Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Les « Révolutions de couleurs » : coups d’État fabriqués ou soulèvements populaires ?

Publié par Rudy Reichstadt15 mai 2015

De révolution populaire pacifique, « révolution de couleur » en est venu à désigner une tentative d’ingérence visant à fomenter des coups d’État soft contre des régimes jugés trop indociles à l’égard des États-Unis. Comment cette dénomination mi-lyrique mi-sarcastique a-t-elle pu en arriver à nommer l’exact contraire de ce qu’elle entendait signifier au départ ?

Montage CW.

« Révolution colorée ». Notre lexique politique s’enrichit continuellement de nouvelles expressions à la postérité plus ou moins heureuse. Rares sont celles qui ont été autant galvaudées. Apparu il y a dix ans, le terme de « révolutions de couleurs » hante désormais la littérature conspirationniste. De révolution populaire pacifique traduisant les aspirations sincères d’une société civile exaspérée par les fraudes, la corruption et l’étouffement des libertés publiques, « révolution de couleur » en est venu à désigner une tentative d’ingérence visant à fomenter des coups d’État soft contre des régimes jugés trop indociles à l’égard des États-Unis. Qu’un élan populaire vers la démocratie soit dénoncé comme une basse manœuvre impérialiste ne va pourtant pas de soi. Comment cette dénomination mi-lyrique mi-sarcastique de « révolution colorée » a-t-elle pu en arriver à nommer l’exact contraire de ce qu’elle entendait signifier au départ ?

Aux origines des révolutions de couleurs

Début novembre 2003, les élections législatives géorgiennes donnent vainqueur le parti du président Edouard Chevardnadze. Le scrutin a été entaché de fraudes en tous genres : bourrages d’urnes, faux électeurs… La contestation s’organise. Par milliers, les opposants au vieux satrape géorgien manifestent quotidiennement dans les rues de Tbilissi. C’est dans ce contexte que Chevardnadze convoque la nouvelle chambre. Le 22 novembre, Mikhaïl Saakachvili force l’entrée du Parlement avec ses partisans armés de fleurs. « La révolution des roses a commencé » déclare le chef de l’opposition, en référence à ce qui est alors devenu le symbole du mouvement. Trentenaire diplômé d’Harvard, réputé pro-occidental, Saakachvili a le sens du marketing – il avait été question, au départ, de donner au soulèvement le nom de « révolution de velours » en hommage au mouvement tchécoslovaque de novembre 1989. Chevardnadze est chassé du Parlement où il était en train de prononcer un discours retransmis à la télévision. L’armée géorgienne passe à l’opposition. Au terme d’une médiation russe, le président accepte de démissionner. Le régime s’est effondré sans qu’un seul coup de feu n’ait été tiré. Deux mois plus tard, Saakachvili est investi président de Géorgie.

A la fin de l’année 2004, un scénario similaire se déroule en Ukraine. Contestant la régularité du second tour de l’élection présidentielle, qui voit s’affronter Viktor Ianoukovitch, le dauphin du président en exercice, et le pro-occidental Viktor Iouchtchenko, l’opposition se mobilise massivement. La pression populaire est telle que la Cour suprême invalide les résultats du scrutin. Un « troisième tour » est organisé au terme duquel Ianoukovitch est contraint de s’incliner face à son rival. C’est la « révolution orange », la couleur adoptée par Iouchtchenko pour sa campagne.

Quelques mois plus tard, la contagion révolutionnaire atteint Bichkek dont le régime corrompu et népotique s’effondre à son tour en mars 2005. Après une courte hésitation sur le nom à donner à l’événement (révolution « du citron », « de soie », « des jonquilles »…), c’est le terme de « révolution des tulipes » qui s’impose dans les médias. Après la Géorgie et l’Ukraine, le Kirghizistan est le troisième pays à sortir de l’orbite de Moscou en moins de dix-huit mois.

Au même moment, au Liban, les manifestations monstres qui ont succédé à l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri (février 2005), aboutissent à la fin de l’occupation du pays par les troupes syriennes. C’est la « révolution du Cèdre ». Pour les observateurs, il apparaît naturel de subsumer sous un même terme l’ensemble de ces mouvements qui ont aussi pour points communs d’être populaires, pacifiques et pro-occidentaux. C’est alors que commence à s’imposer la dénomination de « révolutions de couleurs ».

« Combattants de la liberté »

C’est en Serbie qu’il faut chercher les origines de cette séquence politico-historique. En octobre 2000, un mouvement étudiant, Otpor, joue un rôle décisif dans la chute de Milosevic. Otpor se pense comme une avant-garde révolutionnaire. Il s’inspire des techniques de contestation non-violente théorisées par le politologue américain Gene Sharp, fondateur de l’Albert Einstein Institution, dans un petit ouvrage à la notoriété planétaire : De la dictature à la démocratie (1993). Ce manuel du parfait révolutionnaire pacifique, traduit dans une trentaine de langues, est considéré par certains militants pour la démocratie comme une véritable bible. Ayant mis en pratique avec succès les recettes préconisées par Sharp, Otpor crée à Belgrade un « Centre pour l’action et les stratégies non violentes appliquées » ayant pour but de dispenser des stages d’action civique à des dizaines de jeunes « combattants de la liberté » envoyés par des ONG américaines comme le National Endowment for Democracy (NED), le National Democratic Institute (NDI), Freedom House ou l’Open Society Institute. Bénéficiant du même type de financement, les activistes d’Otpor se rendent eux aussi dans les pays sur le point de basculer.

Loin de s’en cacher, les États-Unis se targuent de financer, à travers ce réseau d’ONG, des programmes de formation à l’action civique et à la prévention des fraudes électorales ou encore de soutenir la liberté de la presse, les droits de l’homme et la lutte contre la corruption. « L’aide au développement ne peut réussir que si elle s’appuie durablement sur des réformes démocratiques et l’aide aux forces réformistes sur une longue période, peut-être des décennies » (1) pouvait-on lire dans un rapport de l’Agence des États-Unis pour le Développement international (USAID) en 2002. Adossée à la conviction que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles, l’idée d’un lien intime entre économie de marché, développement et démocratie libérale est en effet au cœur de la doctrine de sécurité américaine. Comme le rappelle Suzanne Nossel, théoricienne du smart power« la Stratégie de Sécurité nationale [énoncée par Georges W. Bush en 2002] s’engage non seulement à lutter contre le terrorisme et à « anticiper » les menaces, mais aussi à « travailler activement pour apporter l’espoir de la démocratie, du développement, du marché et du libre-échange aux quatre coins du monde ». » (2) Dans le monde issu de la fin de la Guerre froide, les États-Unis font coïncider leurs intérêts stratégiques à long terme avec le soutien aux transitions démocratiques. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils encouragent les aspirations démocratiques là où elles se manifestent.

Des « coups d’État colorés » ?

Pour les « perdants » des révolutions de couleurs, leurs affidés et ceux qui, de manière générale, se sentent menacés par des soulèvements du même type, il y a un intérêt évident à discréditer ces mouvements non violents en les étiquetant « made in USA ». De Moscou à Caracas et de Téhéran à Damas, on présente par conséquent les révolutions de couleurs comme totalement artificielles. Elles ne seraient que le produit d’une astucieuse « ingénierie sociale » (social engineering) mise en œuvre par Washington. En novembre 2005, lors d’une conférence internationale de deux jours organisée à Bruxelles par le Réseau Voltaire en partenariat avec des médias d’État russes, vénézuéliens et iraniens, l’auteur conspirationniste américain Webster G. Tarpley dénonce déjà les « révolutions colorées, nouveau nom des coups d’état traditionnels de la CIA du type « le peuple au pouvoir«  » (3) (sic). John Laughland, numéro deux de l’Institut de la Démocratie et de la Coopération (IDC), un think tank pro-Kremlin installé à Paris, parle également de « coups d’État colorés » dans un texte publié par le même Réseau Voltaire, l’un des principaux sites conspirationnistes francophones. « En réalité, estime-t-il, ce sont des opérations très organisées, souvent mises en scène pour les médias et habituellement créés et contrôlés par les réseaux transnationaux d’« ONG«  qui sont des instruments du pouvoir occidental » (4). « Les révolutions colorées, assène quant à elle Eva Golinger, une célèbre blogueuse pro-Chavez, ne sont rien de plus qu’une nouvelle façon d’essayer d’imposer l’agenda de l’Empire » (5).

Dorénavant, les conspirationnistes disposent d’une redoutable arme sémantique leur permettant de disqualifier par avance tous les soulèvements populaires qui n’ont pas l’heur de leur plaire. Ils vont en user et en abuser. Entrent ainsi dans la catégorie élastique des « révolutions colorées » aussi bien le « mouvement vert » iranien de 2009 que les « printemps arabes » (2011), les protestations post-électorales de décembre 2011 en Russie, les manifestations d’opposition à Hugo Chavez ou à Nicolas Maduro au Venezuela, le mouvement ukrainien « Euromaidan » (2013-2014) ou la « révolte des parapluies » à Hong Kong (2014). Le domaine de la révolution colorée a même récemment été étendu jusqu’au « printemps de Pékin » (1989) par les conspirationnistes les plus prolifiques : « Comme l’a révélé Thierry Meyssan, lit-on sur le site du Réseau Voltaire, le soulèvement de Tienanmen était la première tentative de la CIA d’organisation d’une « révolution colorée ». Le théoricien de ce mode de subversion, Gene Sharp, et son assistant Bruce Jenkins, dirigeaient personnellement à Pékin les manifestations » (6). Cela est faux – Thierry Meyssan n’a évidemment jamais mené la moindre enquête en Chine sur le sujet –, mais le discours conspirationniste a précisément pour caractéristique de s’affranchir des modes traditionnels d’administration de la preuve. Il n’est en outre pas inutile d’indiquer que Thierry Meyssan considère que la révolution islamique iranienne de 1979, qui vit la chute d’un régime allié des États-Unis, loin d’être « colorée », est au contraire « une source d’inspiration pour un nombre considérable de mouvements populaires et révolutionnaires » (7) 

Le cas ukrainien mérite qu’on s’y attarde. La lutte d’influence que se livrent Russes et Occidentaux dans la région est indéniable. En octobre 2014, lors de la dernière conférence de Valdaï, Vladimir Poutine accuse à mots à peine voilés les États-Unis d’avoir joué les apprentis sorciers en Ukraine :

« Au lieu du dialogue global mais civilisé que nous proposions, ils en sont venus à un renversement de gouvernement ; ils ont plongé le pays dans le chaos, dans l’effondrement économique et social, dans une guerre civile avec des pertes considérables. Pourquoi ? (…) Pourquoi ont-ils fait ça ? Dans quel but ? (…) Apparemment, ceux qui fomentent constamment de nouvelles « révolutions colorées » se considèrent comme de « brillants artistes » et ne peuvent tout simplement pas s’arrêter » (8).

Un enjeu politique

Dévoyé de son sens originel par la propagande conspirationniste, instrumentalisé par les chancelleries, le lieu commun des « révolutions colorées » permet non seulement de détourner l’attention des questions embarrassantes (la répression dans le sang du mouvement EuroMaïdan, l’annexion de la Crimée par la Russie et la déstabilisation entretenue par Moscou dans le Donbass) mais aussi de récuser toute légitimité démocratique à des mouvements qui n’ont d’autre raison d’être que la promotion de la démocratie. En agitant le spectre d’une « cinquième colonne » à la botte d’une puissance étrangère, elle a pour fonction de divertir des motifs profonds du mécontentement populaire.

Cette étiquette de « révolution colorée » recouvre ainsi un enjeu éminemment politique de qualification : si ces soulèvements ne sont que des coups d’État déguisés, alors ils cessent d’être légitimes. Car ce n’est plus le peuple ou ses représentants, seuls acteurs collectifs que notre imaginaire démocratique contemporain reconnaît comme légitimes, qui sont à l’initiative du changement, mais une poignée de conjurés. Travestis en « agents de l’étranger », les opposants voient décourager toute solidarité internationale à leur égard. En ce sens, la théorie du complot double la répression – physique, policière – d’une implacable violence symbolique.

Fonctionnant comme un « révisionnisme en temps réel », le conspirationnisme s’ingénie à réécrire le récit des événements : les fraudes électorales ne seraient pas si évidentes qu’on le pense ; les observateurs chargés de surveiller les élections (les fameuses « ONG ») ne seraient de toutes façons pas impartiales ; la violence de la répression mise en œuvre par les régimes contestés serait, au choix, complètement inventée, exagérée par les médias occidentaux, voire provoquée délibérément par des agents sur place afin de ternir l’image du régime : en juin 2009, une semaine après le début des manifestations protestant contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad en Iran, une étudiante, Neda Agha-Soltan, est abattue d’une balle en pleine poitrine. Les images de la mort de la jeune femme ayant suscité une vague mondiale d’émotion et d’indignation, Téhéran tente, avec le renfort du web conspirationniste, de faire passer toute l’affaire pour un complot fomenté par les services secrets occidentaux, allant jusqu’à suggérer que la jeune fille était engagée dans une mission suicide dans le seul but de déstabiliser le régime.

Les limites d’une grille de lecture

Les postulats sur lesquels repose l’approche complotiste des révolutions de couleurs méritent donc d’être interrogés. Selon cette approche, les peuples sont dépourvus de toute volonté ou capacité d’action autonomes ; ils sont les spectateurs passifs de leur propre histoire, manipulables à merci et incapables de prendre en main leur destin. De fait, une telle grille de lecture revient à enfermer les masses dans un statut irrémédiable de minorité et procède d’un paternalisme qui peut être vu comme insultant pour celles et ceux qui, au risque de leur vie, se soulèvent pour leur dignité et le respect de leurs droits.

La deuxième limite de l’approche réside dans sa représentation fantasmée des États-Unis, conçus comme une entité à la fois démoniaque et monolithique qui serait dotée d’une volonté immuable tout au long de l’histoire, en dépit des changements d’administration. Les chefs d’État américains successifs et leurs équipes, bien que désignés au terme d’élections libres, ne seraient que des pantins à la solde d’intérêts supérieurs, ceux des multinationales ou de la « finance internationale » – quand ils ne seraient pas, dans les versions les plus radicales, les otages du « Sionisme » ou des « Illuminati ».

Le facteur idéologique (la manière dont les États-Unis se représentent le monde et se représentent eux-mêmes) est tantôt minimisé au profit d’une lecture étroitement économiciste de l’histoire (la démocratie ne serait qu’un alibi, Washington ne chercherait qu’à s’assurer le contrôle des ressources naturelles pour perpétuer sa domination), tantôt surévalué dans une perspective démonologique (les États-Unis sèmeraient délibérément le chaos et la guerre pour hâter le « choc des civilisations », prélude au déclenchement d’une « troisième guerre mondiale »).

Ce type d’analyse présente enfin l’inconvénient de négliger un ensemble de facteurs historiques et matériels qui ont leur part dans ces révolutions de couleurs : la mondialisation, le rôle d’Internet et des réseaux sociaux, les logiques mimétiques à l’œuvre (le fameux « effet domino » observé aussi bien lors des premières révolutions de couleurs entre 2003 et 2005 qu’à l’occasion des printemps arabes). Elle surestime généralement le rôle d’ONG de promotion des droits de l’homme qui sont stigmatisées (au point, en Russie par exemple, d’être contraintes par la loi de se déclarer elles-mêmes officiellement « agents de l’étranger ») et soumises à un harcèlement administratif permanent. Sans compter que leur financement, transparent, est sans commune mesure avec les moyens financiers presque complètement opaques dont disposent les régimes mis en cause dans les révolutions de couleurs.

La propagande soviétique a tenté pendant des décennies de maquiller en « révolution » – colorée déjà puisqu’elle est entrée dans l’histoire sous le nom d’« Octobre Rouge » – un coup de force armé mené par un petit groupe de militants bolchéviques. Aujourd’hui, un discours non moins propagandiste use du même abus de langage mais à rebours : il s’agit de faire passer d’authentiques mouvements populaires pour des « putschs » fabriqués de toutes pièces par des puissances étrangères. L’histoire est ironique.

Notes :
(1) Foreign Aid in the National Interest: Promoting Freedom, Security and Opportunity, USAID, 2002. URL : http://www.au.af.mil/au/awc/awcgate/usaid/foreign_aid_in_the_national_interest-full.pdf
(2) Suzanne Nossel, « Smart Power », Foreign Affairs, mars-avril 2004. URL : http://www.foreignaffairs.org/20040301faessay83211/suzanne-nossel/smart-power.html
(3) Texte de l’intervention de Webster G. Tarpley à la conférence Axis for Peace (17-18 novembre 2005), reproduite en annexe de son livre La Terreur fabriquée, made in USA, éditions Demi-Lune, 2006.
(4) John Laughland, « La technique du coup d’État coloré », Réseau Voltaire, 4 janvier 2010. URL : http://www.voltairenet.org/article163449.html
(5) Eva Golinger, « Colored Revolutions: A New Form of Regime Change, Made in USA », Correo del Orinoco International, 4 février 2010.
(6) Domenico Losurdo, « Tienanmen, 20 ans après », Réseau Voltaire, 9 juin 2009. URL : http://www.voltairenet.org/article160446.html
(7) « Thierry Meyssan, écrivain et journaliste français » (interview), IRIB World Service, 16 février 2010. URL : http://french.irib.ir/index.php/interview/31167-thierry-meyssan-ecrivain-et-journaliste-francais
(8) Vladimir Poutine, « Nouvel ordre mondial : De nouvelles règles ou un jeu sans règles ? » (discours prononcé lors de la dernière séance plénière de la XIème session du Club International de Discussion Valdaï), La Voix de la Russie, 27 octobre 2014. URL : http://french.ruvr.ru/2014_10_27/Nouvel-ordre-mondial-De-nouvelles-regles-ou-un-jeu-sans-regles-1162/

Première parution : Rudy Reichstadt, « Les "révolutions de couleurs" : coups d’État fabriqués ou soulèvements populaires ? », Diplomatie. Affaires stratégiques et relations internationales, n°73, mars-avril 2015, pp. 60-63.

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« Révolution colorée ». Notre lexique politique s’enrichit continuellement de nouvelles expressions à la postérité plus ou moins heureuse. Rares sont celles qui ont été autant galvaudées. Apparu il y a dix ans, le terme de « révolutions de couleurs » hante désormais la littérature conspirationniste. De révolution populaire pacifique traduisant les aspirations sincères d’une société civile exaspérée par les fraudes, la corruption et l’étouffement des libertés publiques, « révolution de couleur » en est venu à désigner une tentative d’ingérence visant à fomenter des coups d’État soft contre des régimes jugés trop indociles à l’égard des États-Unis. Qu’un élan populaire vers la démocratie soit dénoncé comme une basse manœuvre impérialiste ne va pourtant pas de soi. Comment cette dénomination mi-lyrique mi-sarcastique de « révolution colorée » a-t-elle pu en arriver à nommer l’exact contraire de ce qu’elle entendait signifier au départ ?

Aux origines des révolutions de couleurs

Début novembre 2003, les élections législatives géorgiennes donnent vainqueur le parti du président Edouard Chevardnadze. Le scrutin a été entaché de fraudes en tous genres : bourrages d’urnes, faux électeurs… La contestation s’organise. Par milliers, les opposants au vieux satrape géorgien manifestent quotidiennement dans les rues de Tbilissi. C’est dans ce contexte que Chevardnadze convoque la nouvelle chambre. Le 22 novembre, Mikhaïl Saakachvili force l’entrée du Parlement avec ses partisans armés de fleurs. « La révolution des roses a commencé » déclare le chef de l’opposition, en référence à ce qui est alors devenu le symbole du mouvement. Trentenaire diplômé d’Harvard, réputé pro-occidental, Saakachvili a le sens du marketing – il avait été question, au départ, de donner au soulèvement le nom de « révolution de velours » en hommage au mouvement tchécoslovaque de novembre 1989. Chevardnadze est chassé du Parlement où il était en train de prononcer un discours retransmis à la télévision. L’armée géorgienne passe à l’opposition. Au terme d’une médiation russe, le président accepte de démissionner. Le régime s’est effondré sans qu’un seul coup de feu n’ait été tiré. Deux mois plus tard, Saakachvili est investi président de Géorgie.

A la fin de l’année 2004, un scénario similaire se déroule en Ukraine. Contestant la régularité du second tour de l’élection présidentielle, qui voit s’affronter Viktor Ianoukovitch, le dauphin du président en exercice, et le pro-occidental Viktor Iouchtchenko, l’opposition se mobilise massivement. La pression populaire est telle que la Cour suprême invalide les résultats du scrutin. Un « troisième tour » est organisé au terme duquel Ianoukovitch est contraint de s’incliner face à son rival. C’est la « révolution orange », la couleur adoptée par Iouchtchenko pour sa campagne.

Quelques mois plus tard, la contagion révolutionnaire atteint Bichkek dont le régime corrompu et népotique s’effondre à son tour en mars 2005. Après une courte hésitation sur le nom à donner à l’événement (révolution « du citron », « de soie », « des jonquilles »…), c’est le terme de « révolution des tulipes » qui s’impose dans les médias. Après la Géorgie et l’Ukraine, le Kirghizistan est le troisième pays à sortir de l’orbite de Moscou en moins de dix-huit mois.

Au même moment, au Liban, les manifestations monstres qui ont succédé à l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri (février 2005), aboutissent à la fin de l’occupation du pays par les troupes syriennes. C’est la « révolution du Cèdre ». Pour les observateurs, il apparaît naturel de subsumer sous un même terme l’ensemble de ces mouvements qui ont aussi pour points communs d’être populaires, pacifiques et pro-occidentaux. C’est alors que commence à s’imposer la dénomination de « révolutions de couleurs ».

« Combattants de la liberté »

C’est en Serbie qu’il faut chercher les origines de cette séquence politico-historique. En octobre 2000, un mouvement étudiant, Otpor, joue un rôle décisif dans la chute de Milosevic. Otpor se pense comme une avant-garde révolutionnaire. Il s’inspire des techniques de contestation non-violente théorisées par le politologue américain Gene Sharp, fondateur de l’Albert Einstein Institution, dans un petit ouvrage à la notoriété planétaire : De la dictature à la démocratie (1993). Ce manuel du parfait révolutionnaire pacifique, traduit dans une trentaine de langues, est considéré par certains militants pour la démocratie comme une véritable bible. Ayant mis en pratique avec succès les recettes préconisées par Sharp, Otpor crée à Belgrade un « Centre pour l’action et les stratégies non violentes appliquées » ayant pour but de dispenser des stages d’action civique à des dizaines de jeunes « combattants de la liberté » envoyés par des ONG américaines comme le National Endowment for Democracy (NED), le National Democratic Institute (NDI), Freedom House ou l’Open Society Institute. Bénéficiant du même type de financement, les activistes d’Otpor se rendent eux aussi dans les pays sur le point de basculer.

Loin de s’en cacher, les États-Unis se targuent de financer, à travers ce réseau d’ONG, des programmes de formation à l’action civique et à la prévention des fraudes électorales ou encore de soutenir la liberté de la presse, les droits de l’homme et la lutte contre la corruption. « L’aide au développement ne peut réussir que si elle s’appuie durablement sur des réformes démocratiques et l’aide aux forces réformistes sur une longue période, peut-être des décennies » (1) pouvait-on lire dans un rapport de l’Agence des États-Unis pour le Développement international (USAID) en 2002. Adossée à la conviction que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles, l’idée d’un lien intime entre économie de marché, développement et démocratie libérale est en effet au cœur de la doctrine de sécurité américaine. Comme le rappelle Suzanne Nossel, théoricienne du smart power« la Stratégie de Sécurité nationale [énoncée par Georges W. Bush en 2002] s’engage non seulement à lutter contre le terrorisme et à « anticiper » les menaces, mais aussi à « travailler activement pour apporter l’espoir de la démocratie, du développement, du marché et du libre-échange aux quatre coins du monde ». » (2) Dans le monde issu de la fin de la Guerre froide, les États-Unis font coïncider leurs intérêts stratégiques à long terme avec le soutien aux transitions démocratiques. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils encouragent les aspirations démocratiques là où elles se manifestent.

Des « coups d’État colorés » ?

Pour les « perdants » des révolutions de couleurs, leurs affidés et ceux qui, de manière générale, se sentent menacés par des soulèvements du même type, il y a un intérêt évident à discréditer ces mouvements non violents en les étiquetant « made in USA ». De Moscou à Caracas et de Téhéran à Damas, on présente par conséquent les révolutions de couleurs comme totalement artificielles. Elles ne seraient que le produit d’une astucieuse « ingénierie sociale » (social engineering) mise en œuvre par Washington. En novembre 2005, lors d’une conférence internationale de deux jours organisée à Bruxelles par le Réseau Voltaire en partenariat avec des médias d’État russes, vénézuéliens et iraniens, l’auteur conspirationniste américain Webster G. Tarpley dénonce déjà les « révolutions colorées, nouveau nom des coups d’état traditionnels de la CIA du type « le peuple au pouvoir«  » (3) (sic). John Laughland, numéro deux de l’Institut de la Démocratie et de la Coopération (IDC), un think tank pro-Kremlin installé à Paris, parle également de « coups d’État colorés » dans un texte publié par le même Réseau Voltaire, l’un des principaux sites conspirationnistes francophones. « En réalité, estime-t-il, ce sont des opérations très organisées, souvent mises en scène pour les médias et habituellement créés et contrôlés par les réseaux transnationaux d’« ONG«  qui sont des instruments du pouvoir occidental » (4). « Les révolutions colorées, assène quant à elle Eva Golinger, une célèbre blogueuse pro-Chavez, ne sont rien de plus qu’une nouvelle façon d’essayer d’imposer l’agenda de l’Empire » (5).

Dorénavant, les conspirationnistes disposent d’une redoutable arme sémantique leur permettant de disqualifier par avance tous les soulèvements populaires qui n’ont pas l’heur de leur plaire. Ils vont en user et en abuser. Entrent ainsi dans la catégorie élastique des « révolutions colorées » aussi bien le « mouvement vert » iranien de 2009 que les « printemps arabes » (2011), les protestations post-électorales de décembre 2011 en Russie, les manifestations d’opposition à Hugo Chavez ou à Nicolas Maduro au Venezuela, le mouvement ukrainien « Euromaidan » (2013-2014) ou la « révolte des parapluies » à Hong Kong (2014). Le domaine de la révolution colorée a même récemment été étendu jusqu’au « printemps de Pékin » (1989) par les conspirationnistes les plus prolifiques : « Comme l’a révélé Thierry Meyssan, lit-on sur le site du Réseau Voltaire, le soulèvement de Tienanmen était la première tentative de la CIA d’organisation d’une « révolution colorée ». Le théoricien de ce mode de subversion, Gene Sharp, et son assistant Bruce Jenkins, dirigeaient personnellement à Pékin les manifestations » (6). Cela est faux – Thierry Meyssan n’a évidemment jamais mené la moindre enquête en Chine sur le sujet –, mais le discours conspirationniste a précisément pour caractéristique de s’affranchir des modes traditionnels d’administration de la preuve. Il n’est en outre pas inutile d’indiquer que Thierry Meyssan considère que la révolution islamique iranienne de 1979, qui vit la chute d’un régime allié des États-Unis, loin d’être « colorée », est au contraire « une source d’inspiration pour un nombre considérable de mouvements populaires et révolutionnaires » (7) 

Le cas ukrainien mérite qu’on s’y attarde. La lutte d’influence que se livrent Russes et Occidentaux dans la région est indéniable. En octobre 2014, lors de la dernière conférence de Valdaï, Vladimir Poutine accuse à mots à peine voilés les États-Unis d’avoir joué les apprentis sorciers en Ukraine :

« Au lieu du dialogue global mais civilisé que nous proposions, ils en sont venus à un renversement de gouvernement ; ils ont plongé le pays dans le chaos, dans l’effondrement économique et social, dans une guerre civile avec des pertes considérables. Pourquoi ? (…) Pourquoi ont-ils fait ça ? Dans quel but ? (…) Apparemment, ceux qui fomentent constamment de nouvelles « révolutions colorées » se considèrent comme de « brillants artistes » et ne peuvent tout simplement pas s’arrêter » (8).

Un enjeu politique

Dévoyé de son sens originel par la propagande conspirationniste, instrumentalisé par les chancelleries, le lieu commun des « révolutions colorées » permet non seulement de détourner l’attention des questions embarrassantes (la répression dans le sang du mouvement EuroMaïdan, l’annexion de la Crimée par la Russie et la déstabilisation entretenue par Moscou dans le Donbass) mais aussi de récuser toute légitimité démocratique à des mouvements qui n’ont d’autre raison d’être que la promotion de la démocratie. En agitant le spectre d’une « cinquième colonne » à la botte d’une puissance étrangère, elle a pour fonction de divertir des motifs profonds du mécontentement populaire.

Cette étiquette de « révolution colorée » recouvre ainsi un enjeu éminemment politique de qualification : si ces soulèvements ne sont que des coups d’État déguisés, alors ils cessent d’être légitimes. Car ce n’est plus le peuple ou ses représentants, seuls acteurs collectifs que notre imaginaire démocratique contemporain reconnaît comme légitimes, qui sont à l’initiative du changement, mais une poignée de conjurés. Travestis en « agents de l’étranger », les opposants voient décourager toute solidarité internationale à leur égard. En ce sens, la théorie du complot double la répression – physique, policière – d’une implacable violence symbolique.

Fonctionnant comme un « révisionnisme en temps réel », le conspirationnisme s’ingénie à réécrire le récit des événements : les fraudes électorales ne seraient pas si évidentes qu’on le pense ; les observateurs chargés de surveiller les élections (les fameuses « ONG ») ne seraient de toutes façons pas impartiales ; la violence de la répression mise en œuvre par les régimes contestés serait, au choix, complètement inventée, exagérée par les médias occidentaux, voire provoquée délibérément par des agents sur place afin de ternir l’image du régime : en juin 2009, une semaine après le début des manifestations protestant contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad en Iran, une étudiante, Neda Agha-Soltan, est abattue d’une balle en pleine poitrine. Les images de la mort de la jeune femme ayant suscité une vague mondiale d’émotion et d’indignation, Téhéran tente, avec le renfort du web conspirationniste, de faire passer toute l’affaire pour un complot fomenté par les services secrets occidentaux, allant jusqu’à suggérer que la jeune fille était engagée dans une mission suicide dans le seul but de déstabiliser le régime.

Les limites d’une grille de lecture

Les postulats sur lesquels repose l’approche complotiste des révolutions de couleurs méritent donc d’être interrogés. Selon cette approche, les peuples sont dépourvus de toute volonté ou capacité d’action autonomes ; ils sont les spectateurs passifs de leur propre histoire, manipulables à merci et incapables de prendre en main leur destin. De fait, une telle grille de lecture revient à enfermer les masses dans un statut irrémédiable de minorité et procède d’un paternalisme qui peut être vu comme insultant pour celles et ceux qui, au risque de leur vie, se soulèvent pour leur dignité et le respect de leurs droits.

La deuxième limite de l’approche réside dans sa représentation fantasmée des États-Unis, conçus comme une entité à la fois démoniaque et monolithique qui serait dotée d’une volonté immuable tout au long de l’histoire, en dépit des changements d’administration. Les chefs d’État américains successifs et leurs équipes, bien que désignés au terme d’élections libres, ne seraient que des pantins à la solde d’intérêts supérieurs, ceux des multinationales ou de la « finance internationale » – quand ils ne seraient pas, dans les versions les plus radicales, les otages du « Sionisme » ou des « Illuminati ».

Le facteur idéologique (la manière dont les États-Unis se représentent le monde et se représentent eux-mêmes) est tantôt minimisé au profit d’une lecture étroitement économiciste de l’histoire (la démocratie ne serait qu’un alibi, Washington ne chercherait qu’à s’assurer le contrôle des ressources naturelles pour perpétuer sa domination), tantôt surévalué dans une perspective démonologique (les États-Unis sèmeraient délibérément le chaos et la guerre pour hâter le « choc des civilisations », prélude au déclenchement d’une « troisième guerre mondiale »).

Ce type d’analyse présente enfin l’inconvénient de négliger un ensemble de facteurs historiques et matériels qui ont leur part dans ces révolutions de couleurs : la mondialisation, le rôle d’Internet et des réseaux sociaux, les logiques mimétiques à l’œuvre (le fameux « effet domino » observé aussi bien lors des premières révolutions de couleurs entre 2003 et 2005 qu’à l’occasion des printemps arabes). Elle surestime généralement le rôle d’ONG de promotion des droits de l’homme qui sont stigmatisées (au point, en Russie par exemple, d’être contraintes par la loi de se déclarer elles-mêmes officiellement « agents de l’étranger ») et soumises à un harcèlement administratif permanent. Sans compter que leur financement, transparent, est sans commune mesure avec les moyens financiers presque complètement opaques dont disposent les régimes mis en cause dans les révolutions de couleurs.

La propagande soviétique a tenté pendant des décennies de maquiller en « révolution » – colorée déjà puisqu’elle est entrée dans l’histoire sous le nom d’« Octobre Rouge » – un coup de force armé mené par un petit groupe de militants bolchéviques. Aujourd’hui, un discours non moins propagandiste use du même abus de langage mais à rebours : il s’agit de faire passer d’authentiques mouvements populaires pour des « putschs » fabriqués de toutes pièces par des puissances étrangères. L’histoire est ironique.

Notes :
(1) Foreign Aid in the National Interest: Promoting Freedom, Security and Opportunity, USAID, 2002. URL : http://www.au.af.mil/au/awc/awcgate/usaid/foreign_aid_in_the_national_interest-full.pdf
(2) Suzanne Nossel, « Smart Power », Foreign Affairs, mars-avril 2004. URL : http://www.foreignaffairs.org/20040301faessay83211/suzanne-nossel/smart-power.html
(3) Texte de l’intervention de Webster G. Tarpley à la conférence Axis for Peace (17-18 novembre 2005), reproduite en annexe de son livre La Terreur fabriquée, made in USA, éditions Demi-Lune, 2006.
(4) John Laughland, « La technique du coup d’État coloré », Réseau Voltaire, 4 janvier 2010. URL : http://www.voltairenet.org/article163449.html
(5) Eva Golinger, « Colored Revolutions: A New Form of Regime Change, Made in USA », Correo del Orinoco International, 4 février 2010.
(6) Domenico Losurdo, « Tienanmen, 20 ans après », Réseau Voltaire, 9 juin 2009. URL : http://www.voltairenet.org/article160446.html
(7) « Thierry Meyssan, écrivain et journaliste français » (interview), IRIB World Service, 16 février 2010. URL : http://french.irib.ir/index.php/interview/31167-thierry-meyssan-ecrivain-et-journaliste-francais
(8) Vladimir Poutine, « Nouvel ordre mondial : De nouvelles règles ou un jeu sans règles ? » (discours prononcé lors de la dernière séance plénière de la XIème session du Club International de Discussion Valdaï), La Voix de la Russie, 27 octobre 2014. URL : http://french.ruvr.ru/2014_10_27/Nouvel-ordre-mondial-De-nouvelles-regles-ou-un-jeu-sans-regles-1162/

Première parution : Rudy Reichstadt, « Les "révolutions de couleurs" : coups d’État fabriqués ou soulèvements populaires ? », Diplomatie. Affaires stratégiques et relations internationales, n°73, mars-avril 2015, pp. 60-63.

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à propos de l'auteur
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Rudy Reichstadt
Directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt est expert associé à la Fondation Jean-Jaurès et chroniqueur pour l'hebdomadaire Franc-Tireur. Co-auteur du film documentaire « Complotisme : les alibis de la terreur », il a publié chez Grasset L'Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste (2019) et Au cœur du complot (2023) et a co-dirigé Histoire politique de l'antisémitisme en France. De 1967 à nos jours, chez Robert Laffont (2024). Il a également participé à l'élaboration du rapport « Les Lumières à l’ère numérique » dans le cadre de la commission Bronner (2022). Depuis 2021, il co-anime le podcast « Complorama » sur France Info.
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