 ans, issu de l’immigration marocaine, affirme ainsi : « C’est eux qui commandent. Ils tiennent le monde. Les États-Unis sont obligés de les suivre. Regarde, ils agressent la Palestine et personne ne dit rien ! Le sionisme pour moi, c’est ça, c’est la domination d’une élite juive sur les autres peuples. » Un autre jeune issu de l’immigration tunisienne âgé de 27 ans, ingénieur en formation, accuse « l’ultralibéralisme » et « le sionisme » : « Si aujourd’hui, on est flingué dans les médias, c’est les grands financiers, l’ultralibéralisme qui tiennent tout et derrière on retrouve le sionisme en premier. Regarde le nombre de feujs à des postes-clés dans les médias, dans l’État et les universités. » Un étudiant de 26 ans issu de l’immigration algérienne s’indigne : « Les sionistes, ils contrôlent vraiment tout et ils n’ont même plus besoin de se cacher !» Indignation à laquelle font écho les propos d’un homme de 33 ans d’origine algérienne : « Aujourd’hui ils ne se cachent plus. Le sionisme est en train de l’emporter. Regarde, on peut en parler ici dans une cité mais à la télévision, à la radio ou dans la presse, tu peux tout perdre ! Ils maîtrisent quasiment tout !»
Les récits complotistes permettent de synthétiser ces thèmes d’accusation et de leur donner une interprétation globale, sur la base d’une idée simple : une petite minorité de puissants (dominateurs et exploiteurs) tire profit de la misère du plus grand nombre (« nous », les victimes du complot des puissants). C’est la réponse-type à la question « À qui profite le crime ? ».
La nouvelle vulgate antijuive qui semble s’être installée durablement en France et dans d’autres pays européens peut se résumer par l’articulation de trois caractéristiques négatives attribuées aux « Juifs » ou aux « sionistes » :
1) ils sont « dominateurs » en Occident (« Ils ont l’argent » ; « ils ont le pouvoir » ; « ils dirigent l’Amérique ») ;
2) ils sont « racistes », en particulier au Proche-Orient, où ils se comportent « comme des nazis » avec les Palestiniens ;
3) ils complotent partout dans le monde : ils ont organisé les attentats du 11 Septembre, poussent à la guerre et veulent déclencher une guerre préventive contre l’Iran, ils sont derrière les conflits qui déchirent les pays arabes (notamment en manipulant l’État islamique, simple épouvantail), organisent des attentats terroristes sous fausse bannière pour « salir l’islam » (comme les attaques des 7, 8 et 9 janvier et du 13 novembre 2015), et, d’une façon générale, manipulent la politique internationale.
[Merci à l'auteur de nous avoir autorisé à reproduire ce texte, initialement paru dans La Revue des Deux Mondes en juillet-août 2016.]
Parmi les grands récits d’accusation où les Juifs sont criminalisés ou diabolisés, c’est-à-dire les principaux mythes antijuifs constituant la dimension idéologique de la judéophobie, il convient de faire une place particulière au thème de la conspiration en vue de dominer, de corrompre et d’exploiter les autres peuples. Depuis la fin du XIXe siècle, le thème du Juif conspirateur est devenu le plus mobilisateur des thèmes antijuifs en même temps que le plus « intégrateur » d’entre eux. L’imaginaire du complot juif international est aujourd’hui au cœur de la nouvelle judéophobie d’extension planétaire. La plupart des traditionnels motifs d’accusation des Juifs tournent désormais autour du mythe du complot juif mondial, rebaptisé « complot sioniste mondial ». Comme l’a fait remarquer l’historien Walter Laqueur, « l’idée d’une conspiration juive à l’échelle planétaire influa peut-être davantage encore que la doctrine raciale sur le développement de l’antisémitisme moderne ».
Dans la vision conspirationniste, le peuple juif est essentialisé en tant qu’incarnation d’une menace permanente et ainsi construit comme ennemi absolu de tous les peuples. Il devient le porteur par excellence de la « causalité diabolique ». Il s’agit donc d’une interprétation globale de l’histoire dans laquelle le Juif apparaît « comme une force satanique, comme la source de tous les maux dans le monde, des origines à nos jours ». Dans l’imaginaire conspirationniste moderne et contemporain, les Juifs sont accusés d’être à la tête d’un mégacomplot en vue de la domination du monde.
Il n’est pas de pensée conspirationniste sans événements déclencheurs (guerres, crises économiques, révolutions, etc.), perçus comme des actes criminels ou des effets d’actions criminelles. Poser la question policière « À qui profite le crime ? » constitue pour les idéologues conspirationnistes une méthode de divination. Elle permet de dévoiler de prétendues « vérités cachées » à partir d’une interprétation des indices et de conclure sans peine. Au cours du XIXe siècle, l’argument se présentait notamment sous la forme suivante : la révolution française a émancipé les Juifs, donc les Juifs ont fait ladite révolution. C’était le principe de l’argumentation antisémite d’Édouard Drumont (1844-1917) qui, au début de La France juive (1886), posait comme une évidence : « Le seul auquel la Révolution ait profité est le Juif. Tout vient du Juif ; tout revient au Juif. »
Le mythe du complot juif se présente historiquement sous quatre formes, dont la succession chronologique n’exclut nullement qu’elles se chevauchent, se métamorphosent ou s’hybrident. En premier lieu, il se présente sous la forme de rumeurs de complots locaux dans l’Antiquité et à l’époque médiévale. À l’origine de la croyance au complot juif, il y a la conviction, présente dans la judéophobie antique (pré-chrétienne ou païenne), que les Juifs sont solidaires entre eux, thème déjà présent dans le Pro Flacco, plaidoirie de Cicéron prononcée en octobre 59 avant Jésus-Christ, où le célèbre orateur, évoquant à la fois « l’or des Juifs » et la « foule » qu’ils représentent à Rome, lance à Lélius, défenseur des Juifs : « Tu sais combien leur troupe est nombreuse, combien ils se tiennent entre eux, combien ils sont puissants dans les assemblées. » Cette solidarité interne va de pair avec un exclusivisme inquiétant, comme l’affirme Tacite : « Ils ont entre eux un attachement obstiné, une commisération active, qui contraste avec la haine implacable qu’ils portent au reste des hommes. » Jugés insociables et séparatistes par nature, les Juifs sont accusés de xénophobie ou de misoxénie. L’accusation de complot fait partie du stock des calomnies utilisées contre les Juifs dès le début de l’ère chrétienne, durant laquelle elle s’articule avec l’accusation de haine du genre humain (misanthropie), à laquelle va s’ajouter celle de haine du Christ, donc de Dieu. Solidarité interne et haine des autres : telles sont les deux composantes du proto-complot juif dans l’esprit des premiers ennemis déclarés des Juifs.
Accusés d’être les rejetons de Satan, les Juifs sont, surtout à partir de la première croisade (1096-1099), perçus comme les ennemis du Christ et des chrétiens. On leur prête des activités criminelles. Par exemple, à partir du milieu du XIIe siècle, l’assassinat d’enfants chrétiens (meurtre rituel), érigé en « preuve » que les Juifs complotent contre la chrétienté. L’accusation de meurtre et de cannibalisme rituels était déjà présente dans l’Antiquité avant sa réapparition au XIIe siècle comme accusation d’infanticide rituel censé reproduire la crucifixion de Jésus, impliquant une cruauté de groupe ou une disposition au meurtre comme trait culturel invariant. L’élaboration de la rumeur d’un complot juif, sa transformation en récit légendaire ne s’opèrent qu’à partir du XIVe siècle. Ainsi que l’a fait remarquer Gavin I. Langmuir, la croyance que les Juifs ont des caractéristiques cachées, qu’ils transmettent un enseignement secret et qu’ils constituent une société secrète de conspirateurs antichrétiens, est liée à l’apparition de l’accusation chimérique de meurtre rituel.
En deuxième lieu, le mythe du complot juif se présente sous la forme de récits plus ou moins élaborés de complots nationaux, ou plus exactement intra-nationaux, au cours du XIXe siècle. Les Juifs, jugés intrinsèquement inassimilables, voués au nomadisme ou au cosmopolitisme et fantasmés comme parasites et prédateurs, sont alors accusés de former un « corps étranger » en tout État-nation, d’y jouer donc le rôle d’un « État dans l’État ». Parmi les traits négatifs constituant la nature des Juifs, on trouve au premier plan la volonté de dominer au moyen d’une puissance financière jugée illégitime. Sur le stéréotype du Juif comploteur se greffe celui du Juif « parasite social ». Les Juifs sont dès lors dénoncés comme les seuls responsables des réactions antijuives, lesquelles seraient seulement défensives. Ce modèle explicatif fonctionnant comme un mode de légitimation implique une essentialisation démonisante du Juif, érigé en catégorie transhistorique jouant le rôle d’un contre-type. Édouard Drumont en donne cette formulation en 1898 : « En réalité, le Juif n’a pas changé depuis trois mille ans ; il est toujours l’ennemi dans la maison, l’artisan de complots et de trahisons, l’être oblique, obscur, inquiétant et néfaste, dangereux surtout parce qu’il emploie des moyens qui ne sont pas ceux des peuples au milieu desquels il vit. »
En troisième lieu, le mythe du complot juif se présente sous la forme élaborée d’un complot international ou mondial, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, l’objectif prêté aux Juifs étant la domination du monde. Le schème du mégacomplot juif fournit un cadre interprétatif à la dénonciation de la « conquête juive » et de la « domination juive », présentées comme la conséquence fatale de l’émancipation des Juifs, l’effet catastrophique de l’individualisme démocratique ou le résultat du culte de l’or censé caractériser les sociétés modernes, dominées par les puissances financières aux mains des Juifs. Dans cette nouvelle configuration idéologique, le Juif, c’est Rothschild, c’est-à-dire le nouveau maître du monde à l’âge du capitalisme.
Le mythe d’une centrale juive ou judéo-maçonnique organisant secrètement la conquête du monde a été largement diffusé par l’opuscule signé Osman Bey, La Conquête du monde par les Juifs, publié en français et en allemand en 1873, puis traduit dans plusieurs langues européennes. Les Juifs seraient « dirigés comme une immense société secrète », caractérisée par une « unité séculaire de commandement et de direction », ainsi que l’affirme en 1882 l’abbé Emmanuel-Augustin Chabauty (1827-1914), dans Les Juifs, nos maîtres !.
En 1910, Mgr Henri Delassus (1836-1921) publie son principal ouvrage, La Conjuration antichrétienne, dont il fait paraître séparément, l’année suivante, les annexes consacrées au judaïsme, sous le titre « La question juive ». Il y postule que « depuis deux mille ans, les Juifs ambitionnent la conquête du monde tout entier », qu’ils sont « les vrais inspirateurs de tout ce que la franc-maçonnerie conçoit et exécute » et sont « toujours en majorité dans le conseil supérieur des sociétés secrètes ».
Après la Première Guerre mondiale et la révolution bolchevique, le mythe du complot juif mondial réapparaît, véhiculé désormais par les Protocoles des Sages de Sion, traduits à partir de janvier 1920 dans la plupart des langues européennes et largement diffusés aux États-Unis comme au Moyen-Orient. Le faux, fonctionnant comme une clé de l’histoire, est massivement instrumentalisé par toutes les propagandes antijuives durant l’entre-deux-guerres. Dans Mein Kampf, où Adolf Hitler appelle à prendre au sérieux les Protocoles, on trouve le programme d’une lutte finale contre la « juiverie internationale » (internationale Judentum), définie comme l’ennemi absolu aux multiples visages, de la « finance cosmopolite » au « bolchevisme juif », ou « judéo-bolchevisme », incarnation d’une puissance occulte mondiale. À partir de 1933, la propagande du IIIe Reich orchestre internationalement la diffusion des thèmes d’accusation conspirationnistes. Durant la Seconde Guerre mondiale, le thème d’une légitime défense de « l’Europe » contre le complot criminel des forces judéo- bolcheviques et judéo-ploutocratiques est placé au centre de la propagande nazie.
En quatrième lieu, cet héritage idéologique une fois repris et transformé dans la période qui suit la création de l’État d’Israël (1948), le mythe se présente le plus souvent sous la forme du « complot sioniste mondial » ou, depuis les années quatre-vingt-dix, celle du « complot américano- sioniste », dont l’« alliance judéo-croisée » constitue un équivalent islamiste. Dans son libelle intitulé « Notre combat contre les Juifs », publié au début des années cinquante et devenu un texte de référence pour la plupart des mouvements islamistes, Sayyid Qutb (1906-1966) suppose qu’il y a une « conspiration judéo- chrétienne contre l’islam » et désigne les Juifs comme les plus anciens et les plus redoutables des ennemis de l’islam : « Les juifs devinrent les ennemis de l’islam dès qu’un État musulman fut établi à Médine. Ils complotèrent contre la communauté musulmane dès que celle-ci fut créée […] Cette âpre guerre que les Juifs nous ont déclarée […] dure sans interruption depuis quatorze siècles, et enflamme, encore maintenant, la terre jusqu’en ses confins. » L’ayatollah Khomeyni, en 1980, a conféré une légitimité à la thèse conspirationniste selon laquelle les États-Unis étaient dominés par les « Juifs maléfiques » et que Juifs et Américains étaient, en conséquence, les ennemis absolus de l’islam : « Les Juifs et leurs suppôts étrangers veulent miner les fondations de l’islam et instaurer un gouvernement juif international ; comme ce sont des gens infatigables et rusés, j’ai bien peur, Allah nous en préserve, qu’un jour ils y parviennent. » Le 23 février 1998, le journal londonien Al-Quds al-Arabi publiait la « Déclaration du Front islamique mondial pour le djihad contre les Juifs et les croisés », signée notamment par Oussama Ben Laden et par Ayman al-Zawahiri. L’ennemi satanique composite y était désigné comme l’« alliance judéo-croisée » (et « ses valets ») ou la « coalition judéo-croisée ». On retrouve cette thématique complotiste dans la déclaration faite le 14 novembre 2014 par Abû Bakr al-Baghdadi, auto-proclamé calife de l’État islamique : « Les dirigeants des Juifs, des croisés et des apostats [...] se sont rassemblés, ont réfléchi, ont comploté, ont préparé la guerre contre l’État islamique [...] Ô soldats de l’État islamique, continuez la moisson des armées, déchaînez les volcans du djihad partout », afin de libérer l’humanité du « système global fondé sur l’usure » et tenu en laisse par « les Juifs et les croisés ».
Le motif du complot juif contre la société chrétienne se constitue historiquement autour de l’accusation d’empoisonnement des fontaines et des puits, qui surgit en 1321 en Aquitaine sous la forme de la fiction d’un complot judéo-lépreux. Durant l’hiver 1321, cette accusation de complot valut aux lépreux d’être massacrés avec l’aval de Philippe V le Long, roi de France. Or la chronique du monastère de Sainte-Catherine de monte Rotomagi (Mont-Saint-Aignan) rapporte les faits en caractérisant, sur la base des aveux des lépreux, les deux thèmes d’accusation visant ces derniers : s’ils ont comploté, c’est à la fois pour tuer les non-lépreux et pour dominer le monde. La pratique du meurtre rituel et l’instinct de domination : deux thèmes d’accusation dont les Juifs ne cesseront d’être des cibles privilégiées. Le mythe du complot judéo-lépreux rebondira à partir de 1348, durant l’épidémie de peste noire. Au XIVe siècle, il s’agit certes de complots locaux dont sont accusées des communautés juives particulières, victimes en conséquence de pillages et de massacres. Mais la circulation de la rumeur d’empoisonnement fait surgir la conviction que les Juifs, en tant que tels, ont ourdi le complot de détruire la chrétienté. Les Juifs commencent alors à être perçus comme le seul peuple intrinsèquement comploteur.
Dans son explication de la révolution française par un complot maçonnico-jacobin où les Illuminés de Bavière, conduits par Adam Weishaupt (1748-1830), jouaient un rôle central, l’abbé Augustin de Barruel n’accordait guère d’importance aux Juifs. Il en va tout autrement en 1806, lorsque Napoléon Ier décide de réunir le Grand Sanhédrin, afin de trouver une solution à ce qui paraît déjà être la « question juive », initiative qui inquiète divers milieux antijuifs. La fameuse « lettre de Jean-Baptiste Simonini » à Barruel, datée du 1er août 1806 (il s’agit en fait d’un faux aux origines incertaines), témoigne de l’existence de la représentation d’une inquiétante « secte judaïque » présentée comme l’alliée de toutes les autres « sectes infernales qui préparent les voies à l’Antéchrist », en particulier de celle des francs-maçons. Les membres de la « nation juive » y sont accusés de nourrir de « terribles projets » en vue de devenir « les maîtres du monde ». Barruel fera circuler cette lettre dans des cercles restreints, sans jamais la rendre publique. Elle sera publiée pour la première fois, avec des commentaires du père Grivel, un proche de Barruel, dans la revue catholique Le Contemporain, en juillet 1878, avant de l’être par la Civiltà cattolica le 21 octobre 1881, dans un contexte marqué par les interférences entre la campagne antimaçonnique lancée par l’Église et les débuts du mouvement antisémite, en France comme dans d’autres pays européens.
La thèse de la collusion secrète est ainsi énoncée dans le « document Simonini » : « Les Juifs donc, avec tous les autres sectaires, ne forment qu’une seule faction, pour anéantir, s’il était possible, le nom chrétien. » Les membres de la « secte judaïque », qui incarne « aujourd’hui la puissance la plus formidable », sont accusés d’être mus par le projet de devenir, « dans moins d’un siècle », « les maîtres du monde », quitte à « abolir toutes les autres sectes pour faire régner la leur ».
À la fin du XIXe siècle, le thème d’accusation est véhiculé par un faux célèbre, tiré d’un roman paru en 1868, Biarritz : le « Discours du rabbin », qui commence à circuler dès 1872 en Russie sous le titre « Le cimetière juif de Prague », lieu supposé de « l’assemblée des douze tribus d’Israël ». Ce faux est publié en français le 1er juillet 1881 par le publiciste antijuif Kalixt de Wolski (1816-1885) dans Le Contemporain, sous le titre « Compte rendu des événements politicohistoriques survenus dans les dix dernières années », puis repris par le même Wolski dans sa compilation antisémite (posthume) intitulée « La Russie juive ». Il y est attribué à « un grand rabbin » qui l’aurait « prononcé à une réunion secrète ». Ce discours, ajoute Wolski, « dévoile la persistance avec laquelle le peuple juif poursuit, de temps immémorial et par tous les moyens possibles, l’idée de “régner sur la Terre” ». Il se termine par l’évocation de « bouleversements » et de « révolutions » provoqués par les « enfants d’Israël », devenus les « maîtres absolus » de la finance et de la presse : « Chacune de ces catastrophes avance d’un grand pas nos intérêts intimes et nous rapproche rapidement de notre unique but : celui de régner sur la Terre, comme cela a été promis à notre père Abraham. »
En France, il faut attendre la fin des années 1860 et les années 1870 pour voir la thèse de la collusion judéo-maçonnique largement diffusée dans les milieux catholiques. C’est avec l’ouvrage de Henri Roger Gougenot des Mousseaux (1805-1876), Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, publié en 1869, qu’est offerte au public catholique une vision élaborée, d’orientation apocalyptique, de la conspiration juive universelle. Sa thèse centrale est la suivante :
« La maçonnerie, issue des mystérieuses doctrines de la cabale [...], n’est que la forme moderne et principale de l’occultisme, dont le Juif est le prince, parce qu’il fut dans tous les siècles le prince et le grand maître de la cabale. Le Juif est donc naturellement [...] l’âme, le chef, le grand maître réel de la maçonnerie, dont les dignitaires connus ne sont, la plupart du temps, que les chefs trompeurs et trompés de l’ordre. »
Or les « Juifs cabalistes » sont des « adorateurs de Satan ». Gougenot est convaincu que « toutes les secousses sociales et antichrétiennes » qui ébranlent le monde sont « l’œuvre des francs-maçons et des Juifs », et qu’à travers ces bouleversements révolutionnaires, la franc- maçonnerie n’étant qu’un instrument aux mains des Juifs, c’est « le triomphe du Juif » qui se prépare. Gougenot annonce la venue de l’Antéchrist et l’installation d’une impitoyable domination juive.
Les francs-maçons apparaissent dès lors comme les alliés, les complices ou les instruments privilégiés des Juifs, comme l’affirme Drumont dans un passage de La France juive où il traite des causes de la révolution française : « Ce qu’il n’avait pu faire au Moyen Âge avec les Templiers, le Juif le faisait avec la franc-maçonnerie, dans laquelle il avait fondu toutes les sociétés secrètes particulières, qui avaient si longtemps cheminé dans l’ombre. [...] Il n’est plus contesté par personne [...] que la direction de toutes les loges ne fût passée alors aux mains des Juifs. » C’est là ce qui explique la « conquête juive » de la France à l’époque de la révolution française : les Juifs « rentrent derrière la franc-maçonnerie, en 1790, et deviennent les maîtres absolus d’un pays qu’ils ont détaché peu à peu, avec une astuce prodigieuse, de toutes les traditions qui faisaient sa grandeur et sa force ». Le polémiste décrit « le Juif moderne » comme un génie de la manipulation, « mêlé aux complots, fomentant les guerres civiles et les guerres étrangères, tour à tour commanditaire de Napoléon et de la Sainte Alliance ».
Pour l’abbé Chabauty, dans Les Juifs, nos maîtres !, l’alliance des « Princes de Juda » et des sociétés secrètes (dirigées elles-mêmes en réalité par les « Princes juifs ») vise à établir la « domination universelle » des Juifs, grâce à la « formidable armée maçonnique » qui permettra, à travers des bouleversements soigneusement programmés comme la Réforme ou la révolution française, la destruction de « l’idée chrétienne » et de « tout l’ordre social chrétien ». Révolution, République, maçonnerie et juiverie forment selon Chabauty une seule et même puissance antichrétienne. Les « hauts chefs de Juda » ne sont que les rejetons de Satan : « La République, c’est ordinairement le drapeau, l’étiquette, la montre ; la maçonnerie, c’est partout l’instrument, le soldat, l’armée ; la juiverie, c’est toujours l’âme, la direction, le commandement. » Bref, conclut Chabauty en soulignant l’énoncé : « Notre ennemi, c’est le Juif !» Dans la perspective apocalyptique de Chabauty, le « triomphe du Juif » signifie l’installation de l’Antéchrist sur le trône du « roi du monde ».
Si Gougenot avait ouvert la voie, c’est Ernest Jouin (1844-1932), curé de Saint-Augustin à Paris (1899), fondateur de la Ligue franc-catholique en 1913, qui développera le thème de la triple menace incarnée par les Juifs, les francs-maçons et les occultistes. En janvier 1912, Mgr Jouin lance la Revue internationale des sociétés secrètes (RISS), dont le principal objet est de combattre la « judéo- maçonnerie ». Dans le premier numéro de sa revue, il commence par énoncer le principe directeur de sa vision du monde : « De nos jours, la société secrète est la maîtresse du monde » et la franc- maçonnerie n’étant que « la concentration des sociétés secrètes », « on peut la nommer la maîtresse du monde ». Mais la franc-maçonnerie est « elle-même subordonnée à des groupes supérieurs » : « De nos jours, l’histoire des sociétés secrètes est la page magistrale de l’histoire juive. [...] Si la francmaçonnerie est mondiale, elle est naturellement en contact avec la race juive, race cosmopolite par tempérament et par expiation. » Or les Juifs se caractérisent par une « triple aspiration » : « La domination universelle, la révolution sociale et la ruine du catholicisme. » À l’automne 1920, le polémiste publie la première version française intégrale (et commentée) des Protocoles des Sages de Sion, dont il résume ainsi le contenu en 1921 : « Le plan judéo-maçonnique des “Protocols” comprend un but, l’hégémonie mondiale ; un moyen, l’or ; un résultat, le supergouvernement juif. But, moyen et résultat se retrouvent dans les livres talmudiques. »
Les deux versions du complot juif international (judéo-maçonnique et judéo-ploutocratique) sont combinées de diverses manières dans le célèbre faux antijuif connu sous le titre « Protocoles des Sages de Sion ». Au XXe siècle, la vision du grand complot juif trouve son principal vecteur dans ce document supposé révélateur, publié pour la première fois en Russie, sous une forme abrégée et en feuilleton, dans le journal d’extrême droite Znamia (« le drapeau ») dirigé à Saint- Pétersbourg par l’agitateur antijuif Pavel A. Krushevan (1860-1909), du 28 août au 7 septembre 1903 (« ancien style »), donc quelques mois après le pogrom de Kichinev (21 avril 1903), dont il avait été l’organisateur et qu’il pouvait ainsi paraître justifier. Le faux est alors publié sous le titre « Programme de la conquête du monde par les Juifs », explicité comme suit par son éditeur : « Protocoles des séances de l’Union [ou de l’Alliance] mondiale des francs-maçons et des Sages de Sion ». Cette première publication des Protocoles suivait de peu l’ouverture, le 23 août 1903, du 6e Congrès sioniste à Bâle. Les premiers usages du faux auraient ainsi été orientés autant par l’antijudéo-maçonnisme que par l’« antisionisme », surgissant en Russie sous la forme d’un grand récit conspirationniste par lequel les milieux nationalistes et monarchistes, ennemis déclarés du libéralisme comme du communisme, légitimaient leur antisémitisme. Depuis l’été 1921, on sait que les Protocoles sont pour l’essentiel un plagiat du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique de Machiavel au XIXe siècle, satire dirigée contre Napoléon III, publiée en 1864 par l’avocat républicain de gauche Maurice Joly (1829-1879), alors exilé à Bruxelles. Dans les Protocoles, un orateur anonyme, l’un des Sages de Sion ou peut-être leur chef, s’adresse à ses pairs, au cours de réunions tenues on ne sait où ni quand, pour leur exposer (ou leur rappeler) les idées directrices de leur programme secret de domination du monde et les informer sur l’état actuel de sa réalisation. Les Protocoles se présentent comme les minutes de ces séances secrètes. Le secret fait la force du complot, lit-on dans les Protocoles : « Qui pourrait renverser une force invisible ? Car telle est notre force. La franc-maçonnerie extérieure ne sert qu’à couvrir nos desseins. » Ce programme de conquête du monde implique la destruction des États chrétiens, accomplie avec l’aide de la franc- maçonnerie, infiltrée et manipulée par les Sages et leurs « agents ». Il s’agit donc clairement d’une conspiration à visée mondiale, dont le but est l’établissement d’une « domination universelle ». Ce plan secret aurait été défini depuis longtemps par les ancêtres des actuels Sages de Sion : l’orateur mis en scène par le faux le caractérise comme « un plan politique que personne n’a deviné pendant de longs siècles ». Tel est le thème développé dans l’article du publiciste nationaliste et antijuif Mikhaïl O. Menchikov (1859-1918), « Conspirations contre l’humanité », publié le 7 (20) avril 1902 dans le quotidien monarchiste Novoe Vremja (« Temps nouveaux »):
« Dès 929 av. J.-C. à Jérusalem, au temps du roi Salomon, un complot secret fut fomenté par lui et par les sages juifs contre tout le genre humain. Les protocoles de ce complot et leurs commentaires ont été conservés en grand secret, se transmettant de génération en génération [...] Les chefs du peuple juif, à ce qu’il semble, ont décidé sous le roi Salomon de soumettre à leur pouvoir toute l’humanité et d’ancrer en son sein le royaume de David pour toujours. [...] En se répandant sur la Terre, les Juifs se sont engagés à concentrer entre leurs mains les capitaux de tous les pays et de sucer et d’asservir ainsi, comme entre des tentacules, les masses populaires. »
On trouve dans cet article la première mention connue des Protocoles. C’est dans un contexte marqué par la menace d’une révolution et le sentiment de la venue des temps apocalyptiques qu’est publiée par le mystique orthodoxe Sergueï A. Nilus (1862-1929), fin décembre 1905, dans son livre intitulé « Le grand dans le petit » (chapitre xii : « L’Antéchrist en tant que possibilité politique »), la version des Protocoles qui deviendra canonique. Une seconde version russe des Protocoles, due au journaliste antijuif Georgy V. Butmi (1856-1919), cofondateur de l’Union du Peuple russe, sera publiée en janvier 1906 sous le titre : « Discours accusateurs. Les ennemis du genre humain », avec pour sous-titre : « Protocoles extraits des archives secrètes de la Chancellerie principale de Sion ».
Les « Sages de Sion », figures fictives issues du mythe anti- judéomaçonnique ainsi réactivé, illustrent une formation de compromis entre les « Anciens Sages d’Israël » (de l’époque de Salomon), les hauts dirigeants sionistes et les « supérieurs inconnus » de la « judéomaçonnerie », emprunt au mythe construit autour des « Illuminés de Bavière », largement diffusé au XIXe siècle par des romans populaires dont le plus célèbre est celui d’Alexandre Dumas, Joseph Balsamo. Mais l’écrivain religieux mystique qu’est Nilus y ajoute une dimension apocalyptique. À la fin de l’épilogue de son livre contenant les Protocoles, il adapte la légende de l’Antéchrist à sa vision de la conspiration juive mondiale :
« De nos jours, tous les gouvernements du monde entier sont consciemment ou inconsciemment soumis aux ordres de ce grand super-gouvernement de Sion, parce que toutes les valeurs sont entre ses mains, car tous les pays sont débiteurs des Juifs pour des sommes qu’ils ne pourront jamais payer. [...] Avec toute la puissance et terreur de Satan, le règne triomphal du roi d’Israël s’approche de notre monde dépravé ; le roi issu du sang de Sion – l’Antéchrist – est près de monter sur le trône de l’Empire universel. »
Ce faux est à la fois un best-seller et un long-seller de la littérature conspirationniste et antijuive. Sa diffusion mondiale, assurée par les services de propagande de divers milieux politiques et religieux, était déjà observable dans l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, elle est assurée principalement par Internet, où, depuis le début des années quatrevingt-dix, se sont multipliés les sites, forums et blogs dits extrémistes ou radicaux de diverses obédiences, d’orientation conspirationniste, qui ont remis en circulation la thématique véhiculée par le faux. Mais, parallèlement, les Protocoles, comme les textes qui en dérivent ou s’en inspirent, continuent de faire l’objet de rééditions, assorties de commentaires censés les actualiser, dans de très nombreux pays, des ÉtatsUnis aux pays arabes, de l’Europe de l’Est à l’Iran, à la Turquie et au Japon, en passant par l’Inde, le Pakistan et la Malaisie.
Les Protocoles sont utilisés par les extrémistes de tous bords : suprématistes blancs et antisémites noirs aux États-Unis, catholiques et protestants fondamentalistes en Europe comme dans les deux Amériques, nationaux-traditionalistes orthodoxes en Russie, fondamentalistes musulmans de toutes les obédiences, néonazis païens, nationalistes radicaux, adeptes de sectes ou de doctrines ésotériques, amateurs de prophéties apocalyptiques, négationnistes et complotistes fascinés par la légende des Illuminati. Dans les pays arabo-musulmans (notamment en Égypte, en Syrie et au Liban), les Protocoles constituent en outre un inépuisable réservoir de thèmes antijuifs sollicités dans les prêches du vendredi ou les débats publics et mis en scène par des feuilletons télévisés, constituant d’efficaces instruments de propagande antisioniste visant un public populaire. Le faux reste le principal vecteur du complotisme antijuif. La carrière internationale des Protocoles est loin d’avoir pris fin.
Dans l’enquête d’opinion réalisée par l’Institut français d’opinion publique (Ifop) pour la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) du 26 au 30 septembre 2014, les résultats concernant la thématique complotiste sont fort significatifs : 25 % des personnes interrogées estiment que les Juifs ont trop de pouvoir dans l’économie et la finance (43 % pour l’ensemble des musulmans) ; 22 % que les Juifs ont trop de pouvoir dans les médias ; 19 % que les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de la politique (51 % pour l’ensemble des musulmans) ; 16 % qu’il existe un « complot sioniste à l’échelle mondiale » (44 % pour l’ensemble des musulmans : 30 % chez ceux qui déclarent une « origine musulmane », 42 % chez les « musulmans croyants » et 56 % chez les « musulmans croyants et pratiquants »).
Le sociologue Éric Marlière relève, chez les « jeunes des cités » avec lesquels il a mené de nombreux entretiens, « une symbiose entre des sentiments d’injustice et la prégnance d’une vision complotiste » : « Ces jeunes, de par leur condition d’Arabes et de musulmans (pour la plupart), se vivent comme les “nouveaux ennemis de l’intérieur” par opposition à la minorité juive appréhendée comme riche, dominante et manipulatrice. » Si, d’une façon générale, la société française leur paraît à la fois fermée et hostile, ils semblent convaincus qu’elle est non seulement ouverte aux Juifs, mais encore contrôlée ou dirigée par ces derniers. Le « sionisme » est le nom qu’ils donnent à la puissance qui domine le monde. Un jeune célibataire de 26 ans, issu de l’immigration marocaine, affirme ainsi : « C’est eux qui commandent. Ils tiennent le monde. Les États-Unis sont obligés de les suivre. Regarde, ils agressent la Palestine et personne ne dit rien ! Le sionisme pour moi, c’est ça, c’est la domination d’une élite juive sur les autres peuples. » Un autre jeune issu de l’immigration tunisienne âgé de 27 ans, ingénieur en formation, accuse « l’ultralibéralisme » et « le sionisme » : « Si aujourd’hui, on est flingué dans les médias, c’est les grands financiers, l’ultralibéralisme qui tiennent tout et derrière on retrouve le sionisme en premier. Regarde le nombre de feujs à des postes-clés dans les médias, dans l’État et les universités. » Un étudiant de 26 ans issu de l’immigration algérienne s’indigne : « Les sionistes, ils contrôlent vraiment tout et ils n’ont même plus besoin de se cacher !» Indignation à laquelle font écho les propos d’un homme de 33 ans d’origine algérienne : « Aujourd’hui ils ne se cachent plus. Le sionisme est en train de l’emporter. Regarde, on peut en parler ici dans une cité mais à la télévision, à la radio ou dans la presse, tu peux tout perdre ! Ils maîtrisent quasiment tout !»
Les récits complotistes permettent de synthétiser ces thèmes d’accusation et de leur donner une interprétation globale, sur la base d’une idée simple : une petite minorité de puissants (dominateurs et exploiteurs) tire profit de la misère du plus grand nombre (« nous », les victimes du complot des puissants). C’est la réponse-type à la question « À qui profite le crime ? ».
La nouvelle vulgate antijuive qui semble s’être installée durablement en France et dans d’autres pays européens peut se résumer par l’articulation de trois caractéristiques négatives attribuées aux « Juifs » ou aux « sionistes » :
1) ils sont « dominateurs » en Occident (« Ils ont l’argent » ; « ils ont le pouvoir » ; « ils dirigent l’Amérique ») ;
2) ils sont « racistes », en particulier au Proche-Orient, où ils se comportent « comme des nazis » avec les Palestiniens ;
3) ils complotent partout dans le monde : ils ont organisé les attentats du 11 Septembre, poussent à la guerre et veulent déclencher une guerre préventive contre l’Iran, ils sont derrière les conflits qui déchirent les pays arabes (notamment en manipulant l’État islamique, simple épouvantail), organisent des attentats terroristes sous fausse bannière pour « salir l’islam » (comme les attaques des 7, 8 et 9 janvier et du 13 novembre 2015), et, d’une façon générale, manipulent la politique internationale.
[Merci à l'auteur de nous avoir autorisé à reproduire ce texte, initialement paru dans La Revue des Deux Mondes en juillet-août 2016.]
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