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Le relativisme épistémique prédispose-t-il au complotisme ?

Publié par Sebastian Dieguez28 septembre 2017,

« Ils ont renoncé à une façon de penser et en ont adopté une autre. »

Ludwig Wittgenstein [1]

Le philosophe Ludwig Wittgenstein était excédé par les gens trop « enclins à accepter » les spéculations de la psychanalyse, simplement parce que le sens qu’ils pensent y trouver « leur rend certaines démarches plus faciles », au point que « certaines façons de se comporter et de penser leur deviennent naturelles » [2]. Ayant retourné le problème dans tous les sens, il ne trouvait, en désespoir de cause, pas de meilleure explication que celle placée en exergue de cette note.

Une récente recherche semble toutefois lui donner raison. Bien qu’elle ne concerne en rien la psychanalyse, les « façons de penser » que l’on adopte ou que l’on néglige influencent bel et bien nos croyances. De fait, quiconque a déjà tenté de raisonner une personne soutenant des idées complotistes, négationnistes ou extrêmes, ou même simplement de discuter avec elle, a sans aucun doute ressenti cette étrange et pénible sensation d’impénétrabilité, comme si notre interlocuteur venait d’une autre planète ou était muni d’une armure invisible l’immunisant complètement contre certaines façons de penser. Nul doute, d’ailleurs, que cet individu ressente à peu près la même chose à notre égard. Se pourrait-il simplement que l’incompréhension réside dans l’adoption de « façons de penser » irréconciliables ?

Bien sûr, les psychologues et les sociologues ont mis au jour des facteurs liés à la cognition, la personnalité, la culture, l’idéologie, l’éducation ou l’influence des médias, qui conduisent naturellement à des points de vue différents ou opposés, plus ou moins polarisés. Mais Wittgenstein semblait avoir autre chose en tête quand il parlait de « façons de penser », quelque chose qui aurait à voir avec la manière dont les gens conçoivent ce qu’est la connaissance et la pensée. Et c’est tout l’intérêt du récent travail de R. Kelly Garrett et Brian E. Weeks, respectivement à l’université de l’Ohio et à celle du Michigan, qui ont justement investigué l’influence des croyances à propos de ce qu’est la connaissance – les croyances dites épistémiques, c’est-à-dire nos idées concernant la nature de la connaissance - sur l’adoption d’autres croyances [3].

Ces chercheurs ont étudié en particulier trois formes de « croyances épistémiques », trois manières de concevoir ce que veut dire connaître quelque chose et comment on aboutit à de la connaissance. Il se trouve en effet que les avis sont assez partagés sur ces questions, non seulement parmi les philosophes et les chercheurs, mais aussi chez tous ceux qui ne se sont jamais vraiment posé ces questions à un niveau conscient. Or ces croyances très générales sur la connaissance pourraient bien avoir des effets profonds sur l’acquisition de croyances plus spécifiques, et même sur les performances psychologiques et les comportements de chacun.

Les trois « croyances épistémiques » examinées par Garret et Weeks sont les suivantes :

1) L’importance accordée à l’intuition : certaines personnes considèrent la foi en l’intuition comme un mécanisme fiable de formation de connaissances. Si quelque chose « sonne juste », si une idée « me parle », si « je le sens bien », alors la croyance est justifiée et sera tenue pour vraie. L’intuition n’est certes pas nécessairement irrationnelle, et tout le monde l’utilise quotidiennement. Mais se fier avant tout à notre intuition peut aboutir à une « façon de penser » qui implique de renoncer à d’autres.

2) Le besoin de preuves : certaines personnes ont besoin d’une validation externe pour justifier leurs croyances. Leur idée de la connaissance est qu’elle doit s’aligner sur des éléments tangibles qui permettent de la justifier et de la stabiliser, et si possible des éléments obtenus de manière rigoureuse, impartiale et fiable. Une « façon de penser », donc, qui exclut largement le recours à l’intuition.

3) Le relativisme épistémique : pour certaines personnes, enfin, la connaissance est par nature orientée. Tout savoir est perçu comme le résultat d’un jeu de pouvoir, une construction politique et culturelle qui dépend essentiellement de la position de ceux qui l’avancent et y trouvent leur compte. L’idée même de « vérité » est donc intrinsèquement subjective et suspecte, et chacun peut légitimement défendre sa « vérité » comme un discours parmi d’autres.

Une première analyse a consisté à établir un questionnaire permettant de mesurer l’adhésion à ces différentes formes de croyances sur la connaissance. Le résultat est statistiquement validé et relativement bref, chacun pourra ainsi se faire une idée d’où il se situe en évaluant simplement ces 12 affirmations [4] :

Munis de ce simple outil, Garrett et Weeks ont ensuite conduit deux sondages sur des échantillons représentatifs de la population étatsunienne (630 personnes pour le premier ; 965 pour le second). Parmi les questions supplémentaires, les répondants devaient juger de leur adhésion à sept « théories du complot » plutôt classiques [5], ainsi que leur croyance en diverses assertions d’ordre géopolitique ou scientifique [6].

Il ressort de diverses analyses statistiques que les « croyances épistémiques » influencent effectivement la croyance aux théories du complot : la foi en l’intuition et la croyance que la vérité n’existe pas indépendamment de l’idéologie favorise le complotisme, tandis que le besoin de preuves extérieures le diminue. Des résultats semblables étaient trouvés pour les croyances géopolitiques et scientifiques.

Notons que ces analyses se basent uniquement sur ce que les sondés ont bien voulu dire de leur conception de la connaissance : il n’y a dans cette étude aucune démonstration que les complotistes se basent bel et bien sur l’intuition plutôt que sur les preuves [7]. Mais le résultat n’en est que plus frappant, puisqu’il concerne simplement l’idée que les gens se font de la connaissance, ainsi que des moyens et de la possibilité d’y accéder.

Il faut également dire que le lien entre « croyances épistémiques » et complotisme, dans cette étude, est au final plutôt modeste, surtout que les « croyances épistémiques » étudiées ne semblaient pas très stables au fil du temps. De plus, comme il s’agit d’une étude purement corrélationnelle, on pourrait très bien concevoir une causalité inverse, par laquelle l’adhésion aux « théories du complot » et la susceptibilité à la désinformation engendreraient une « façon de penser » qui faciliterait la justification de telles croyances. Après tout, si l’on est incapable de défendre ses idées rationnellement par des preuves et des arguments, il suffit de décréter que l’intuition est un moyen aussi valable qu’un autre pour produire de la connaissance, ou mieux encore, que les preuves et les arguments, et l’idée même de vérité, sont des moyens de domination destinés précisément à étouffer d’« autres vérités », et surtout d’autres « façons de penser » [8].

On voit donc le potentiel immense qu’il y a à « renoncer à une façon de penser pour en adopter une autre », surtout, et même uniquement, quand cela nous arrange. C’est la raison pour laquelle l’identification et la clarification des « croyances épistémiques » devrait devenir un enjeu éducatif, chapeautant en quelque sorte ce que l’on désigne comme la « pensée critique ». Plus ponctuellement, avant d’entamer un débat avec un complotiste ou un pourvoyeur de « fake news », ou même un climatosceptique, un homéopathe ou un psychanalyste, il faudrait d’emblée mettre au clair ce que les différentes parties conçoivent comme étant de la connaissance et comment il faut s’y prendre pour y accéder. On y gagnerait un temps fou.

 

Notes :
[1] In Leçons et conversations, Gallimard (Folio/Essais), 1992, p. 93, traduit de l’anglais par Jacques Fauve.
[2] Ibid.
[3] La notion de croyance épistémique apparaît également dans la littérature psychologique, philosophique et éducative de façon éparse sous d’autres termes : « épistémologie personnelle », « épistémologie tacite », « jugements réflexifs », « façons de connaître », « ressources épistémiques », « théories implicites de la connaissance » ou encore « méta-connaissances ». On trouve les prémisses de ce champ d’étude dans l’œuvre de Piaget, mais surtout dans un essai culte de William Perry : « Examsmanship and the Liberal Arts: A Study in Educational Epistemology » (publié en 1963 dans le recueil Examining in Harvard College: a collection of essays by members of the Harvard faculty, Cambridge: Harvard University Presse, disponible sur : http://ms.mcmaster.ca/~bolker/classes/eeid/2009/readings/perry-examsmanship.pdf). Perry y rapportait ses réflexions sur une étude au long cour de l’évolution des croyances sur ce qu’apprendre, connaître et savoir veulent dire pour les étudiants. Il distinguait entre une approche « dualiste » (la connaissance est quelque chose que l’on nous donne et que l’on doit mémoriser) et une approche « relativiste » (la connaissance est multiple et ambiguë et s’acquiert par le jugement critique). Je signale également l’essai également culte de Diego Gambetta « « Claro ! » An essay on discursive machismo » (In J. Elster (éd.) Deliberative Democracy, Cambridge University Press, 1998; disponible sur: http://www.nuffield.ox.ac.uk/users/gambetta/An%20essay%20on%20discursive%20machismo.pdf), dans lequel il élabore une distinction entre cultures “holistiques” (où la connaissance est conçue comme un instrument général de valorisation personnelle utilisable en toutes circonstances) et « analytiques » (où la connaissance s’acquière et se partage par réflexion et délibération argumentée), avec des implications considérables au niveau social et politique. Enfin, je ne résiste pas non plus à mentionner le concept de « truthiness » inventé en 2005 par le satiriste américain Stephen Colbert, que l’on pourrait définir par : « caractère de ce qui est personnellement considéré comme vrai ». En d’autres termes, la sensation purement subjective de détenir la vérité, une forme d’épistémologie personnelle que le comédien considérait comme suffisamment répandue pour mériter son propre terme.
[4] Sur une échelle de 1 à 9 (1= pas du tout d’accord ; 9=complètement d’accord) dans le premier sondage, et de 1 à 5 dans le second, avec « ni d’accord ni pas d’accord » comme point central.
[5] Les « théories du complot » concernaient les sujets suivants : assassinats de John Fitzgerald Kennedy et de Martin Luther King ; mort de Lady Diana ; existence d’un « Nouvel Ordre Mondial » ; attentats du 11 septembre ; création du SIDA dans un laboratoire ; personne n’a jamais marché sur la Lune.
[6] Les « croyances générales » concernaient les sujets suivants : changement climatique ; islam et violence ; armes de destruction massive en Iraq ; lien vaccins-autisme. D’autres mesures démographiques portaient sur la religion, l’orientation politique, le niveau d’éducation, les façons de s’informer, la curiosité intellectuelle, etc.
[7] D’autres études vont cependant dans ce sens, voir par exemple : Swami et al. (2014). Analytic thinking reduces belief in conspiracy theories. Cognition, vol. 133, pp. 572-585.
[8] On notera la proximité de cette « façon de penser » avec certaines théories dites « postmodernes » ou « relativistes ». De manière très intéressante, cette approche de la connaissance peut séduire aussi bien des intellectuels aux postures et théories très sophistiquées (du moins en apparence), que des individus qui n’ont jamais lus, et encore moins compris, ce genre de théories « anti-réalistes ». En d’autres termes, un redneck texan peut très bien aboutir à exactement la même conclusion qu’un post-structuraliste parisien ou qu’un épistémologue social rortyen du moment qu’ils partent tous de la même intuition.

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« Ils ont renoncé à une façon de penser et en ont adopté une autre. »

Ludwig Wittgenstein [1]

Le philosophe Ludwig Wittgenstein était excédé par les gens trop « enclins à accepter » les spéculations de la psychanalyse, simplement parce que le sens qu’ils pensent y trouver « leur rend certaines démarches plus faciles », au point que « certaines façons de se comporter et de penser leur deviennent naturelles » [2]. Ayant retourné le problème dans tous les sens, il ne trouvait, en désespoir de cause, pas de meilleure explication que celle placée en exergue de cette note.

Une récente recherche semble toutefois lui donner raison. Bien qu’elle ne concerne en rien la psychanalyse, les « façons de penser » que l’on adopte ou que l’on néglige influencent bel et bien nos croyances. De fait, quiconque a déjà tenté de raisonner une personne soutenant des idées complotistes, négationnistes ou extrêmes, ou même simplement de discuter avec elle, a sans aucun doute ressenti cette étrange et pénible sensation d’impénétrabilité, comme si notre interlocuteur venait d’une autre planète ou était muni d’une armure invisible l’immunisant complètement contre certaines façons de penser. Nul doute, d’ailleurs, que cet individu ressente à peu près la même chose à notre égard. Se pourrait-il simplement que l’incompréhension réside dans l’adoption de « façons de penser » irréconciliables ?

Bien sûr, les psychologues et les sociologues ont mis au jour des facteurs liés à la cognition, la personnalité, la culture, l’idéologie, l’éducation ou l’influence des médias, qui conduisent naturellement à des points de vue différents ou opposés, plus ou moins polarisés. Mais Wittgenstein semblait avoir autre chose en tête quand il parlait de « façons de penser », quelque chose qui aurait à voir avec la manière dont les gens conçoivent ce qu’est la connaissance et la pensée. Et c’est tout l’intérêt du récent travail de R. Kelly Garrett et Brian E. Weeks, respectivement à l’université de l’Ohio et à celle du Michigan, qui ont justement investigué l’influence des croyances à propos de ce qu’est la connaissance – les croyances dites épistémiques, c’est-à-dire nos idées concernant la nature de la connaissance - sur l’adoption d’autres croyances [3].

Ces chercheurs ont étudié en particulier trois formes de « croyances épistémiques », trois manières de concevoir ce que veut dire connaître quelque chose et comment on aboutit à de la connaissance. Il se trouve en effet que les avis sont assez partagés sur ces questions, non seulement parmi les philosophes et les chercheurs, mais aussi chez tous ceux qui ne se sont jamais vraiment posé ces questions à un niveau conscient. Or ces croyances très générales sur la connaissance pourraient bien avoir des effets profonds sur l’acquisition de croyances plus spécifiques, et même sur les performances psychologiques et les comportements de chacun.

Les trois « croyances épistémiques » examinées par Garret et Weeks sont les suivantes :

1) L’importance accordée à l’intuition : certaines personnes considèrent la foi en l’intuition comme un mécanisme fiable de formation de connaissances. Si quelque chose « sonne juste », si une idée « me parle », si « je le sens bien », alors la croyance est justifiée et sera tenue pour vraie. L’intuition n’est certes pas nécessairement irrationnelle, et tout le monde l’utilise quotidiennement. Mais se fier avant tout à notre intuition peut aboutir à une « façon de penser » qui implique de renoncer à d’autres.

2) Le besoin de preuves : certaines personnes ont besoin d’une validation externe pour justifier leurs croyances. Leur idée de la connaissance est qu’elle doit s’aligner sur des éléments tangibles qui permettent de la justifier et de la stabiliser, et si possible des éléments obtenus de manière rigoureuse, impartiale et fiable. Une « façon de penser », donc, qui exclut largement le recours à l’intuition.

3) Le relativisme épistémique : pour certaines personnes, enfin, la connaissance est par nature orientée. Tout savoir est perçu comme le résultat d’un jeu de pouvoir, une construction politique et culturelle qui dépend essentiellement de la position de ceux qui l’avancent et y trouvent leur compte. L’idée même de « vérité » est donc intrinsèquement subjective et suspecte, et chacun peut légitimement défendre sa « vérité » comme un discours parmi d’autres.

Une première analyse a consisté à établir un questionnaire permettant de mesurer l’adhésion à ces différentes formes de croyances sur la connaissance. Le résultat est statistiquement validé et relativement bref, chacun pourra ainsi se faire une idée d’où il se situe en évaluant simplement ces 12 affirmations [4] :

Munis de ce simple outil, Garrett et Weeks ont ensuite conduit deux sondages sur des échantillons représentatifs de la population étatsunienne (630 personnes pour le premier ; 965 pour le second). Parmi les questions supplémentaires, les répondants devaient juger de leur adhésion à sept « théories du complot » plutôt classiques [5], ainsi que leur croyance en diverses assertions d’ordre géopolitique ou scientifique [6].

Il ressort de diverses analyses statistiques que les « croyances épistémiques » influencent effectivement la croyance aux théories du complot : la foi en l’intuition et la croyance que la vérité n’existe pas indépendamment de l’idéologie favorise le complotisme, tandis que le besoin de preuves extérieures le diminue. Des résultats semblables étaient trouvés pour les croyances géopolitiques et scientifiques.

Notons que ces analyses se basent uniquement sur ce que les sondés ont bien voulu dire de leur conception de la connaissance : il n’y a dans cette étude aucune démonstration que les complotistes se basent bel et bien sur l’intuition plutôt que sur les preuves [7]. Mais le résultat n’en est que plus frappant, puisqu’il concerne simplement l’idée que les gens se font de la connaissance, ainsi que des moyens et de la possibilité d’y accéder.

Il faut également dire que le lien entre « croyances épistémiques » et complotisme, dans cette étude, est au final plutôt modeste, surtout que les « croyances épistémiques » étudiées ne semblaient pas très stables au fil du temps. De plus, comme il s’agit d’une étude purement corrélationnelle, on pourrait très bien concevoir une causalité inverse, par laquelle l’adhésion aux « théories du complot » et la susceptibilité à la désinformation engendreraient une « façon de penser » qui faciliterait la justification de telles croyances. Après tout, si l’on est incapable de défendre ses idées rationnellement par des preuves et des arguments, il suffit de décréter que l’intuition est un moyen aussi valable qu’un autre pour produire de la connaissance, ou mieux encore, que les preuves et les arguments, et l’idée même de vérité, sont des moyens de domination destinés précisément à étouffer d’« autres vérités », et surtout d’autres « façons de penser » [8].

On voit donc le potentiel immense qu’il y a à « renoncer à une façon de penser pour en adopter une autre », surtout, et même uniquement, quand cela nous arrange. C’est la raison pour laquelle l’identification et la clarification des « croyances épistémiques » devrait devenir un enjeu éducatif, chapeautant en quelque sorte ce que l’on désigne comme la « pensée critique ». Plus ponctuellement, avant d’entamer un débat avec un complotiste ou un pourvoyeur de « fake news », ou même un climatosceptique, un homéopathe ou un psychanalyste, il faudrait d’emblée mettre au clair ce que les différentes parties conçoivent comme étant de la connaissance et comment il faut s’y prendre pour y accéder. On y gagnerait un temps fou.

 

Notes :
[1] In Leçons et conversations, Gallimard (Folio/Essais), 1992, p. 93, traduit de l’anglais par Jacques Fauve.
[2] Ibid.
[3] La notion de croyance épistémique apparaît également dans la littérature psychologique, philosophique et éducative de façon éparse sous d’autres termes : « épistémologie personnelle », « épistémologie tacite », « jugements réflexifs », « façons de connaître », « ressources épistémiques », « théories implicites de la connaissance » ou encore « méta-connaissances ». On trouve les prémisses de ce champ d’étude dans l’œuvre de Piaget, mais surtout dans un essai culte de William Perry : « Examsmanship and the Liberal Arts: A Study in Educational Epistemology » (publié en 1963 dans le recueil Examining in Harvard College: a collection of essays by members of the Harvard faculty, Cambridge: Harvard University Presse, disponible sur : http://ms.mcmaster.ca/~bolker/classes/eeid/2009/readings/perry-examsmanship.pdf). Perry y rapportait ses réflexions sur une étude au long cour de l’évolution des croyances sur ce qu’apprendre, connaître et savoir veulent dire pour les étudiants. Il distinguait entre une approche « dualiste » (la connaissance est quelque chose que l’on nous donne et que l’on doit mémoriser) et une approche « relativiste » (la connaissance est multiple et ambiguë et s’acquiert par le jugement critique). Je signale également l’essai également culte de Diego Gambetta « « Claro ! » An essay on discursive machismo » (In J. Elster (éd.) Deliberative Democracy, Cambridge University Press, 1998; disponible sur: http://www.nuffield.ox.ac.uk/users/gambetta/An%20essay%20on%20discursive%20machismo.pdf), dans lequel il élabore une distinction entre cultures “holistiques” (où la connaissance est conçue comme un instrument général de valorisation personnelle utilisable en toutes circonstances) et « analytiques » (où la connaissance s’acquière et se partage par réflexion et délibération argumentée), avec des implications considérables au niveau social et politique. Enfin, je ne résiste pas non plus à mentionner le concept de « truthiness » inventé en 2005 par le satiriste américain Stephen Colbert, que l’on pourrait définir par : « caractère de ce qui est personnellement considéré comme vrai ». En d’autres termes, la sensation purement subjective de détenir la vérité, une forme d’épistémologie personnelle que le comédien considérait comme suffisamment répandue pour mériter son propre terme.
[4] Sur une échelle de 1 à 9 (1= pas du tout d’accord ; 9=complètement d’accord) dans le premier sondage, et de 1 à 5 dans le second, avec « ni d’accord ni pas d’accord » comme point central.
[5] Les « théories du complot » concernaient les sujets suivants : assassinats de John Fitzgerald Kennedy et de Martin Luther King ; mort de Lady Diana ; existence d’un « Nouvel Ordre Mondial » ; attentats du 11 septembre ; création du SIDA dans un laboratoire ; personne n’a jamais marché sur la Lune.
[6] Les « croyances générales » concernaient les sujets suivants : changement climatique ; islam et violence ; armes de destruction massive en Iraq ; lien vaccins-autisme. D’autres mesures démographiques portaient sur la religion, l’orientation politique, le niveau d’éducation, les façons de s’informer, la curiosité intellectuelle, etc.
[7] D’autres études vont cependant dans ce sens, voir par exemple : Swami et al. (2014). Analytic thinking reduces belief in conspiracy theories. Cognition, vol. 133, pp. 572-585.
[8] On notera la proximité de cette « façon de penser » avec certaines théories dites « postmodernes » ou « relativistes ». De manière très intéressante, cette approche de la connaissance peut séduire aussi bien des intellectuels aux postures et théories très sophistiquées (du moins en apparence), que des individus qui n’ont jamais lus, et encore moins compris, ce genre de théories « anti-réalistes ». En d’autres termes, un redneck texan peut très bien aboutir à exactement la même conclusion qu’un post-structuraliste parisien ou qu’un épistémologue social rortyen du moment qu’ils partent tous de la même intuition.

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à propos de l'auteur
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Sebastian Dieguez
Sebastian Dieguez est chercheur en neuroscience cognitives à l’Université de Fribourg. Il est l'auteur de "Total bullshit ! Au cœur de la post-vérité" (PUF, 2018).
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