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Luigi Calabresi : ce commissaire de police assassiné pour un crime qu’il n’avait pas commis

Publié par Stéphane Lacombe12 juin 2020

Le 17 mai 1972, la théorie du complot a tué un innocent.

Au premier plan, la une du journal Lotta Continua du 18 mai 1972 annonçant la mort de Luigi Calabresi, qualifié de « responsable majeur de l'assassinat de Pinelli » (montage Conspiracy Watch).

Le matin du 17 mai 1972, le commissaire Luigi Calabresi est assassiné devant son domicile à Milan. Accusé par l'extrême gauche italienne d’avoir maquillé en accident le décès de l’anarchiste Giuseppe Pinelli deux ans et demi plus tôt, Calabresi était devenu l'homme à abattre.

Dans le climat extrêmement tendu des « années de plomb » [1], la défiance vis-à-vis des autorités est à son comble et mène à des mécanismes d'auto-intoxication. Tandis qu’un manifeste, diffusé à partir de 1970 puis édité en France aux Éditions Champ Libre sous le titre L’État massacre, dénonce le rôle présumé de l’État italien dans la vague d'attentats qui ensanglantent alors le pays, une grande partie de l'opinion de la Péninsule, surtout à gauche, se persuade que la mort de Pinelli a été causée par la police italienne. Mais pour comprendre l’enchaînement des faits dramatiques ayant conduit à l’exécution de Luigi Calabresi, il faut revenir au 12 décembre 1969.

L’attentat de la Piazza Fontana

Ce jour-là, à 16h37, une bombe dissimulée dans une sacoche en cuir explose à l’intérieur de la Banque nationale de l’Agriculture, à Milan, sur la place Fontana, à deux pas du Duomo. Le bilan est de 16 morts et 88 blessés.

Chercheurs et journalistes s'accordent généralement pour considérer cet acte terroriste comme le point de départ d’une « stratégie de la tension » initiée par certaines composantes de l’État italien évoluant dans la mouvance néo-fasciste. Par un glissement narratif, l’attentat de la Piazza Fontana a ainsi été érigé en symbole : il signerait le premier acte d'un « terrorisme d’État » qui se déchaînerait contre les conquêtes sociales de « l’automne chaud » de 1969.

L’attentat de la Piazza Fontana n’est pas le premier attentat à la bombe commis en Italie dans les années soixante. Mais c'est le plus meurtrier. Surtout, il intervient dans le cadre d'une campagne coordonnée puisque, le même jour, une autre bombe est découverte à Milan et que trois autres explosent à Rome, blessant plusieurs personnes. S’il n’existe aucune trace formelle de la planification d'une quelconque « stratégie de la tension » au niveau de l’État, les historiens ont documenté d’authentiques manœuvres de déstabilisation de la démocratie italienne, l’instrumentalisation d’éléments provenant de la police et de l’armée, et les obstacles rencontrés par les magistrats dans leurs investigations.

Ce 12 décembre 1969, l’émotion collective est telle que le gouvernement et les forces de police sont mis sous pression pour obtenir des résultats rapides. Le contexte social et politique, exacerbé par les appels à la lutte armée que répertorient les services de renseignements, oriente dans un premier temps les enquêteurs vers le milieu anarchiste. Il sera prouvé par la suite que les attentats à la bombe des années soixante, dont celui de la Piazza Fontana, ont été exécutés pour la plupart par une cellule terroriste de l’organisation néo-fasciste Ordine Nuovo, implantée en Vénétie, et dont l’objectif était, précisément, de faire accuser les réseaux anarchistes.

« Commissaire-fenêtre »

Giuseppe Pinelli (crédits : Mondadori/Getty Images).

Le 13 décembre 1969, Giuseppe Pinelli, cheminot et militant anarchiste connu des autorités, se rend au siège de la préfecture de police de Milan où il a été convoqué. En toute illégalité, il y est retenu et interrogé.

Le 15 décembre, vers minuit, alors qu’il se trouve dans le bureau du commissaire Calabresi, Pinelli bascule par la fenêtre et fait une chute de quatre étages dans le vide. Il meurt sur le coup.

Très rapidement, les contradictions et les maladresses qui émanent des premières déclarations officielles ajoutées aux fragilités des témoignages oculaires nourrissent la suspicion. La rumeur a tôt fait de désigner un coupable : Luigi Calabresi.

Baptisé « commissaire-fenêtre », ce dernier devient la cible d’une campagne de diffamation virulente à grands renforts d'articles de presse, d'émissions de radio, de tracts et d'affiches. Dario Fo met en scène une pièce de théâtre intitulée Mort accidentelle d’un anarchiste qui présente clairement le commissaire comme l'assassin de Pinelli. Un collectif de militants du groupe d'extrême gauche Lotta Continua concocte un rapport destiné à démontrer de manière irréfutable [2] que la mort de Pinelli n'est pas un accident, qu'il a été défenestré de manière délibérée en présence de Calabresi. Pour les auteurs de cette « contre-enquête », l’objectif des autorités était, à travers Pinelli, d’atteindre Giangiacomo Feltrinelli, éditeur de renom passé à la clandestinité, membre et mécène du Parti communiste italien et soutien de la gauche extra-parlementaire. Celui-ci trouvera la mort le 14 mars 1972, en manipulant des explosifs sur un pylône électrique près de Milan.

S'inscrivant dans une logique de résistance face à un pouvoir qu'ils qualifient de « fasciste », les militants de Lotta Continua exposent, dans le quatrième chapitre de leur ouvrage, le scénario de la mort de Pinelli. Selon eux, l’ambulance chargée d'emmener le corps sans vie du militant anarchiste n'aurait pas été appelée après mais « avant » la défenestration mortelle.

Pour estimer la valeur de l'argument, il suffit de se reporter aux déclarations du juge Gerardo D’Ambrosio. Chargé de l'enquête sur les circonstances de la mort de Pinelli, D'Ambrosio compte parmi les magistrats qui ont contribué à réorienter les investigations policières de l'attentat de la Piazza Fontana vers la piste de l'extrême droite. Voici sa réponse :

« Avec mon greffier, je suis allé au 117, le service de police qui à l’époque chapeautait les ambulances. J’ai demandé à voir comment ils fonctionnaient. Ils m’ont emmené dans la salle de contrôle […]. Ils m’ont montré d’où venait l’ambulance pour Pinelli et l’heure où elle avait été appelée. Ils ont pris le registre, l’ont ouvert au 15 décembre, et il était marqué qu’à exactement minuit et une minute on avait appelé l’ambulance de la piazza Cinque Giornate. On a donc fait l’expérience […] et on a vu que quelques minutes suffisaient. L’heure de la chute et celle de l’appel coïncidaient parfaitement, il n’y avait aucun mystère. » [3]

Une « lésion bulbaire » au niveau du cou de Pinelli confirmerait la thèse du fameux « coup de karaté » qui lui aurait été administré par les policiers. Sur ce point le juge D’Ambrosio est ici encore formel :

« Après avoir exhumé la dépouille, nous avons fait faire une expertise qui a conclu qu’il n’y avait eu aucun coup de karaté. La tache, comme l’expliquaient tous les experts, était due au fait que le cadavre était resté longtemps sur le marbre de la morgue. » [4]

Une autre rumeur veut qu'un sérum de vérité ait été inoculé à Pinelli comme en témoignerait la trace d’une piqûre d’aiguille sur son bras. Réponse du juge D’Ambrosio :

« C’était la marque de la perfusion qu’on lui avait posée à l’hôpital pour tenter de lui sauver la vie […] Dans le Corriere d’Informazione, j’ai trouvé une photo de Pinelli avec sa perf' dans le bras, j’ai fait mettre les négatifs sous séquestre, je les ai fait développer et j’ai joint les photos au dossier. » [5]

Au-delà des thèses fantaisistes et des témoignages peu fiables, une question demeure essentielle : dans quelles circonstances Giuseppe Pinelli est-il passé par la fenêtre ? Les premières versions des autorités – dont une mentionnant un suicide précédé d’une courte exhortation théâtrale – sont impossibles à défendre.

Pinelli a-t-il été poussé délibérément ? Rien ne le prouve. A-t-il été poussé par accident après avoir été violenté ? Là encore, malgré les théories du coup de karaté et du sérum de vérité, aucun indice médical n’a été relevé pouvant accréditer cette hypothèse. La réalité est sans doute infiniment plus prosaïque : « nous avons étudié toutes les modalités possibles de la chute, explique le juge D’Ambrosio, [...] nous avons même fait des expertises en piscine pour établir ce qui s’était passé. On a fait toutes les évaluations possibles et imaginables, jusqu’à ce que les techniciens montrent que l’homme s’était appuyé à la rambarde et était tombé. » [6]

Calabresi ou l'assassinat d'un innocent

Sortir de la nuit, de Mario Calabresi (Gallimard, 2008).

Au terme de plusieurs années d’enquête, trois ans après l’assassinat de Luigi Calabresi, ce dernier a été totalement innocenté par la justice italienne, et le juge D’Ambrosio a retenu la seule explication rationnelle qui demeure valable, selon lui, dans un contexte de délire collectif. « Pinelli était à la préfecture de police depuis trois jours, presque à jeun, il n’avait pas dormi […]. Il s’était probablement senti mal, il avait eu un vertige et s’était écroulé contre l’appui de la fenêtre, qui n’était haut que de quatre-vingt-dix centimètres […]. L’hypothèse la plus probable est que, après l’interrogatoire, il a ouvert la fenêtre pour respirer un peu d’air frais et qu’avec le jeûne, la fatigue et la tension, il a eu le vertige, et que donc il est passé par-dessus la rambarde. » [7]

Cette conviction du juge D’Ambrosio ne permet pas d’éclaircir précisément les circonstances de la chute de Pinelli, mais son enquête a permis d’écarter catégoriquement la culpabilité de Calabresi dans la mort du militant anarchiste : le commissaire n'était même pas présent dans son bureau au moment du drame.

Quant aux tenants de la thèse du complot policier, ils se sont avérés incapables de fournir des preuves sérieuses que Pinelli ait été assassiné. Les dissonances relevées dans les premières déclarations des autorités, parfois à juste titre, plaident d'ailleurs contre la thèse d'une machination qui aurait été savamment préparée. Bien au contraire : les policiers présents dans le bureau, ainsi que Luigi Calabresi, qui accourt dans la pièce juste après la chute de Pinelli, sont complètement pris au dépourvu par ce qui vient de se dérouler. Une communication est mise en place dans l’urgence, au milieu de la nuit, trois jours après l’attentat de la Piazza Fontana qui a traumatisé le pays. Les approximations et les contradictions reflètent ainsi la sempiternelle fragilité des témoignages humains et du contexte émotionnel.

Quant au juge D’Ambrosio qui, trente ans après le verdict, reçoit des lettres lui reprochant d’avoir acquitté les « assassins » de Pinelli, il résume ainsi les dégâts du complotisme de Lotta Continua : « ils ont convaincu les gens de gauche, au plus profond de leur conscience, que Pinelli avait été tué et que les procès étaient des simulacres. » [8]

Exécuté de deux balles tirées dans le dos, Luigi Calabresi était âgé de 32 ans. Il avait deux enfants et un troisième qui allait naître quelques mois après sa mort. Son assassinat n’a jamais été revendiqué mais la justice italienne l’a attribué, au terme de plusieurs instructions, au mouvement Lotta Continua, dont le dirigeant, Adriano Sofri, a été condamné aux côtés de Giorgio Pietrostefani, qui s’est enfui en France où il vit toujours, et d'Ovidio Bompressi. Dans le livre qu'il a consacré aux années de plomb, Mario Calabresi, le deuxième fils de Luigi Calabresi écrit :

« Certains minimisent la chose en m’expliquant qu’il y a toujours des minorités qui cultivent la thèse du complot, des gens qui pensent qu’Elvis est vivant ou que les tours jumelles [du World Trade Center - ndlr] ont été abattues par les Américains. D’autres me suggèrent de prendre tout ça à la légère […] Franchement, je n’y parviens pas, je trouve que proférer de fausses accusations est une insulte à l’intelligence, et je pense que ce n’est pas rendre service à la démocratie ni à la paix civile. » [9]

 

Notes :
[1] Marc Lazar, « Les années de plomb : une guerre civile ? » in L’Italie des années de plomb, Autrement, 2010, pp. 147 - 163.
[2] Collectif, L’état massacre, Éditions Champ Libre, 1971, pp. 116 - 170.
[3] Mario Calabresi, Sortir de la nuit (une histoire des années de plomb), Gallimard, 2008, pp. 69 - 70.
[4] Ibid, p. 70.
[5] Ibid.
[6] Ibid, p. 72.
[7] Ibid, pp. 72 - 73.
[8] Ibid, p. 69.
[9] Ibid, p. 62.

 

Voir aussi :

« L'affaire O.J. Simpson » : crime, théorie du complot et acquittement

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Au premier plan, la une du journal Lotta Continua du 18 mai 1972 annonçant la mort de Luigi Calabresi, qualifié de « responsable majeur de l'assassinat de Pinelli » (montage Conspiracy Watch).

Le matin du 17 mai 1972, le commissaire Luigi Calabresi est assassiné devant son domicile à Milan. Accusé par l'extrême gauche italienne d’avoir maquillé en accident le décès de l’anarchiste Giuseppe Pinelli deux ans et demi plus tôt, Calabresi était devenu l'homme à abattre.

Dans le climat extrêmement tendu des « années de plomb » [1], la défiance vis-à-vis des autorités est à son comble et mène à des mécanismes d'auto-intoxication. Tandis qu’un manifeste, diffusé à partir de 1970 puis édité en France aux Éditions Champ Libre sous le titre L’État massacre, dénonce le rôle présumé de l’État italien dans la vague d'attentats qui ensanglantent alors le pays, une grande partie de l'opinion de la Péninsule, surtout à gauche, se persuade que la mort de Pinelli a été causée par la police italienne. Mais pour comprendre l’enchaînement des faits dramatiques ayant conduit à l’exécution de Luigi Calabresi, il faut revenir au 12 décembre 1969.

L’attentat de la Piazza Fontana

Ce jour-là, à 16h37, une bombe dissimulée dans une sacoche en cuir explose à l’intérieur de la Banque nationale de l’Agriculture, à Milan, sur la place Fontana, à deux pas du Duomo. Le bilan est de 16 morts et 88 blessés.

Chercheurs et journalistes s'accordent généralement pour considérer cet acte terroriste comme le point de départ d’une « stratégie de la tension » initiée par certaines composantes de l’État italien évoluant dans la mouvance néo-fasciste. Par un glissement narratif, l’attentat de la Piazza Fontana a ainsi été érigé en symbole : il signerait le premier acte d'un « terrorisme d’État » qui se déchaînerait contre les conquêtes sociales de « l’automne chaud » de 1969.

L’attentat de la Piazza Fontana n’est pas le premier attentat à la bombe commis en Italie dans les années soixante. Mais c'est le plus meurtrier. Surtout, il intervient dans le cadre d'une campagne coordonnée puisque, le même jour, une autre bombe est découverte à Milan et que trois autres explosent à Rome, blessant plusieurs personnes. S’il n’existe aucune trace formelle de la planification d'une quelconque « stratégie de la tension » au niveau de l’État, les historiens ont documenté d’authentiques manœuvres de déstabilisation de la démocratie italienne, l’instrumentalisation d’éléments provenant de la police et de l’armée, et les obstacles rencontrés par les magistrats dans leurs investigations.

Ce 12 décembre 1969, l’émotion collective est telle que le gouvernement et les forces de police sont mis sous pression pour obtenir des résultats rapides. Le contexte social et politique, exacerbé par les appels à la lutte armée que répertorient les services de renseignements, oriente dans un premier temps les enquêteurs vers le milieu anarchiste. Il sera prouvé par la suite que les attentats à la bombe des années soixante, dont celui de la Piazza Fontana, ont été exécutés pour la plupart par une cellule terroriste de l’organisation néo-fasciste Ordine Nuovo, implantée en Vénétie, et dont l’objectif était, précisément, de faire accuser les réseaux anarchistes.

« Commissaire-fenêtre »

Giuseppe Pinelli (crédits : Mondadori/Getty Images).

Le 13 décembre 1969, Giuseppe Pinelli, cheminot et militant anarchiste connu des autorités, se rend au siège de la préfecture de police de Milan où il a été convoqué. En toute illégalité, il y est retenu et interrogé.

Le 15 décembre, vers minuit, alors qu’il se trouve dans le bureau du commissaire Calabresi, Pinelli bascule par la fenêtre et fait une chute de quatre étages dans le vide. Il meurt sur le coup.

Très rapidement, les contradictions et les maladresses qui émanent des premières déclarations officielles ajoutées aux fragilités des témoignages oculaires nourrissent la suspicion. La rumeur a tôt fait de désigner un coupable : Luigi Calabresi.

Baptisé « commissaire-fenêtre », ce dernier devient la cible d’une campagne de diffamation virulente à grands renforts d'articles de presse, d'émissions de radio, de tracts et d'affiches. Dario Fo met en scène une pièce de théâtre intitulée Mort accidentelle d’un anarchiste qui présente clairement le commissaire comme l'assassin de Pinelli. Un collectif de militants du groupe d'extrême gauche Lotta Continua concocte un rapport destiné à démontrer de manière irréfutable [2] que la mort de Pinelli n'est pas un accident, qu'il a été défenestré de manière délibérée en présence de Calabresi. Pour les auteurs de cette « contre-enquête », l’objectif des autorités était, à travers Pinelli, d’atteindre Giangiacomo Feltrinelli, éditeur de renom passé à la clandestinité, membre et mécène du Parti communiste italien et soutien de la gauche extra-parlementaire. Celui-ci trouvera la mort le 14 mars 1972, en manipulant des explosifs sur un pylône électrique près de Milan.

S'inscrivant dans une logique de résistance face à un pouvoir qu'ils qualifient de « fasciste », les militants de Lotta Continua exposent, dans le quatrième chapitre de leur ouvrage, le scénario de la mort de Pinelli. Selon eux, l’ambulance chargée d'emmener le corps sans vie du militant anarchiste n'aurait pas été appelée après mais « avant » la défenestration mortelle.

Pour estimer la valeur de l'argument, il suffit de se reporter aux déclarations du juge Gerardo D’Ambrosio. Chargé de l'enquête sur les circonstances de la mort de Pinelli, D'Ambrosio compte parmi les magistrats qui ont contribué à réorienter les investigations policières de l'attentat de la Piazza Fontana vers la piste de l'extrême droite. Voici sa réponse :

« Avec mon greffier, je suis allé au 117, le service de police qui à l’époque chapeautait les ambulances. J’ai demandé à voir comment ils fonctionnaient. Ils m’ont emmené dans la salle de contrôle […]. Ils m’ont montré d’où venait l’ambulance pour Pinelli et l’heure où elle avait été appelée. Ils ont pris le registre, l’ont ouvert au 15 décembre, et il était marqué qu’à exactement minuit et une minute on avait appelé l’ambulance de la piazza Cinque Giornate. On a donc fait l’expérience […] et on a vu que quelques minutes suffisaient. L’heure de la chute et celle de l’appel coïncidaient parfaitement, il n’y avait aucun mystère. » [3]

Une « lésion bulbaire » au niveau du cou de Pinelli confirmerait la thèse du fameux « coup de karaté » qui lui aurait été administré par les policiers. Sur ce point le juge D’Ambrosio est ici encore formel :

« Après avoir exhumé la dépouille, nous avons fait faire une expertise qui a conclu qu’il n’y avait eu aucun coup de karaté. La tache, comme l’expliquaient tous les experts, était due au fait que le cadavre était resté longtemps sur le marbre de la morgue. » [4]

Une autre rumeur veut qu'un sérum de vérité ait été inoculé à Pinelli comme en témoignerait la trace d’une piqûre d’aiguille sur son bras. Réponse du juge D’Ambrosio :

« C’était la marque de la perfusion qu’on lui avait posée à l’hôpital pour tenter de lui sauver la vie […] Dans le Corriere d’Informazione, j’ai trouvé une photo de Pinelli avec sa perf' dans le bras, j’ai fait mettre les négatifs sous séquestre, je les ai fait développer et j’ai joint les photos au dossier. » [5]

Au-delà des thèses fantaisistes et des témoignages peu fiables, une question demeure essentielle : dans quelles circonstances Giuseppe Pinelli est-il passé par la fenêtre ? Les premières versions des autorités – dont une mentionnant un suicide précédé d’une courte exhortation théâtrale – sont impossibles à défendre.

Pinelli a-t-il été poussé délibérément ? Rien ne le prouve. A-t-il été poussé par accident après avoir été violenté ? Là encore, malgré les théories du coup de karaté et du sérum de vérité, aucun indice médical n’a été relevé pouvant accréditer cette hypothèse. La réalité est sans doute infiniment plus prosaïque : « nous avons étudié toutes les modalités possibles de la chute, explique le juge D’Ambrosio, [...] nous avons même fait des expertises en piscine pour établir ce qui s’était passé. On a fait toutes les évaluations possibles et imaginables, jusqu’à ce que les techniciens montrent que l’homme s’était appuyé à la rambarde et était tombé. » [6]

Calabresi ou l'assassinat d'un innocent

Sortir de la nuit, de Mario Calabresi (Gallimard, 2008).

Au terme de plusieurs années d’enquête, trois ans après l’assassinat de Luigi Calabresi, ce dernier a été totalement innocenté par la justice italienne, et le juge D’Ambrosio a retenu la seule explication rationnelle qui demeure valable, selon lui, dans un contexte de délire collectif. « Pinelli était à la préfecture de police depuis trois jours, presque à jeun, il n’avait pas dormi […]. Il s’était probablement senti mal, il avait eu un vertige et s’était écroulé contre l’appui de la fenêtre, qui n’était haut que de quatre-vingt-dix centimètres […]. L’hypothèse la plus probable est que, après l’interrogatoire, il a ouvert la fenêtre pour respirer un peu d’air frais et qu’avec le jeûne, la fatigue et la tension, il a eu le vertige, et que donc il est passé par-dessus la rambarde. » [7]

Cette conviction du juge D’Ambrosio ne permet pas d’éclaircir précisément les circonstances de la chute de Pinelli, mais son enquête a permis d’écarter catégoriquement la culpabilité de Calabresi dans la mort du militant anarchiste : le commissaire n'était même pas présent dans son bureau au moment du drame.

Quant aux tenants de la thèse du complot policier, ils se sont avérés incapables de fournir des preuves sérieuses que Pinelli ait été assassiné. Les dissonances relevées dans les premières déclarations des autorités, parfois à juste titre, plaident d'ailleurs contre la thèse d'une machination qui aurait été savamment préparée. Bien au contraire : les policiers présents dans le bureau, ainsi que Luigi Calabresi, qui accourt dans la pièce juste après la chute de Pinelli, sont complètement pris au dépourvu par ce qui vient de se dérouler. Une communication est mise en place dans l’urgence, au milieu de la nuit, trois jours après l’attentat de la Piazza Fontana qui a traumatisé le pays. Les approximations et les contradictions reflètent ainsi la sempiternelle fragilité des témoignages humains et du contexte émotionnel.

Quant au juge D’Ambrosio qui, trente ans après le verdict, reçoit des lettres lui reprochant d’avoir acquitté les « assassins » de Pinelli, il résume ainsi les dégâts du complotisme de Lotta Continua : « ils ont convaincu les gens de gauche, au plus profond de leur conscience, que Pinelli avait été tué et que les procès étaient des simulacres. » [8]

Exécuté de deux balles tirées dans le dos, Luigi Calabresi était âgé de 32 ans. Il avait deux enfants et un troisième qui allait naître quelques mois après sa mort. Son assassinat n’a jamais été revendiqué mais la justice italienne l’a attribué, au terme de plusieurs instructions, au mouvement Lotta Continua, dont le dirigeant, Adriano Sofri, a été condamné aux côtés de Giorgio Pietrostefani, qui s’est enfui en France où il vit toujours, et d'Ovidio Bompressi. Dans le livre qu'il a consacré aux années de plomb, Mario Calabresi, le deuxième fils de Luigi Calabresi écrit :

« Certains minimisent la chose en m’expliquant qu’il y a toujours des minorités qui cultivent la thèse du complot, des gens qui pensent qu’Elvis est vivant ou que les tours jumelles [du World Trade Center - ndlr] ont été abattues par les Américains. D’autres me suggèrent de prendre tout ça à la légère […] Franchement, je n’y parviens pas, je trouve que proférer de fausses accusations est une insulte à l’intelligence, et je pense que ce n’est pas rendre service à la démocratie ni à la paix civile. » [9]

 

Notes :
[1] Marc Lazar, « Les années de plomb : une guerre civile ? » in L’Italie des années de plomb, Autrement, 2010, pp. 147 - 163.
[2] Collectif, L’état massacre, Éditions Champ Libre, 1971, pp. 116 - 170.
[3] Mario Calabresi, Sortir de la nuit (une histoire des années de plomb), Gallimard, 2008, pp. 69 - 70.
[4] Ibid, p. 70.
[5] Ibid.
[6] Ibid, p. 72.
[7] Ibid, pp. 72 - 73.
[8] Ibid, p. 69.
[9] Ibid, p. 62.

 

Voir aussi :

« L'affaire O.J. Simpson » : crime, théorie du complot et acquittement

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à propos de l'auteur
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Stéphane Lacombe
Consultant formateur sur la prévention de la radicalisation et auteur de plusieurs articles sur le terrorisme en Italie, Stéphane Lacombe fut le directeur adjoint de l'Association française des victimes du terrorisme (AFVT) de 2015 à 2018.
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