Délégitimer la critique du conspirationnisme constitue une façon indirecte de justifier la dynamique conspirationniste actuelle, entre extrême droitisation et discours confusionnistes.
J’ai montré, dans mon livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éditions Textuel, 2021), que le conspirationnisme, en tant que trame narrative mettant l’accent sur des manipulations cachées dans l’explication d’un événement particulier ou des processus historiques en général, constitue un des tuyaux rhétoriques principaux de l’actuelle dynamique idéologique d’un ultraconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste vectrice d’extrême droitisation, dont Alain Soral, pour l’antisémitisme, et Éric Zemmour, pour l’islamophobie et la négrophobie, constituent deux des bricoleurs principaux. Il faut ici bien distinguer les complots, manipulations cachées qui existent bien dans l’histoire humaine, et les théories du complot, qui font d’un complot la clé d’explication d’une situation, à l’inverse des explications pluri-factorielles des sciences sociales soulignant les interactions entre une pluralité de facteurs.
Hypercriticisme conspirationniste et bricolages confusionnistes
Or, un hypercriticisme complotiste à tonalités ultraconservatrices est en train de mettre la main sur un terrain privilégié de la gauche en le déformant : la critique sociale. Dans ce cadre ultraconservateur, la critique n’est plus structurelle, vis-à-vis d’inégalités, de dominations et de discriminations, mais devient superficielle, en mettant en cause des personnes et le prétendu « politiquement correct ». Et cette critique n’est plus associée à un horizon d’émancipation sociale, à la fois individuel et collectif, comme historiquement à gauche, mais va justifier des discriminations, à travers notamment la dénonciation des supposés « lobby antiraciste », « lobby féministe » ou « lobby gay », comme chez Alain Soral, Renaud Camus ou Éric Zemmour.
Le confusionnisme, entendu comme un espace idéologique développant des interférences entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, du centre, de gauche modérée dite « républicaine » et de gauche radicale, dans un contexte de recul du clivage gauche/droite et de crise de la notion même de « gauche », apporte, dans ce contexte, un appui non voulu à l’extrême droitisation. Soit quand des locuteurs (comme, à plusieurs reprises, Michel Onfray [1], Jean-Claude Michéa [2] ou Jean-Luc Mélenchon [3]) recourent, par exemple, à des schémas conspirationnistes, soit, plus indirectement, quand ils s’en prennent à la critique du complotisme.
C’est en particulier le cas de l’économiste et philosophe de la gauche radicale Frédéric Lordon [4]. Ainsi dans un billet de blog, daté du 24 août 2012 et intitulé « Conspirationnisme : la paille et la poutre », il ironise, au nom du « Peuple », sur les critiques du conspirationnisme (or, la plupart des locuteurs publics complotistes analysés dans La grande confusion font partie des « élites » politiques et intellectuelles) et relativise le complotisme. Dans un article publié dans Le Monde diplomatique d’octobre 2017, et intitulé « Le complot des anticomplotistes » (retitré sur le site du mensuel par « Le complotisme de l’anticomplotisme »), Lordon prolonge la délégitimation de la critique du conspirationnisme en faisant principalement de « la croisade anticomplotiste » une arme de « disqualification » de « toute critique radicale » de « l’ordre social ». Dans le même texte, il délégitime, dangereusement et de manière analogue, la critique de l’antisémitisme [5].
Natacha Polony : une figure confusionniste contre la critique des théories du complot
Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, s’est inscrite récemment dans un sillage confusionniste analogue dans sa chronique En toute subjectivité du 4 octobre 2021 sur France Inter, intitulée « Une nouvelle commission anti fake news ».
Polony intervient ce matin-là à propos de l’installation le 29 septembre 2021 par Emmanuel Macron d’une commission sur « Les Lumières à l’ère numérique » présidée par le sociologue Gérald Bronner, nommée couramment « commission Bronner ». Á propos des membres de cette commission, elle avance : « certains d’entre eux justement ont la fâcheuse habitude d’utiliser le terme de ʺcomplotismeʺ ben comme un anathème contre quiconque pense mal ». Qui ? Quand ? Quelles références précises ?... Il ne faut pas demander à l’éditorialiste mondain un travail documenté et référencé, même quand il se prétend critique vis-à-vis des médias dans lesquels il trône. « L’imprécision possède un pouvoir d’agrandissement et d’ennoblissement », écrit l’écrivain Robert Musil dans son grand roman philosophique L’homme sans qualités.
La critique du complotisme serait donc un moyen de stigmatiser les chevaliers et les amazones du « politiquement incorrect », tels que… Natacha Polony elle-même ! On sent là toute la radicalité d’un hypercriticisme qui met en scène de manière narcissique le supposé courage de la locutrice, par ailleurs confortablement installée dans un studio d’une des radios françaises les plus prestigieuses. Face à la prétendue menace anticomplotiste, Polony se présente en quelque sorte comme un héraut et une héroïne du refus de « la bien-pensance ».
Plus, contrairement aux critiques troubles du conspirationnisme, Polony a trouvé l’explication unique à « pourquoi ça marche le complotisme » : « parce qu’il y a une défiance majeure vis-à-vis des institutions, et j’inclus les médias dans ce terme, et parce que les citoyens se sentent dépossédés de la démocratie ». Il n’y aurait pas d’autres facteurs explicatifs, comme les dérèglements idéologiques en cours de la critique sociale, les pathologies sociales de la reconnaissance facilitant l’expression du ressentiment, l’accroissement des incertitudes face aux complications d’un monde globalisé ou d’autres ? Et les succès du complotisme ne sont-ils pas aussi une des causes de la défiance vis-à-vis des institutions, et pas seulement un de leurs effets ?
Á la fin de son intervention, Polony a oublié la cause unique de la « défiance », en mettant l’accent, de manière davantage pluraliste cette fois mais encore partielle, sur deux autres causes : 1) le secteur privé des GAFAM, qui a la main sur l’espace public d’Internet et des réseaux sociaux et qui empêche que la transparence démocratique s’impose, et 2) « nos sociétés de consommation sont des armes de destruction massive contre la rationalité », en favorisant « la pulsion contre la raison ». Conclusion : « C’est notre système économique et politique qui déraille ». Cependant elle poursuit et termine sa chronique en réactivant la suspicion vis-à-vis de la critique du complotisme : « Mais j’suis pas sûr que la commission en question ne trouve pas cette phrase un p’tit peu complotiste ». L’anticomplotisme réapparaît comme une disqualification de la critique de l’ordre économique et politique, à la manière de Lordon. Mais comme elle parle de « système » et non de manipulations cachées, on ne voit pas pourquoi la « commission Bronner » la prendrait pour cible. L’activité future de cette commission est par avance invalidée à partir d’un exemple fictif hors de propos.
La perspicacité surplombante de Polony lui permet également de distinguer nettement « le doute raisonnable et les délires ». Ce n’est pas comme les fameux anticomplotistes qui se contenteraient de « tout mettre dans le même sac ». Un exemple des supposés dérèglements anticonspirationnistes ? « Pendant des mois, on a été prié de croire que le coronavirus, c’était de la faute d’un pangolin. Quiconque évoquait une possible fuite du laboratoire de Wuhan étant immédiatement traité de complotiste. Et les médias ont totalement suivi cela. » Qui ? Quels discours ? Dans quels médias ?.... On ne le saura pas. Pourtant, Rudy Reichstadt, un des chefs de file des anticomplotistes et membre de la « commission Bronner », envisageait, dans un entretien paru sur le site de L’Express le 3 mai 2020, comme hypothèse crédible, et non pas conspirationniste, « que ce virus, d’origine naturelle, aurait été étudié dans un laboratoire et que, du fait d’une défaillance de sécurité, il aurait contaminé un laborantin ». On vous offre l’Intelligence et vous voulez en plus les faits qui vont avec ?
Ce n’est pas la première fois que Polony prend des libertés avec la connaissance rugueuse des faits : s’adressant aux « Français musulmans » pour les convertir à la laïcité dans un éditorial de Marianne de novembre 2019, elle avait oublié que la première phase de l’article 1 de la loi de 1905 faisait de « la liberté de conscience » son fondement. La laïcité, au nom de laquelle elle donnait des leçons, s’en trouvait extrêmement déformée.
L’itinéraire politique et professionnel de Polony la prédispose aux bricolages idéologiques confusionnistes de ce type. En 2001, elle est secrétaire nationale du Mouvement des citoyens initié par Jean-Pierre Chevènement à gauche, puis est engagée dans la campagne présidentielle de 2002 de Chevènement. En 2002-2009, elle est journaliste dans l’hebdomadaire de centre gauche « républicain » Marianne, cofondé en 1997 par Jean-François Kahn, promoteur à l’époque d’un « centrisme révolutionnaire ». En 2009-2011, elle travaille dans le quotidien de droite Le Figaro. En 2018, elle devient directrice de la rédaction de Marianne. En interaction avec ce parcours, les discours de Polony tendent à formuler des hybridations confusionnistes entre des postures conservatrices et des critiques issues de la gauche, des référents « républicains » contribuant à lier les deux pôles. Depuis elle a élargi son champ d’action journalistique : elle devient en 2017 chroniqueuse sur France Inter où elle participe aussi à un débat hebdomadaire, et depuis août 2021 elle a son émission sur BFMTV, Polonews. Sans la xénophobie et le sexisme débridés d’Éric Zemmour, elle y exprime souvent un hypercriticisme « politiquement incorrect », conservateur et manichéen, qui a des ressemblances, mais dans un style plus modéré, avec celui de son confrère du Figaro et de CNews. Comme si les espaces médiatiques non directement zemmourisés avaient besoin, dans une logique concurrentielle, d’incorporer un peu de zemmourisation extra light, dans une sorte d’aimantation non consciemment maîtrisée…
D’autres disqualifications de la critique du conspirationnisme
La chronique de Polony n’est pas la seule à avoir jeté le trouble sur la critique du complotisme à l’occasion de l’installation de la « commission Bronner ». Dans une orientation politique et intellectuelle très différente, le journaliste culturel de Mediapart Joseph Confavreux, habituellement plus rigoureux, s’y est mis aussi dans un article daté du 5 octobre 2021. Il cible tout particulièrement Gérald Bronner en procédant à des amalgames le discréditant globalement. La critique argumentée de certains de ses positionnements sociologiques est légitime, et j’y ai contribuée, comme celle des risques de dévaluation du principe de précaution. Mais pourquoi faire un portrait uniformément dévalorisant de ses écrits comme de sa personne ne tenant pas compte de la vigilance pionnière qu’il a, par contre, manifestée face aux théories du complot ? Pourquoi entacher la critique du complotisme en la rabattant sur des choses qui n’ont pas à voir avec elle, et dont on ne montre pas qu’elles sont en rapport ? Dans la construction du papier de Confavreux, cela prend notamment appui sur un automatisme anti-macronien bien puéril.
Avec la création de la « commission Bronner », la délégitimation de la critique du conspirationnisme a aussi revêtu des tonalités savantes. Ainsi Julien Giry, docteur en science politique, relativise la place du complotisme aujourd’hui dans des propos rapportés sur le site de Marianne le 3 octobre 2021. Le même Giry a coordonné le numéro d’une revue de sciences sociales tout à fait sérieuse et intéressante, Quaderni, intitulé « Les théories du complot à l’heure du numérique » à l’automne 2017. Dans l’introduction à ce dossier, « Étudier les théories du complot en sciences sociales : enjeux et usages », il fait de l’utilisation des théories du complot « comme un anathème facile et disqualifiant » un des axes de l’étude par les sciences sociales des théories du complot. C’est un des questionnements légitimes, mais sous condition de bien localiser ce type d’usage afin d’éviter un dénigrement global des critiques du conspirationnisme. Il y a un détail inquiétant de ce point de vue dans le texte de Giry : il prétend puiser dans un article de 2010 du politiste Emmanuel Taïeb, proposant une critique stimulante du complotisme du point de vue de la science politique, l’idée des théories du complot comme « labellisation infamante ». Or, Taïeb ne dit pas tout à fait cela : il parle d’une « labellisation exogène jugée infamante » par les locuteurs de discours conspirationnistes. Via le « jugée infamante », le chercheur ne reprend pas à son compte le discours des locuteurs complotistes. Ce que fait, par contre, Giry en parlant de « labellisation infamante ».
Dans le même numéro coordonné par Giry, un article joue de façon ambiguë avec la discréditation de la critique des théories du complot : « En un combat douteux. Militantisme en ligne, ʺcomplotismeʺ et disqualification médiatique » : le cas de l’association ReOpen911 », par Pierre France et Alessio Motta, tous deux alors doctorants en science politique. Le texte s’appuie sur une enquête consacrée à l’association complotiste française concernant le 11 septembre 2001 : ReOpen911. Notons que dès le titre « complotisme » est mis entre guillemets, en introduisant une suspicion sur la dénomination. Et les premiers mots de l’article renforcent cette impression : « Bien que le ʺcomplotismeʺ soit devenu un marronnier journalistique ». En conclusion, une formulation peu cohérente épistémologiquement, puisqu’elle s’adosse à une démarche compréhensive vis-à-vis des militants de ReOpen911 et à une démarche critique vis-à-vis des journalistes, consolide les ambiguïtés de départ : « La relative inexpérience politique des militants de ReOpen911, le choix d’une organisation ʺouverteʺ dans un espace de contestation où l’on croise rapidement des acteurs d’extrême droite et/ou antisémites, et enfin et surtout leur stratégie d’échange avec les journalistes ont joué un rôle déterminant dans la construction et l’entretien du stigmate ʺcomplotisteʺ. » Sans que les éléments d’observation mobilisés dans l’article ne soient clairement probants quant à la thèse proposée, le complotisme est avant tout appréhendé comme un « stigmate » relevant tout particulièrement de « la mise en œuvre de stratégies de la part des journalistes ». Par ailleurs, la conclusion passe trop rapidement du constat du « flou sur l’audience des thèses complotistes », qui peut être avéré dans le cas étudié, à la généralisation hâtive et abusive, non étayée, de « la surévaluation du complotisme » à un niveau global. Alessio Motta, devenu docteur en science politique, va généraliser et radicaliser les thèses de l’article de 2017 dans un texte publié dans la rubrique « Opinion » du site culturel AOC le 14 juillet 2021 au titre explicite : « La ʺdéferlante complotisteʺ ou la validation journalistique d’un cliché ».
Le faible investissement du milieu académique français dans le domaine des études autour du conspirationnisme donne une visibilité plus grande à ces quelques analyses contestables. Or, ces réflexions savantes ne semblent guère se préoccuper de la façon dont elles pourraient scier la branche sur laquelle elles sont assises, en légitimant indirectement l’hypercriticisme conspirationniste qui tend à prendre une place plus importante au sein des espaces publics au détriment des critiques pluri-factorielles et structurelles largement portées par les sciences sociales, mais avec une apparence de proximité vis-à-vis de la critique sociologique. D’autant plus que l’hyperspécialisation en cours des sciences sociales détourne involontairement l’attention des chercheurs quant aux dérèglements globaux de la critique aujourd’hui et à leurs effets sur la situation publique de la critique sociologique.
La diversité dans les positionnements professionnels, intellectuels et politiques des cas traités met en évidence une modalité souvent mal perçue de la banalisation des discours conspirationnistes : la disqualification, d’intensité variable, des critiques du complotisme et sa minoration. Leur participation aux brouillages idéologiques actuels n’apparaît pas volontaire et consciente. Cependant, dans une large inconscience, un style commun semble les travailler : la mise en scène d’une rebellitude dans des espaces sociaux diversifiés.
Notes :
[1] Voir P. Corcuff, La grand confusion, op. cit., pp. 281-286 et p. 327.
[2] Ibid., pp. pp. 326-327 et 363-364.
[3] Ibid., pp. 286-288, et P. Corcuff, « Macron-Enthoven/Mélenchon-Bégaudeau : troubles confusionnistes avec l’extrême droite », blog Mediapart, 15 juin 2021.
[4] Voir P. Corcuff, La grande confusion, op. cit., pp. 302-303.
[5] Ibid., pp. 425-426.
Voir aussi :
Philippe Corcuff : « Légitimer le conspirationnisme, c’est renforcer l'ultraconservatisme »
J’ai montré, dans mon livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éditions Textuel, 2021), que le conspirationnisme, en tant que trame narrative mettant l’accent sur des manipulations cachées dans l’explication d’un événement particulier ou des processus historiques en général, constitue un des tuyaux rhétoriques principaux de l’actuelle dynamique idéologique d’un ultraconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste vectrice d’extrême droitisation, dont Alain Soral, pour l’antisémitisme, et Éric Zemmour, pour l’islamophobie et la négrophobie, constituent deux des bricoleurs principaux. Il faut ici bien distinguer les complots, manipulations cachées qui existent bien dans l’histoire humaine, et les théories du complot, qui font d’un complot la clé d’explication d’une situation, à l’inverse des explications pluri-factorielles des sciences sociales soulignant les interactions entre une pluralité de facteurs.
Hypercriticisme conspirationniste et bricolages confusionnistes
Or, un hypercriticisme complotiste à tonalités ultraconservatrices est en train de mettre la main sur un terrain privilégié de la gauche en le déformant : la critique sociale. Dans ce cadre ultraconservateur, la critique n’est plus structurelle, vis-à-vis d’inégalités, de dominations et de discriminations, mais devient superficielle, en mettant en cause des personnes et le prétendu « politiquement correct ». Et cette critique n’est plus associée à un horizon d’émancipation sociale, à la fois individuel et collectif, comme historiquement à gauche, mais va justifier des discriminations, à travers notamment la dénonciation des supposés « lobby antiraciste », « lobby féministe » ou « lobby gay », comme chez Alain Soral, Renaud Camus ou Éric Zemmour.
Le confusionnisme, entendu comme un espace idéologique développant des interférences entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, du centre, de gauche modérée dite « républicaine » et de gauche radicale, dans un contexte de recul du clivage gauche/droite et de crise de la notion même de « gauche », apporte, dans ce contexte, un appui non voulu à l’extrême droitisation. Soit quand des locuteurs (comme, à plusieurs reprises, Michel Onfray [1], Jean-Claude Michéa [2] ou Jean-Luc Mélenchon [3]) recourent, par exemple, à des schémas conspirationnistes, soit, plus indirectement, quand ils s’en prennent à la critique du complotisme.
C’est en particulier le cas de l’économiste et philosophe de la gauche radicale Frédéric Lordon [4]. Ainsi dans un billet de blog, daté du 24 août 2012 et intitulé « Conspirationnisme : la paille et la poutre », il ironise, au nom du « Peuple », sur les critiques du conspirationnisme (or, la plupart des locuteurs publics complotistes analysés dans La grande confusion font partie des « élites » politiques et intellectuelles) et relativise le complotisme. Dans un article publié dans Le Monde diplomatique d’octobre 2017, et intitulé « Le complot des anticomplotistes » (retitré sur le site du mensuel par « Le complotisme de l’anticomplotisme »), Lordon prolonge la délégitimation de la critique du conspirationnisme en faisant principalement de « la croisade anticomplotiste » une arme de « disqualification » de « toute critique radicale » de « l’ordre social ». Dans le même texte, il délégitime, dangereusement et de manière analogue, la critique de l’antisémitisme [5].
Natacha Polony : une figure confusionniste contre la critique des théories du complot
Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, s’est inscrite récemment dans un sillage confusionniste analogue dans sa chronique En toute subjectivité du 4 octobre 2021 sur France Inter, intitulée « Une nouvelle commission anti fake news ».
Polony intervient ce matin-là à propos de l’installation le 29 septembre 2021 par Emmanuel Macron d’une commission sur « Les Lumières à l’ère numérique » présidée par le sociologue Gérald Bronner, nommée couramment « commission Bronner ». Á propos des membres de cette commission, elle avance : « certains d’entre eux justement ont la fâcheuse habitude d’utiliser le terme de ʺcomplotismeʺ ben comme un anathème contre quiconque pense mal ». Qui ? Quand ? Quelles références précises ?... Il ne faut pas demander à l’éditorialiste mondain un travail documenté et référencé, même quand il se prétend critique vis-à-vis des médias dans lesquels il trône. « L’imprécision possède un pouvoir d’agrandissement et d’ennoblissement », écrit l’écrivain Robert Musil dans son grand roman philosophique L’homme sans qualités.
La critique du complotisme serait donc un moyen de stigmatiser les chevaliers et les amazones du « politiquement incorrect », tels que… Natacha Polony elle-même ! On sent là toute la radicalité d’un hypercriticisme qui met en scène de manière narcissique le supposé courage de la locutrice, par ailleurs confortablement installée dans un studio d’une des radios françaises les plus prestigieuses. Face à la prétendue menace anticomplotiste, Polony se présente en quelque sorte comme un héraut et une héroïne du refus de « la bien-pensance ».
Plus, contrairement aux critiques troubles du conspirationnisme, Polony a trouvé l’explication unique à « pourquoi ça marche le complotisme » : « parce qu’il y a une défiance majeure vis-à-vis des institutions, et j’inclus les médias dans ce terme, et parce que les citoyens se sentent dépossédés de la démocratie ». Il n’y aurait pas d’autres facteurs explicatifs, comme les dérèglements idéologiques en cours de la critique sociale, les pathologies sociales de la reconnaissance facilitant l’expression du ressentiment, l’accroissement des incertitudes face aux complications d’un monde globalisé ou d’autres ? Et les succès du complotisme ne sont-ils pas aussi une des causes de la défiance vis-à-vis des institutions, et pas seulement un de leurs effets ?
Á la fin de son intervention, Polony a oublié la cause unique de la « défiance », en mettant l’accent, de manière davantage pluraliste cette fois mais encore partielle, sur deux autres causes : 1) le secteur privé des GAFAM, qui a la main sur l’espace public d’Internet et des réseaux sociaux et qui empêche que la transparence démocratique s’impose, et 2) « nos sociétés de consommation sont des armes de destruction massive contre la rationalité », en favorisant « la pulsion contre la raison ». Conclusion : « C’est notre système économique et politique qui déraille ». Cependant elle poursuit et termine sa chronique en réactivant la suspicion vis-à-vis de la critique du complotisme : « Mais j’suis pas sûr que la commission en question ne trouve pas cette phrase un p’tit peu complotiste ». L’anticomplotisme réapparaît comme une disqualification de la critique de l’ordre économique et politique, à la manière de Lordon. Mais comme elle parle de « système » et non de manipulations cachées, on ne voit pas pourquoi la « commission Bronner » la prendrait pour cible. L’activité future de cette commission est par avance invalidée à partir d’un exemple fictif hors de propos.
La perspicacité surplombante de Polony lui permet également de distinguer nettement « le doute raisonnable et les délires ». Ce n’est pas comme les fameux anticomplotistes qui se contenteraient de « tout mettre dans le même sac ». Un exemple des supposés dérèglements anticonspirationnistes ? « Pendant des mois, on a été prié de croire que le coronavirus, c’était de la faute d’un pangolin. Quiconque évoquait une possible fuite du laboratoire de Wuhan étant immédiatement traité de complotiste. Et les médias ont totalement suivi cela. » Qui ? Quels discours ? Dans quels médias ?.... On ne le saura pas. Pourtant, Rudy Reichstadt, un des chefs de file des anticomplotistes et membre de la « commission Bronner », envisageait, dans un entretien paru sur le site de L’Express le 3 mai 2020, comme hypothèse crédible, et non pas conspirationniste, « que ce virus, d’origine naturelle, aurait été étudié dans un laboratoire et que, du fait d’une défaillance de sécurité, il aurait contaminé un laborantin ». On vous offre l’Intelligence et vous voulez en plus les faits qui vont avec ?
Ce n’est pas la première fois que Polony prend des libertés avec la connaissance rugueuse des faits : s’adressant aux « Français musulmans » pour les convertir à la laïcité dans un éditorial de Marianne de novembre 2019, elle avait oublié que la première phase de l’article 1 de la loi de 1905 faisait de « la liberté de conscience » son fondement. La laïcité, au nom de laquelle elle donnait des leçons, s’en trouvait extrêmement déformée.
L’itinéraire politique et professionnel de Polony la prédispose aux bricolages idéologiques confusionnistes de ce type. En 2001, elle est secrétaire nationale du Mouvement des citoyens initié par Jean-Pierre Chevènement à gauche, puis est engagée dans la campagne présidentielle de 2002 de Chevènement. En 2002-2009, elle est journaliste dans l’hebdomadaire de centre gauche « républicain » Marianne, cofondé en 1997 par Jean-François Kahn, promoteur à l’époque d’un « centrisme révolutionnaire ». En 2009-2011, elle travaille dans le quotidien de droite Le Figaro. En 2018, elle devient directrice de la rédaction de Marianne. En interaction avec ce parcours, les discours de Polony tendent à formuler des hybridations confusionnistes entre des postures conservatrices et des critiques issues de la gauche, des référents « républicains » contribuant à lier les deux pôles. Depuis elle a élargi son champ d’action journalistique : elle devient en 2017 chroniqueuse sur France Inter où elle participe aussi à un débat hebdomadaire, et depuis août 2021 elle a son émission sur BFMTV, Polonews. Sans la xénophobie et le sexisme débridés d’Éric Zemmour, elle y exprime souvent un hypercriticisme « politiquement incorrect », conservateur et manichéen, qui a des ressemblances, mais dans un style plus modéré, avec celui de son confrère du Figaro et de CNews. Comme si les espaces médiatiques non directement zemmourisés avaient besoin, dans une logique concurrentielle, d’incorporer un peu de zemmourisation extra light, dans une sorte d’aimantation non consciemment maîtrisée…
D’autres disqualifications de la critique du conspirationnisme
La chronique de Polony n’est pas la seule à avoir jeté le trouble sur la critique du complotisme à l’occasion de l’installation de la « commission Bronner ». Dans une orientation politique et intellectuelle très différente, le journaliste culturel de Mediapart Joseph Confavreux, habituellement plus rigoureux, s’y est mis aussi dans un article daté du 5 octobre 2021. Il cible tout particulièrement Gérald Bronner en procédant à des amalgames le discréditant globalement. La critique argumentée de certains de ses positionnements sociologiques est légitime, et j’y ai contribuée, comme celle des risques de dévaluation du principe de précaution. Mais pourquoi faire un portrait uniformément dévalorisant de ses écrits comme de sa personne ne tenant pas compte de la vigilance pionnière qu’il a, par contre, manifestée face aux théories du complot ? Pourquoi entacher la critique du complotisme en la rabattant sur des choses qui n’ont pas à voir avec elle, et dont on ne montre pas qu’elles sont en rapport ? Dans la construction du papier de Confavreux, cela prend notamment appui sur un automatisme anti-macronien bien puéril.
Avec la création de la « commission Bronner », la délégitimation de la critique du conspirationnisme a aussi revêtu des tonalités savantes. Ainsi Julien Giry, docteur en science politique, relativise la place du complotisme aujourd’hui dans des propos rapportés sur le site de Marianne le 3 octobre 2021. Le même Giry a coordonné le numéro d’une revue de sciences sociales tout à fait sérieuse et intéressante, Quaderni, intitulé « Les théories du complot à l’heure du numérique » à l’automne 2017. Dans l’introduction à ce dossier, « Étudier les théories du complot en sciences sociales : enjeux et usages », il fait de l’utilisation des théories du complot « comme un anathème facile et disqualifiant » un des axes de l’étude par les sciences sociales des théories du complot. C’est un des questionnements légitimes, mais sous condition de bien localiser ce type d’usage afin d’éviter un dénigrement global des critiques du conspirationnisme. Il y a un détail inquiétant de ce point de vue dans le texte de Giry : il prétend puiser dans un article de 2010 du politiste Emmanuel Taïeb, proposant une critique stimulante du complotisme du point de vue de la science politique, l’idée des théories du complot comme « labellisation infamante ». Or, Taïeb ne dit pas tout à fait cela : il parle d’une « labellisation exogène jugée infamante » par les locuteurs de discours conspirationnistes. Via le « jugée infamante », le chercheur ne reprend pas à son compte le discours des locuteurs complotistes. Ce que fait, par contre, Giry en parlant de « labellisation infamante ».
Dans le même numéro coordonné par Giry, un article joue de façon ambiguë avec la discréditation de la critique des théories du complot : « En un combat douteux. Militantisme en ligne, ʺcomplotismeʺ et disqualification médiatique » : le cas de l’association ReOpen911 », par Pierre France et Alessio Motta, tous deux alors doctorants en science politique. Le texte s’appuie sur une enquête consacrée à l’association complotiste française concernant le 11 septembre 2001 : ReOpen911. Notons que dès le titre « complotisme » est mis entre guillemets, en introduisant une suspicion sur la dénomination. Et les premiers mots de l’article renforcent cette impression : « Bien que le ʺcomplotismeʺ soit devenu un marronnier journalistique ». En conclusion, une formulation peu cohérente épistémologiquement, puisqu’elle s’adosse à une démarche compréhensive vis-à-vis des militants de ReOpen911 et à une démarche critique vis-à-vis des journalistes, consolide les ambiguïtés de départ : « La relative inexpérience politique des militants de ReOpen911, le choix d’une organisation ʺouverteʺ dans un espace de contestation où l’on croise rapidement des acteurs d’extrême droite et/ou antisémites, et enfin et surtout leur stratégie d’échange avec les journalistes ont joué un rôle déterminant dans la construction et l’entretien du stigmate ʺcomplotisteʺ. » Sans que les éléments d’observation mobilisés dans l’article ne soient clairement probants quant à la thèse proposée, le complotisme est avant tout appréhendé comme un « stigmate » relevant tout particulièrement de « la mise en œuvre de stratégies de la part des journalistes ». Par ailleurs, la conclusion passe trop rapidement du constat du « flou sur l’audience des thèses complotistes », qui peut être avéré dans le cas étudié, à la généralisation hâtive et abusive, non étayée, de « la surévaluation du complotisme » à un niveau global. Alessio Motta, devenu docteur en science politique, va généraliser et radicaliser les thèses de l’article de 2017 dans un texte publié dans la rubrique « Opinion » du site culturel AOC le 14 juillet 2021 au titre explicite : « La ʺdéferlante complotisteʺ ou la validation journalistique d’un cliché ».
Le faible investissement du milieu académique français dans le domaine des études autour du conspirationnisme donne une visibilité plus grande à ces quelques analyses contestables. Or, ces réflexions savantes ne semblent guère se préoccuper de la façon dont elles pourraient scier la branche sur laquelle elles sont assises, en légitimant indirectement l’hypercriticisme conspirationniste qui tend à prendre une place plus importante au sein des espaces publics au détriment des critiques pluri-factorielles et structurelles largement portées par les sciences sociales, mais avec une apparence de proximité vis-à-vis de la critique sociologique. D’autant plus que l’hyperspécialisation en cours des sciences sociales détourne involontairement l’attention des chercheurs quant aux dérèglements globaux de la critique aujourd’hui et à leurs effets sur la situation publique de la critique sociologique.
La diversité dans les positionnements professionnels, intellectuels et politiques des cas traités met en évidence une modalité souvent mal perçue de la banalisation des discours conspirationnistes : la disqualification, d’intensité variable, des critiques du complotisme et sa minoration. Leur participation aux brouillages idéologiques actuels n’apparaît pas volontaire et consciente. Cependant, dans une large inconscience, un style commun semble les travailler : la mise en scène d’une rebellitude dans des espaces sociaux diversifiés.
Notes :
[1] Voir P. Corcuff, La grand confusion, op. cit., pp. 281-286 et p. 327.
[2] Ibid., pp. pp. 326-327 et 363-364.
[3] Ibid., pp. 286-288, et P. Corcuff, « Macron-Enthoven/Mélenchon-Bégaudeau : troubles confusionnistes avec l’extrême droite », blog Mediapart, 15 juin 2021.
[4] Voir P. Corcuff, La grande confusion, op. cit., pp. 302-303.
[5] Ibid., pp. 425-426.
Voir aussi :
Philippe Corcuff : « Légitimer le conspirationnisme, c’est renforcer l'ultraconservatisme »
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