L’émission culte de Canal + fête son vingtième anniversaire. L’occasion de lire ou de relire les passages qu’a consacrés Antoine Vitkine aux Guignols de l’info dans son livre, Les Nouveaux imposteurs (La Martinière, 2005, pp.123-134). Joyeux anniversaire quand même et... sans rancune !
[Les] Guignols se sont imposés comme des champions de l’audience et de véritables leaders d’opinion. Soir après soir, ils sont regardés en moyenne par 3 millions de téléspectateurs. Plus que les tirages du Monde, du Figaro et de Libération réunis. Parmi les habitués, beaucoup de jeunes que le ton satirique et l’humour corrosif de l’émission attirent et dont, parfois, la culture politique se résume à ce rendez-vous quotidien. […] L’émission s’est fondue dans le paysage audiovisuel français au point d’en devenir une institution.
Une institution influente. On se souvient de ces politologues se demandant, en 1995, si la victoire de Chirac n’était pas due aux Guignols. […]
Un temps, les Guignols se sont vu qualifier de « meilleurs éditorialistes de France ». Il est vrai que leur formidable capacité à saisir le détail qui cloche, à grossir le trait, à aller dans l’outrance et la simplification leur donne une liberté – et une influence – dont peu d’éditorialistes peuvent rêver.
D’autant qu’on sait combien, en France, Guignol s’attire la sympathie aux dépens du gendarme, combien le bon mot vaut tous les certificats de moralité. Mais l’enfer est pavé de rires, pour paraphraser Dante, et les « Guignols de l’Info », singulièrement lorsqu’ils s’occupent de haute politique, sont tout sauf amusants.
Au-delà des hommes politiques, systématiquement moqués avec des accents de chasse aux élites, un thème est omniprésent : le pouvoir d’une organisation sur les événements et les hommes. Dans la bouche des Guignols, elle se nomme la World Company.
Manipulant Bush comme une marionnette, décidant d’entrer en guerre çà et là pour accroître leurs profits, jouant en Bourse la main aux côtés de Ben Laden après le 11 septembre, contrôlant le pape pour mieux diriger les esprits, dictant leurs ordres au Medef et aux politiciens, torturant en Irak, spéculant à Wall Street, réduisant en esclavage les enfants chinois, dictant leur loi aux journalistes, les membres de la World Company présentent toujours le même visage de latex, celui de Sylvester Stallone.
Le concept apparaît au début des années 1990. Un sketch présente alors la genèse de la World Company.
« Bienvenue dans le monde de World Company, dit la voix off. 1945, Yalta. Jim Sylvestre est contrarié. Il a gagné plein d’argent en vendant des canons mais malheureusement c’est la paix. Par chance, c’est lui qu’on a chargé de dessiner les nouvelles frontières du monde. Quarante ans plus tard, Jim Sylvestre est l’homme le plus heureux du monde [on voit le même Sylvestre en costume fumant un cigare devant un grand drapeau américain]. Grâce aux frontières qu’il a dessinées, il a gagné des milliards de dollars avec les canons. Comment a-t-il fait ? »
Suit une animation où Sylvestre découpe le monde selon la présence ou non de puits de pétrole, afin de vendre aux pays richement dotés en or noir des armes pour se défendre contre les autres pays convoitant leurs ressources.
Depuis, il se passe rarement une semaine sans sketch mettant en scène les méfaits de la World Company et des commandants Sylvestre, en uniforme militaire ou en costume de financier. Dans l’un d’eux, Sylvestre donne un cours d’économie libérale aux principaux représentants d’une classe politique française aux ordres. Au fond de la salle, à côté du radiateur, un seul individu proteste, José Bové. Dans un autre, Sylvestre, habillé en évêque, théorise le contrôle des esprits.
Ce que sous-tend ce concept de World Company, c’est que les guerres, l’oppression, les famines, les dominations économiques, les fléaux divers qui frapperaient le monde, ont un seul et unique responsable : une poignée de soldats capitalistes, basés en Amérique, qui recherchent sans faillir comment oppresser la terre à leur profit. Leurs armes : la force militaire, le contrôle des esprits, la manipulation. Ce fantasme, les Guignols le martèlent depuis quinze ans.
Peu après les attentats du 11 septembre, PPDA reçoit la marionnette de Ben Laden.
- Oussama, vous avez déstabilisé durablement le monde avec ces attentats.
- Je crois que je vous ai fait du bien. […] Vous n’avez pas été aussi unis que depuis trois semaines. Et ça, c’est grâce à moi. Pour votre économie vous êtes tous solidaires. […] En plus vous n’êtes pas obligé d’augmenter vos ouvriers, maintenant ils travaillent avec cœur pour l’amour de la patrie. En plus vous avez trouvé un ennemi commun, moi. Depuis la chute du communisme, vous en aviez plus, vous étiez bien embêté pour justifier les budgets de l’armée. Dans les rues de tes villes tu peux mettre toute la police que tu veux. En plus tu vas contrôler tous les gouvernements du monde pendant trente ans. Alors on dit merci qui ? […] Vous en avez rêvé, Ben Laden l’a fait.
Dans un sketch postérieur, des Sylvestre de Wall Street expriment leur admiration pour les terroristes parce qu’ils auraient spéculé sur les compagnies aériennes juste avant les attaques. « Tu veux que je te dise, on les a trop bien formés » dit l’un d’eux, qui souhaite alors rentrer en contact avec eux. Une liaison est établie par webcam et surprise, les islamistes ont la tête de Sylvestre, la barbe et la djellaba en plus.
Tout ceci est seulement de l’humour, pourrait-on objecter. Est-ce bien sûr ?
Non seulement, même dans la société du spectacle, l’humour n’est pas un blanc-seing, surtout quand on
est en position d’influencer les esprits, mais l’obsession des Guignols pour la thématique du complot américano-financier à visage unique n’est pas sans poser de graves questions.
Sous couvert de satire, les Guignols apportent leur contribution à la grande confusion actuelle quant à la réalité du pouvoir. Non seulement ils flattent l’antiaméricanisme le plus grossier mais, à leur niveau, ils renforcent une paranoïa diffuse, un soupçon tenace à l’égard de toutes les élites, au lieu de chercher à apporter du sens.
Pour savoir ce qui les motive, il faut aller voir les auteurs des Guignols. Rendez-vous est pris dans leurs locaux flambant neufs de la Plaine Saint-Denis. Ambiance studieuse, tenues décontractées, revues de presse, ordinateurs, moquette, café fumant. Les lieux évoquent une start-up florissante. Dans un couloir, une grande affiche proclame, datant du renvoi de Pierre Lescure, figure historique de Canal : « World Company m’a tuer ».
Gaccio pose son émission en opposé exact de TF1. « TF1 ne t’informe pas, ils te vendent de l’émotion. Qui ? Les gens qui dirigent ces chaînes. Ils le font sciemment. Ils fabriquent du consentement. »
Et puis vient l’Amérique, matrice du complot mondial visant à laver les esprits pour les forcer à consentir à leur sort. « Les ouvriers américains se sont révoltés au début du siècle dernier. Depuis, les grands patrons ont dit que jamais ils n’auraient le pouvoir. Aujourd’hui, ces gens disent que les peuples ne doivent jamais rien diriger, rien ne doit bouger et depuis un siècle, rien n’a bougé. Alors on fabrique du consentement. »
Plus tard, Bruno Gaccio me fait visiter la réserve. Les corps en latex des personnages y sont stockés. Face à la tête inerte du commandant Sylvestre, je lui demande ce qu’il représente.
« Lui, c’est une longue histoire. Il représente ce qu’on a appelé à un moment la World Company qui est… Si on imaginait un complot international, c’est les mecs qui sont derrière. C’est ces gens qui décident de qui sera président, qui disent : "On va soutenir celui-là plutôt que celui-là, parce qu’il nous permettra de faire des trous dans l’Alaska pour aller chercher du pétrole. Je sais que c’est un peu protégé, je sais que c’est risqué, je sais qu’on va flinguer des ours, on va foutre la planète en l’air. Mais bon, lui nous laissera faire, donc on va choisir celui-là". Et puis voilà… c’est ceux qui sont derrière, le complot, les hommes en noir, tu sais les mecs qui se cachent. »
- Est-ce qu’ils existent ?
- Je n’en sais rien. En fait, on n’a fait que mettre un nom sur un fantasme. On a amené pour la première fois dans un grand média l’idée que les politiques, ils servent juste à se faire engueuler. Ils servent toujours à fabriquer ce consentement : "J’ai l’impression d’être en démocratie parce que j’ai choisi celui qui me dirige". Mais bon. Messier dirigeait beaucoup plus que Chirac, mais j’ai jamais voté pour Messier. »
Dernière question. Où se trouve le siège de la World Company ? « Elle est partout. On ne sait pas. Dans des tours anonymes. Partout où on travaille au consentement. »
De tout cela, il ressort un mélange de douce paranoïa et de vulgate gauchisante. Gaccio et ses Guignols ne sont pas des conspirationnistes forcenés. Ils se laissent porter par un air du temps malsain, ils ont su capter et flatter les attentes de leur époque. Ils ont compris que les gens avaient besoin d’explications simples et se sont empressés de mettre un nom sur un fantasme. Avec candeur, ils en sont venus à recycler la théorie du complot mondial sous une forme grand public.
Sous une parure bouffonne, ils accomplissent la synthèse entre José Bové, Attac, Lutte Ouvrière, le café du commerce et la cour de récréation. Ils disent tout haut ce que les gens sont censés dire tout bas.
On est loin de la saine satire.
[…] Je crois Gaccio infiniment plus respectable que ces tenants de la "télé poubelle" qu’il abhorre. Contrairement à eux, il voudrait éveiller les consciences plutôt que les endormir. Son émission a su traduire une vraie angoisse et, par la satire, elle met en œuvre une légitime critique sociale, pointant de réels phénomènes de domination et des injustices. On ne peut pas nier que les PDG aient plus de pouvoir que leurs ouvriers et que parfois ils en abusent. Mais à partir de ces constats, les Guignols en viennent un peu vite à conclure à l’existence d’un plan global, d’un complot.
Au cœur de leur système de pensée, il y a cette idée fixe, selon laquelle l’économie dirigerait tout, le pouvoir serait exclusivement aux mains de lointaines et inhumaines multinationales et la loi du monde calquée sur les seules lois de l’argent.
C’est une idée dangereuse. Si l’économie est tout, alors la politique et la société civile ne sont rien. Par voie de conséquence, cela ne sert à rien de voter. Cela ne sert à rien de réfléchir et d’agir. C’est une idée fausse aussi. Le monde est un système complexe, fait de logiques innombrables, où les acteurs sont multiples. Oui, l’économie est influente – du reste elle est divisée : la concurrence féroce à laquelle se livrent les entreprises éloigne définitivement le spectre d’une alliance secrète des businessmen dans une World Company. Mais les ONG aussi sont influentes, tout comme les médias, les groupes religieux, les États, les partis, les politiques, les stars du cinéma, les intellectuels, les scientifiques, les comiques, les Guignols, les syndicats, les homosexuels, l’ONU, les ethnies, les dictateurs, les militaires, les professeurs, que sais-je encore. Le pouvoir est plus complexe que le concept de domination de la World Company le laisserait croire.
De la complexité du monde, il résulte que les sources du mal ne sont pas une, mais multiples. La World Company n’a pas poussé Hitler à envahir la Pologne, ni les Hutus à massacrer les Tutsis, ni même des hommes à battre leurs femmes. Le complot capitaliste n’explique pas tout. Ce serait trop facile.
L’idée fixe des Guignols, selon laquelle l’économie domine tout, est devenue la pensée unique d’une grande partie de la société. Cette idée réductrice est le premier stade de la théorie du complot, aujourd’hui comme hier.
Source : Les Nouveaux imposteurs, d'Antoine Vitkine (éd. La Martinière, 2005).
BONUS : Deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, les Guignols de l’info diffusaient un sketch lourd de sous-entendus. La marionnette de l’inspecteur Colombo posait avec insistance la question : « A qui profite le crime ? », suggérant ainsi que les instigateurs des attentats étaient sans doute à rechercher du côté de l'Administration américaine.
[Les] Guignols se sont imposés comme des champions de l’audience et de véritables leaders d’opinion. Soir après soir, ils sont regardés en moyenne par 3 millions de téléspectateurs. Plus que les tirages du Monde, du Figaro et de Libération réunis. Parmi les habitués, beaucoup de jeunes que le ton satirique et l’humour corrosif de l’émission attirent et dont, parfois, la culture politique se résume à ce rendez-vous quotidien. […] L’émission s’est fondue dans le paysage audiovisuel français au point d’en devenir une institution.
Une institution influente. On se souvient de ces politologues se demandant, en 1995, si la victoire de Chirac n’était pas due aux Guignols. […]
Un temps, les Guignols se sont vu qualifier de « meilleurs éditorialistes de France ». Il est vrai que leur formidable capacité à saisir le détail qui cloche, à grossir le trait, à aller dans l’outrance et la simplification leur donne une liberté – et une influence – dont peu d’éditorialistes peuvent rêver.
D’autant qu’on sait combien, en France, Guignol s’attire la sympathie aux dépens du gendarme, combien le bon mot vaut tous les certificats de moralité. Mais l’enfer est pavé de rires, pour paraphraser Dante, et les « Guignols de l’Info », singulièrement lorsqu’ils s’occupent de haute politique, sont tout sauf amusants.
Au-delà des hommes politiques, systématiquement moqués avec des accents de chasse aux élites, un thème est omniprésent : le pouvoir d’une organisation sur les événements et les hommes. Dans la bouche des Guignols, elle se nomme la World Company.
Manipulant Bush comme une marionnette, décidant d’entrer en guerre çà et là pour accroître leurs profits, jouant en Bourse la main aux côtés de Ben Laden après le 11 septembre, contrôlant le pape pour mieux diriger les esprits, dictant leurs ordres au Medef et aux politiciens, torturant en Irak, spéculant à Wall Street, réduisant en esclavage les enfants chinois, dictant leur loi aux journalistes, les membres de la World Company présentent toujours le même visage de latex, celui de Sylvester Stallone.
Le concept apparaît au début des années 1990. Un sketch présente alors la genèse de la World Company.
« Bienvenue dans le monde de World Company, dit la voix off. 1945, Yalta. Jim Sylvestre est contrarié. Il a gagné plein d’argent en vendant des canons mais malheureusement c’est la paix. Par chance, c’est lui qu’on a chargé de dessiner les nouvelles frontières du monde. Quarante ans plus tard, Jim Sylvestre est l’homme le plus heureux du monde [on voit le même Sylvestre en costume fumant un cigare devant un grand drapeau américain]. Grâce aux frontières qu’il a dessinées, il a gagné des milliards de dollars avec les canons. Comment a-t-il fait ? »
Suit une animation où Sylvestre découpe le monde selon la présence ou non de puits de pétrole, afin de vendre aux pays richement dotés en or noir des armes pour se défendre contre les autres pays convoitant leurs ressources.
Depuis, il se passe rarement une semaine sans sketch mettant en scène les méfaits de la World Company et des commandants Sylvestre, en uniforme militaire ou en costume de financier. Dans l’un d’eux, Sylvestre donne un cours d’économie libérale aux principaux représentants d’une classe politique française aux ordres. Au fond de la salle, à côté du radiateur, un seul individu proteste, José Bové. Dans un autre, Sylvestre, habillé en évêque, théorise le contrôle des esprits.
Ce que sous-tend ce concept de World Company, c’est que les guerres, l’oppression, les famines, les dominations économiques, les fléaux divers qui frapperaient le monde, ont un seul et unique responsable : une poignée de soldats capitalistes, basés en Amérique, qui recherchent sans faillir comment oppresser la terre à leur profit. Leurs armes : la force militaire, le contrôle des esprits, la manipulation. Ce fantasme, les Guignols le martèlent depuis quinze ans.
Peu après les attentats du 11 septembre, PPDA reçoit la marionnette de Ben Laden.
- Oussama, vous avez déstabilisé durablement le monde avec ces attentats.
- Je crois que je vous ai fait du bien. […] Vous n’avez pas été aussi unis que depuis trois semaines. Et ça, c’est grâce à moi. Pour votre économie vous êtes tous solidaires. […] En plus vous n’êtes pas obligé d’augmenter vos ouvriers, maintenant ils travaillent avec cœur pour l’amour de la patrie. En plus vous avez trouvé un ennemi commun, moi. Depuis la chute du communisme, vous en aviez plus, vous étiez bien embêté pour justifier les budgets de l’armée. Dans les rues de tes villes tu peux mettre toute la police que tu veux. En plus tu vas contrôler tous les gouvernements du monde pendant trente ans. Alors on dit merci qui ? […] Vous en avez rêvé, Ben Laden l’a fait.
Dans un sketch postérieur, des Sylvestre de Wall Street expriment leur admiration pour les terroristes parce qu’ils auraient spéculé sur les compagnies aériennes juste avant les attaques. « Tu veux que je te dise, on les a trop bien formés » dit l’un d’eux, qui souhaite alors rentrer en contact avec eux. Une liaison est établie par webcam et surprise, les islamistes ont la tête de Sylvestre, la barbe et la djellaba en plus.
Tout ceci est seulement de l’humour, pourrait-on objecter. Est-ce bien sûr ?
Non seulement, même dans la société du spectacle, l’humour n’est pas un blanc-seing, surtout quand on
est en position d’influencer les esprits, mais l’obsession des Guignols pour la thématique du complot américano-financier à visage unique n’est pas sans poser de graves questions.
Sous couvert de satire, les Guignols apportent leur contribution à la grande confusion actuelle quant à la réalité du pouvoir. Non seulement ils flattent l’antiaméricanisme le plus grossier mais, à leur niveau, ils renforcent une paranoïa diffuse, un soupçon tenace à l’égard de toutes les élites, au lieu de chercher à apporter du sens.
Pour savoir ce qui les motive, il faut aller voir les auteurs des Guignols. Rendez-vous est pris dans leurs locaux flambant neufs de la Plaine Saint-Denis. Ambiance studieuse, tenues décontractées, revues de presse, ordinateurs, moquette, café fumant. Les lieux évoquent une start-up florissante. Dans un couloir, une grande affiche proclame, datant du renvoi de Pierre Lescure, figure historique de Canal : « World Company m’a tuer ».
Gaccio pose son émission en opposé exact de TF1. « TF1 ne t’informe pas, ils te vendent de l’émotion. Qui ? Les gens qui dirigent ces chaînes. Ils le font sciemment. Ils fabriquent du consentement. »
Et puis vient l’Amérique, matrice du complot mondial visant à laver les esprits pour les forcer à consentir à leur sort. « Les ouvriers américains se sont révoltés au début du siècle dernier. Depuis, les grands patrons ont dit que jamais ils n’auraient le pouvoir. Aujourd’hui, ces gens disent que les peuples ne doivent jamais rien diriger, rien ne doit bouger et depuis un siècle, rien n’a bougé. Alors on fabrique du consentement. »
Plus tard, Bruno Gaccio me fait visiter la réserve. Les corps en latex des personnages y sont stockés. Face à la tête inerte du commandant Sylvestre, je lui demande ce qu’il représente.
« Lui, c’est une longue histoire. Il représente ce qu’on a appelé à un moment la World Company qui est… Si on imaginait un complot international, c’est les mecs qui sont derrière. C’est ces gens qui décident de qui sera président, qui disent : "On va soutenir celui-là plutôt que celui-là, parce qu’il nous permettra de faire des trous dans l’Alaska pour aller chercher du pétrole. Je sais que c’est un peu protégé, je sais que c’est risqué, je sais qu’on va flinguer des ours, on va foutre la planète en l’air. Mais bon, lui nous laissera faire, donc on va choisir celui-là". Et puis voilà… c’est ceux qui sont derrière, le complot, les hommes en noir, tu sais les mecs qui se cachent. »
- Est-ce qu’ils existent ?
- Je n’en sais rien. En fait, on n’a fait que mettre un nom sur un fantasme. On a amené pour la première fois dans un grand média l’idée que les politiques, ils servent juste à se faire engueuler. Ils servent toujours à fabriquer ce consentement : "J’ai l’impression d’être en démocratie parce que j’ai choisi celui qui me dirige". Mais bon. Messier dirigeait beaucoup plus que Chirac, mais j’ai jamais voté pour Messier. »
Dernière question. Où se trouve le siège de la World Company ? « Elle est partout. On ne sait pas. Dans des tours anonymes. Partout où on travaille au consentement. »
De tout cela, il ressort un mélange de douce paranoïa et de vulgate gauchisante. Gaccio et ses Guignols ne sont pas des conspirationnistes forcenés. Ils se laissent porter par un air du temps malsain, ils ont su capter et flatter les attentes de leur époque. Ils ont compris que les gens avaient besoin d’explications simples et se sont empressés de mettre un nom sur un fantasme. Avec candeur, ils en sont venus à recycler la théorie du complot mondial sous une forme grand public.
Sous une parure bouffonne, ils accomplissent la synthèse entre José Bové, Attac, Lutte Ouvrière, le café du commerce et la cour de récréation. Ils disent tout haut ce que les gens sont censés dire tout bas.
On est loin de la saine satire.
[…] Je crois Gaccio infiniment plus respectable que ces tenants de la "télé poubelle" qu’il abhorre. Contrairement à eux, il voudrait éveiller les consciences plutôt que les endormir. Son émission a su traduire une vraie angoisse et, par la satire, elle met en œuvre une légitime critique sociale, pointant de réels phénomènes de domination et des injustices. On ne peut pas nier que les PDG aient plus de pouvoir que leurs ouvriers et que parfois ils en abusent. Mais à partir de ces constats, les Guignols en viennent un peu vite à conclure à l’existence d’un plan global, d’un complot.
Au cœur de leur système de pensée, il y a cette idée fixe, selon laquelle l’économie dirigerait tout, le pouvoir serait exclusivement aux mains de lointaines et inhumaines multinationales et la loi du monde calquée sur les seules lois de l’argent.
C’est une idée dangereuse. Si l’économie est tout, alors la politique et la société civile ne sont rien. Par voie de conséquence, cela ne sert à rien de voter. Cela ne sert à rien de réfléchir et d’agir. C’est une idée fausse aussi. Le monde est un système complexe, fait de logiques innombrables, où les acteurs sont multiples. Oui, l’économie est influente – du reste elle est divisée : la concurrence féroce à laquelle se livrent les entreprises éloigne définitivement le spectre d’une alliance secrète des businessmen dans une World Company. Mais les ONG aussi sont influentes, tout comme les médias, les groupes religieux, les États, les partis, les politiques, les stars du cinéma, les intellectuels, les scientifiques, les comiques, les Guignols, les syndicats, les homosexuels, l’ONU, les ethnies, les dictateurs, les militaires, les professeurs, que sais-je encore. Le pouvoir est plus complexe que le concept de domination de la World Company le laisserait croire.
De la complexité du monde, il résulte que les sources du mal ne sont pas une, mais multiples. La World Company n’a pas poussé Hitler à envahir la Pologne, ni les Hutus à massacrer les Tutsis, ni même des hommes à battre leurs femmes. Le complot capitaliste n’explique pas tout. Ce serait trop facile.
L’idée fixe des Guignols, selon laquelle l’économie domine tout, est devenue la pensée unique d’une grande partie de la société. Cette idée réductrice est le premier stade de la théorie du complot, aujourd’hui comme hier.
Source : Les Nouveaux imposteurs, d'Antoine Vitkine (éd. La Martinière, 2005).
BONUS : Deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, les Guignols de l’info diffusaient un sketch lourd de sous-entendus. La marionnette de l’inspecteur Colombo posait avec insistance la question : « A qui profite le crime ? », suggérant ainsi que les instigateurs des attentats étaient sans doute à rechercher du côté de l'Administration américaine.
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.