Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Massacre de Jonestown, 1978 : la part de responsabilité des complotistes

Publié par Bertrand Maury20 novembre 2018

Comment les théoriciens du complot ont accompagné le « suicide révolutionnaire » du Temple du peuple, la secte créée par Jim Jones [1].

Jim Jones devant les fidèles de la secte du Temple du peuple (1978 ; capture d'écran YouTube/ABC)

18 novembre 1978. Le monde entier découvre avec effroi l’existence de Jonestown, une communauté agraire située au Guyana, à l’occasion de l’indicible hécatombe qui vient de s’y dérouler : des centaines de morts de tous les âges venus des Etats-Unis, des Noirs issus pour la plupart des ghettos des mégalopoles et des Blancs de la middle class californienne, tous épris d’idéaux progressistes pour bâtir une société meilleure, sans différence de classe ou de couleur de peau. Le bilan du massacre s’alourdit au fur et à mesure de sa découverte : de près de 400 cadavres selon les premiers rapports de l’armée guyanienne, le décompte des morts retrouvés à Jonestown par l’armée américaine est rehaussé officiellement à 909 victimes dont plus de 300 mineurs. A ces chiffres effroyables, il faut ajouter les cinq personnes abattues préalablement dans la tuerie de l’aérodrome à Port Kaituma (le député Leo Ryan, trois journalistes et une transfuge de Jonestown) et les quatre « suicidés » de la maison du « Temple du peuple » à Georgetown (la capitale du Guyana) : une mère de famille, Sharon Amos qui a égorgé ses trois enfants [2] avant de se donner la mort sur l’ordre direct de Jim Jones, le chef de la secte du Temple du peuple. 917 victimes au total, dont un tiers étaient des enfants.

Une abondance de sources

« Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter », cet aphorisme emprunté au philosophe hispano-américain George Santayana était inscrit sur un panneau au-dessus du trône de Jim Jones. Une abondante littérature, notamment universitaire, a aujourd'hui fait la lumière sur l’histoire du Temple du peuple. Les enquêtes approfondies et les récits détaillés de journalistes qui ont accompagné la délégation de Leo Ryan à Jonestown et qui ont miraculeusement survécu à la tuerie de Port Kaituma (Charles Krause, Le massacre de Guyana ; Ron Javers avec Marshall Kilduff, L’enfer de Guyana ; Tim Reiterman, Raven) ont largement dissipé les zones d’ombres qui persistaient à entourer les circonstances du massacre de Jonestown. Les témoignages de survivants anciens adeptes de la secte [3] conservent la mémoire de ce qu’ils nomment un « holocauste ».

Plusieurs documentaires racontent l’histoire de la tragédie : de l’ascension de Jim Jones et son Temple du peuple (de l’Indiana au Guyana en passant par la Californie) jusqu’à la mission que s’était assignée le député Leo Ryan (élu de la région de San Francisco et membre de la Chambre des Représentants pour le Parti Démocrate) de venir vérifier sur place par lui-même les plaintes qu’il avait reçues de familles et d’anciens adeptes de la secte. Si la plupart des documentaires accessibles sur internet sont en langue anglaise, le lecteur francophone peut néanmoins se rapporter à ce docudrama de National Geographic ou encore à cet autre traduit et diffusé sur la chaîne Planète : les deux mêlent images d’archives, reconstitutions et précieux témoignages mais restent assez fidèles aux faits. De nombreux articles relatent avec encore plus de précision comment le massacre a pu se produire. Parmi ceux qui ont été traduits en français, retenons ici le témoignage de Tommy Bogue, un adolescent que son père membre de la secte avait réussi à attirer à Jonestown. Il a survécu grâce à son père qui, le 18 novembre, a demandé à Leo Ryan de quitter avec lui Jonestown avec son fils. Son meilleur ami, Brian Davis, qui avait le même âge et avec qui il fomentait des plans d’évasion, n’a pas eu cette chance : il est mort empoisonné en fin d’après-midi du 18 novembre à Jonestown. De cet enfer ou de ce « paradis perdu » selon quelques anciens adeptes du Temple du peuple, les témoignages sont éloquents sur les conditions de vie (travail au champs obligatoire ; riz matin, midi et soir ; légumes de temps en temps mais pas de viande ou de poisson ; relations sexuelles contrôlées ; pas d’alcool ni tabac ni drogues, c’est-à-dire toutes les substances qu’ingurgitait le gourou dans sa mégalomanie mortifère), sur les techniques de manipulation mentale dans une micro-société réduite à l’autarcie ou sur les répétitions du « suicide révolutionnaire » quand, bien avant la visite de la délégation de Leo Ryan, Jim Jones convoquait ses adeptes à des « nuits blanches » pour boire, selon ses dires, une boisson empoisonnée (qui en fait ne l’était pas puisqu’il ne s’agissait que d’une préparation) en leur tenant des discours paranoïaques.

L’emprise sectaire

Ainsi que le souligne l’ancien président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), Georges Fenech ou l’analyse du psychiatre Daniel Zagury en étudiant le cas des « reclus de Monflanquin », la paranoïa exacerbée, du gourou comme de ses adeptes, est un élément central de l’emprise mentale observable dans le phénomène sectaire. L’hécatombe de Jonestown en constitue une tragique illustration.

Le Temple du peuple était une secte millénariste. Depuis les années 1950 et ses débuts de prêcheur en Indiana, Jim Jones s’était lui-même convaincu de l’imminence d’une apocalypse nucléaire. Il en a persuadé ses premiers adeptes. Après avoir lu un article dans le magazine Esquire, il décide d’émigrer avec ses ouailles à Redwood Valley en Californie qui était, selon ses dires, l’un des seuls endroits au monde capable de résister à la catastrophe atomique. C’est là, dans les années 1960 et 1970, que la secte a le plus prospéré. C’est de Californie, suite aux plaintes des familles et d’anciens membres, qu’elle se délocalise en 1977 au Guyana, un pays bordé par le Venezuela, le Brésil et le Suriname. Trois ans auparavant, Jim Jones y avait acquis des terres situées au beau milieu de la jungle pour y implanter une petite communauté agraire soudée par la conviction que la fin des temps était proche.

Jones prétendait que ceux qui avaient quitté la secte étaient des traîtres ou des agents de la CIA infiltrés. En était-il lui-même convaincu ? Peu importe. A 42 ans, le gourou se présentait comme la réincarnation de Jésus-Christ et Lénine. Son délire mégalomaniaque se doublait d’une appétence pour les théories du complot. Deborah Layton Blakey, une ancienne adepte qui s’est enfuie de Jonestown en mai 1978, rapporte [4] :

« Le révérend Jones se voyait lui-même comme l’objet d’une conspiration. L’identité des conspirateurs changeait selon sa vision erratique du monde. Il installait chez les autres la crainte que, par leur contact avec lui, ils étaient devenus les objectifs de la conspiration. Il avait convaincu les membres du Temple qui étaient noirs que s’ils ne le suivaient pas au Guyana, ils seraient mis dans des camps de concentration et assassinés. Il faisait croire aux membres de race blanche de la secte que leur nom figurait sur une liste secrète des ennemis de l’Etat que conservait la CIA et qu’ils seraient recherchés, torturés, emprisonnés puis tués s’ils ne s’enfuyaient pas au Guyana ».

Paranoïa et théories du complot au cœur de la tragédie

Deux avocats de la secte étaient à Jonestown au moment des événements du 17 et 18 novembre 1978 : Charles Garry et Mark Lane.

Fils de migrants arméniens qui avaient fui l’Anatolie lors du génocide de 1915, Charles Garry était un avocat californien réputé pour son engagement dans la lutte pour les Droits civiques et la défense de groupes d’opposition à la guerre du Viêt Nam. Cet ancien conseiller juridique des Black Panthers s’était déjà fait remarquer par un courage certain au début de la « chasse aux sorcières », en déclarant en 1948 devant la « Commission d’enquête sur les activités antiaméricaines » qu’il se considérait comme à la fois communiste et chrétien. Le Temple du peuple l’a chargé de défendre ses intérêts face à la persécution dont la secte se prétendait victime en juillet 1977, quelques jours avant que Jim Jones et ses ouailles n’émigrent définitivement au Guyana.

Quant à Mark Lane, il jouissait lui aussi dans les années 1970 d’une réelle notoriété dans les milieux progressistes américains et même outre-Atlantique. Il était le principal défenseur des théories du complot qui accusaient les services secrets et autres forces occultes à Washington d’avoir fomenté les assassinats de John F. Kennedy, Martin Luther King, Robert Kennedy et Malcom X, et d’avoir manipulé les émeutes raciales ou la guerre au Viêt Nam. Avide de publicité, Lane s’est d’abord fait connaitre avec l’affaire Kennedy. Après avoir tenté en vain de représenter les droits de la défense de Lee Harvey Oswald devant la Commission d’enquête présidée par Earl Warren (qui était non pas chargée de procéder à un procès mais de faire une enquête sur les circonstances de l’assassinat du président), il était devenu l’avocat de la mère de l’assassin, Marguerite Oswald, et c’est à ce titre qu’il fut lui-même interrogé par la Commission Warren. En 1966, Lane a publié un ouvrage complotiste devenu un best-seller dans le monde entier, Rush to Judgment, traduit en français sous le titre L’Amérique fait appel et dont la plupart des médias professionnels dits « mainstream » – L’Express, Paris-Match, Le Nouvel Obs ou Le Figaro pour ne citer qu’eux – ont fait à l’époque leurs choux gras. Il y prétendait qu’Oswald n’avait été qu’un pigeon (« patsy ») à qui l’on aurait commodément fait porter le chapeau avant de l’éliminer. En 1970, Lane a colporté  dans un nouvel écrit, Conversations with Americans: Testimony from 32 Vietnam Veterans, des témoignages bidonnés d’anciens combattants de la guerre du Viêt Nam. Le reporter de guerre envoyé du New York Times au Viêt Nam, Neil Sheehan, qui a révélé au grand public en 1971 les Pentagon Papers, s’en est offusqué dès la parution du livre. En 1978, Mark Lane a été recruté par James Earl Ray, l’assassin de Martin Luther King, pour le représenter devant le House Select Committee on Assassinations (la Commission parlementaire de révision des enquêtes sur les assassinats de Kennedy et Martin Luther King) dans l’espoir de plaider que lui aussi ne serait qu’un bouc-émissaire, victime d’une conspiration gouvernementale.

Lire, sur Conspiracy Watch : La théorie du complot ou le deuxième assassinat de Martin Luther King (04/04/2018)

C’est dans cette perspective qu’à l’été 1978, le Temple du peuple a engagé Mark Lane et Donald Freed, autre personnage versé dans la théorie du complot [5] : il s’agissait d’instiller dans les médias l’idée que les persécutions dont se plaignait la secte de Jim Jones avaient pour origine une vaste conspiration orchestrée par les services secrets au plus haut niveau de l’Etat fédéral.

Les relations entre Charles Garry et Mark Lane étaient exécrables avant le 18 novembre 1978 et elles le sont restées par la suite. Pourtant, cette nuit-là, ils ont eu besoin l’un de l’autre pour sauver leur peau ensemble. Quand Jim Jones entame son discours final appelant ses adeptes au « suicide révolutionnaire », les deux hommes parviennent à s’enfuir dans la jungle guyanienne. Après des heures de peur et d’errance dans une forêt hostile, ils sont retrouvés le lendemain puis rapatriés aux Etats-Unis. Face à l’étendue du massacre qu’ils ont laissé derrière eux, l’aura de ces deux avocats de grand renom s’en est trouvée considérablement amoindrie.

Charles Garry reprochait amèrement à Mark Lane sa propension effrénée aux délires complotistes et d’avoir attisé la paranoïa de Jim Jones ainsi que celle des adeptes du Temple du peuple. Charles Garry était pourtant loin d’être exempt de tous reproches. Après avoir visité Jonestown début septembre 1977, il déclare à la presse que la communauté est un « paradis » et dénonce « une conspiration des agences gouvernementales pour détruire le Temple du peuple ». Ce dont il se dédira plus tard en constatant, dans sa recherche de preuves, l’absence d’intérêt du gouvernement envers les activités de la secte (considérée comme une église et protégée à ce titre par la législation américaine) et plus encore, l’absence de la moindre trace d’un complot pour en exterminer les membres [6].

L’aveuglement de Charles Garry était irresponsable et à ce titre coupable mais ni plus, ni moins que celui des deux envoyés du consulat américain de Guyana qui ont visité à quatre reprises le camp de Jonestown avant le 18 novembre sans jamais rien y trouver à redire. Comme en témoignent les festivités du 17 novembre et la brève allocution apparemment enthousiaste de Leo Ryan devant les membres de la communauté, Jim Jones n’avait pas son pareil pour présenter à ses hôtes d’une demi-journée ou d’une soirée, une sorte de « village Potemkine ».

Recruté par le Temple du peuple à l’été 1978, Mark Lane n’a jamais eu les scrupules de Charles Garry pour alimenter la paranoïa ambiante avec les théories du complot dont il avait fait profession. Que ce soit avant [7] ou après le massacre. En 1980, il publie un livre, The Strongest poison, qui, sans nier la folie destructrice de Jim Jones, prétend que le massacre de Jonestown est un complot des services secrets américains [8].

Dans les années 1980, Mark Lane, bien que d’origine juive, s’est rapproché des milieux d’extrême droite, de l’hitlérolâtre Willis Carto et du Liberty Lobby dont il était devenu l’un des avocats. Dans les années 90, il a plaidé en faveur de l’Institute for Historical Review (IHR), la principale organisation négationniste américaine, contre Mel Mermelstein, un survivant du camp d'extermination d'Auschwitz.

Dans les années 2000, Mark Lane tombe dans un certain oubli médiatique. Sauf auprès des complotistes de l’affaire Kennedy pour lesquels il est toujours resté une référence. Son décès à l’âge de 89 ans, survenu en 2016 des suites d’un infarctus du myocarde, a fait l’objet de quelques articles dans la presse anglophone : comme ont pu le noter le New York Times ou The Telegraph, Lane était un théoricien du complot professionnel.

« Don’t  drink the Kool-Aid » (« Ne bois pas le soda ») est devenue un diction populaire dans la contre-culture américaine. L’expression est née du massacre de Jonestown : la mixture qui a causé la mort de plus de 900 personnes était composée pour un tiers de jus de raisin en poudre (a priori, du Flavor Aid plutôt que du Kool-Aid), pour un autre de Valium et pour le dernier de cyanure. Reste à déterminer si les théories du complot au cœur du massacre de Jonestown y ont joué l’effet sucré du jus de raisin, le soporifique du valium ou le mortel du cyanure.

 

Notes :

[1] Ce texte s’appuie en grande partie sur les ressources, documents et témoignages mis en ligne sur le site Alternative Considerations of Jonestown and Peoples Temple, animé par Rebecca Moore et rattaché à l’Université de San Diego.
[2] Martin Amos, 10 ans, Christa Amos, 11 ans et Liane Harris, 21 ans, née d’un autre mariage et dont le père, Sherwan Harris, un membre du Comité des familles contre la secte, s’était rendu au Guyana pour tenter de sauver sa fille.
[3] Par exemple, Leslie Wagner Wilson qui s’est enfuie dans la jungle guyanaise avec un petit groupe dans la matinée du 18 novembre 1978. Elle a ainsi pu sauver sa vie et celle de son fils de trois ans quand, quelques heures plus tard, tous les autres membres de sa famille sont morts empoisonnés dans le camp.
[4] Témoignage sous serment, traduit en français dans l’ouvrage du journaliste et témoin de la tragédie, Charles Krause, Le massacre de Guyana (Presse de la Renaissance, 1978).
[5] Dramaturge et scénariste de talent, Freed est lui aussi versé dans le complotisme. Il est l’auteur de nombreux articles sur l’assassinat de JFK et d’un ouvrage peu recommandable sur celui de RFK. Dans le même style, il a signé dans les années 1990 un livre qui prétendait que l’affaire O. J. Simpson ne serait elle-aussi qu’un vaste complot.
[6] Charles Garry s’est lourdement trompé sur le Temple du peuple mais il l'a au moins reconnu : « Jim Jones m’a dupé » avouait-il à chaque fois qu’il a été interrogé sur ce massacre, dont il ne voulait plus jamais parler. Il ne fut pas le seul, Jim Jones en a dupé bien d’autres : George Moscone et Harvey Milk (tous les deux assassinés une semaine plus tard dans une affaire qui n’a rien à voir avec celle de Jonestown), Jane Fonda, Rosalynn Carter (la femme de Jimmy Carter, alors président des Etats-Unis en exercice) ainsi que beaucoup de ceux qui voulaient croire au caractère progressiste du combat de Jim Jones en faveur d’une société plus juste, sans différence de classe, de sexe ou de couleur de peau. La réalité de la secte était toute autre, ne serait-ce que sur le plan de l’égalité raciale : si 80% des membres de la secte étaient issus des ghettos noirs, les Blancs occupaient plus de 80% des postes à responsabilité.
[7] Voir ici le système de défense qu’il avait proposé à la secte de Jim Jones.
[8] Selon Mark Lane, Timothy Stoen, un ancien adepte du Temple qui avait porté plainte auprès de Leo Ryan afin de récupérer son fils de six ans, aurait été un agent provocateur infiltré dans la secte par la CIA.

 

L’auteur : Collaborateur de longue date de Conspiracy Watch, Bertrand Maury est l’un des plus fins connaisseurs francophones des théories du complot autour de l’assassinat de John F. Kennedy. Son intérêt pour le phénomène conspirationniste remonte aux années 1980.

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Comment les théoriciens du complot ont accompagné le « suicide révolutionnaire » du Temple du peuple, la secte créée par Jim Jones [1].

Jim Jones devant les fidèles de la secte du Temple du peuple (1978 ; capture d'écran YouTube/ABC)

18 novembre 1978. Le monde entier découvre avec effroi l’existence de Jonestown, une communauté agraire située au Guyana, à l’occasion de l’indicible hécatombe qui vient de s’y dérouler : des centaines de morts de tous les âges venus des Etats-Unis, des Noirs issus pour la plupart des ghettos des mégalopoles et des Blancs de la middle class californienne, tous épris d’idéaux progressistes pour bâtir une société meilleure, sans différence de classe ou de couleur de peau. Le bilan du massacre s’alourdit au fur et à mesure de sa découverte : de près de 400 cadavres selon les premiers rapports de l’armée guyanienne, le décompte des morts retrouvés à Jonestown par l’armée américaine est rehaussé officiellement à 909 victimes dont plus de 300 mineurs. A ces chiffres effroyables, il faut ajouter les cinq personnes abattues préalablement dans la tuerie de l’aérodrome à Port Kaituma (le député Leo Ryan, trois journalistes et une transfuge de Jonestown) et les quatre « suicidés » de la maison du « Temple du peuple » à Georgetown (la capitale du Guyana) : une mère de famille, Sharon Amos qui a égorgé ses trois enfants [2] avant de se donner la mort sur l’ordre direct de Jim Jones, le chef de la secte du Temple du peuple. 917 victimes au total, dont un tiers étaient des enfants.

Une abondance de sources

« Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter », cet aphorisme emprunté au philosophe hispano-américain George Santayana était inscrit sur un panneau au-dessus du trône de Jim Jones. Une abondante littérature, notamment universitaire, a aujourd'hui fait la lumière sur l’histoire du Temple du peuple. Les enquêtes approfondies et les récits détaillés de journalistes qui ont accompagné la délégation de Leo Ryan à Jonestown et qui ont miraculeusement survécu à la tuerie de Port Kaituma (Charles Krause, Le massacre de Guyana ; Ron Javers avec Marshall Kilduff, L’enfer de Guyana ; Tim Reiterman, Raven) ont largement dissipé les zones d’ombres qui persistaient à entourer les circonstances du massacre de Jonestown. Les témoignages de survivants anciens adeptes de la secte [3] conservent la mémoire de ce qu’ils nomment un « holocauste ».

Plusieurs documentaires racontent l’histoire de la tragédie : de l’ascension de Jim Jones et son Temple du peuple (de l’Indiana au Guyana en passant par la Californie) jusqu’à la mission que s’était assignée le député Leo Ryan (élu de la région de San Francisco et membre de la Chambre des Représentants pour le Parti Démocrate) de venir vérifier sur place par lui-même les plaintes qu’il avait reçues de familles et d’anciens adeptes de la secte. Si la plupart des documentaires accessibles sur internet sont en langue anglaise, le lecteur francophone peut néanmoins se rapporter à ce docudrama de National Geographic ou encore à cet autre traduit et diffusé sur la chaîne Planète : les deux mêlent images d’archives, reconstitutions et précieux témoignages mais restent assez fidèles aux faits. De nombreux articles relatent avec encore plus de précision comment le massacre a pu se produire. Parmi ceux qui ont été traduits en français, retenons ici le témoignage de Tommy Bogue, un adolescent que son père membre de la secte avait réussi à attirer à Jonestown. Il a survécu grâce à son père qui, le 18 novembre, a demandé à Leo Ryan de quitter avec lui Jonestown avec son fils. Son meilleur ami, Brian Davis, qui avait le même âge et avec qui il fomentait des plans d’évasion, n’a pas eu cette chance : il est mort empoisonné en fin d’après-midi du 18 novembre à Jonestown. De cet enfer ou de ce « paradis perdu » selon quelques anciens adeptes du Temple du peuple, les témoignages sont éloquents sur les conditions de vie (travail au champs obligatoire ; riz matin, midi et soir ; légumes de temps en temps mais pas de viande ou de poisson ; relations sexuelles contrôlées ; pas d’alcool ni tabac ni drogues, c’est-à-dire toutes les substances qu’ingurgitait le gourou dans sa mégalomanie mortifère), sur les techniques de manipulation mentale dans une micro-société réduite à l’autarcie ou sur les répétitions du « suicide révolutionnaire » quand, bien avant la visite de la délégation de Leo Ryan, Jim Jones convoquait ses adeptes à des « nuits blanches » pour boire, selon ses dires, une boisson empoisonnée (qui en fait ne l’était pas puisqu’il ne s’agissait que d’une préparation) en leur tenant des discours paranoïaques.

L’emprise sectaire

Ainsi que le souligne l’ancien président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), Georges Fenech ou l’analyse du psychiatre Daniel Zagury en étudiant le cas des « reclus de Monflanquin », la paranoïa exacerbée, du gourou comme de ses adeptes, est un élément central de l’emprise mentale observable dans le phénomène sectaire. L’hécatombe de Jonestown en constitue une tragique illustration.

Le Temple du peuple était une secte millénariste. Depuis les années 1950 et ses débuts de prêcheur en Indiana, Jim Jones s’était lui-même convaincu de l’imminence d’une apocalypse nucléaire. Il en a persuadé ses premiers adeptes. Après avoir lu un article dans le magazine Esquire, il décide d’émigrer avec ses ouailles à Redwood Valley en Californie qui était, selon ses dires, l’un des seuls endroits au monde capable de résister à la catastrophe atomique. C’est là, dans les années 1960 et 1970, que la secte a le plus prospéré. C’est de Californie, suite aux plaintes des familles et d’anciens membres, qu’elle se délocalise en 1977 au Guyana, un pays bordé par le Venezuela, le Brésil et le Suriname. Trois ans auparavant, Jim Jones y avait acquis des terres situées au beau milieu de la jungle pour y implanter une petite communauté agraire soudée par la conviction que la fin des temps était proche.

Jones prétendait que ceux qui avaient quitté la secte étaient des traîtres ou des agents de la CIA infiltrés. En était-il lui-même convaincu ? Peu importe. A 42 ans, le gourou se présentait comme la réincarnation de Jésus-Christ et Lénine. Son délire mégalomaniaque se doublait d’une appétence pour les théories du complot. Deborah Layton Blakey, une ancienne adepte qui s’est enfuie de Jonestown en mai 1978, rapporte [4] :

« Le révérend Jones se voyait lui-même comme l’objet d’une conspiration. L’identité des conspirateurs changeait selon sa vision erratique du monde. Il installait chez les autres la crainte que, par leur contact avec lui, ils étaient devenus les objectifs de la conspiration. Il avait convaincu les membres du Temple qui étaient noirs que s’ils ne le suivaient pas au Guyana, ils seraient mis dans des camps de concentration et assassinés. Il faisait croire aux membres de race blanche de la secte que leur nom figurait sur une liste secrète des ennemis de l’Etat que conservait la CIA et qu’ils seraient recherchés, torturés, emprisonnés puis tués s’ils ne s’enfuyaient pas au Guyana ».

Paranoïa et théories du complot au cœur de la tragédie

Deux avocats de la secte étaient à Jonestown au moment des événements du 17 et 18 novembre 1978 : Charles Garry et Mark Lane.

Fils de migrants arméniens qui avaient fui l’Anatolie lors du génocide de 1915, Charles Garry était un avocat californien réputé pour son engagement dans la lutte pour les Droits civiques et la défense de groupes d’opposition à la guerre du Viêt Nam. Cet ancien conseiller juridique des Black Panthers s’était déjà fait remarquer par un courage certain au début de la « chasse aux sorcières », en déclarant en 1948 devant la « Commission d’enquête sur les activités antiaméricaines » qu’il se considérait comme à la fois communiste et chrétien. Le Temple du peuple l’a chargé de défendre ses intérêts face à la persécution dont la secte se prétendait victime en juillet 1977, quelques jours avant que Jim Jones et ses ouailles n’émigrent définitivement au Guyana.

Quant à Mark Lane, il jouissait lui aussi dans les années 1970 d’une réelle notoriété dans les milieux progressistes américains et même outre-Atlantique. Il était le principal défenseur des théories du complot qui accusaient les services secrets et autres forces occultes à Washington d’avoir fomenté les assassinats de John F. Kennedy, Martin Luther King, Robert Kennedy et Malcom X, et d’avoir manipulé les émeutes raciales ou la guerre au Viêt Nam. Avide de publicité, Lane s’est d’abord fait connaitre avec l’affaire Kennedy. Après avoir tenté en vain de représenter les droits de la défense de Lee Harvey Oswald devant la Commission d’enquête présidée par Earl Warren (qui était non pas chargée de procéder à un procès mais de faire une enquête sur les circonstances de l’assassinat du président), il était devenu l’avocat de la mère de l’assassin, Marguerite Oswald, et c’est à ce titre qu’il fut lui-même interrogé par la Commission Warren. En 1966, Lane a publié un ouvrage complotiste devenu un best-seller dans le monde entier, Rush to Judgment, traduit en français sous le titre L’Amérique fait appel et dont la plupart des médias professionnels dits « mainstream » – L’Express, Paris-Match, Le Nouvel Obs ou Le Figaro pour ne citer qu’eux – ont fait à l’époque leurs choux gras. Il y prétendait qu’Oswald n’avait été qu’un pigeon (« patsy ») à qui l’on aurait commodément fait porter le chapeau avant de l’éliminer. En 1970, Lane a colporté  dans un nouvel écrit, Conversations with Americans: Testimony from 32 Vietnam Veterans, des témoignages bidonnés d’anciens combattants de la guerre du Viêt Nam. Le reporter de guerre envoyé du New York Times au Viêt Nam, Neil Sheehan, qui a révélé au grand public en 1971 les Pentagon Papers, s’en est offusqué dès la parution du livre. En 1978, Mark Lane a été recruté par James Earl Ray, l’assassin de Martin Luther King, pour le représenter devant le House Select Committee on Assassinations (la Commission parlementaire de révision des enquêtes sur les assassinats de Kennedy et Martin Luther King) dans l’espoir de plaider que lui aussi ne serait qu’un bouc-émissaire, victime d’une conspiration gouvernementale.

Lire, sur Conspiracy Watch : La théorie du complot ou le deuxième assassinat de Martin Luther King (04/04/2018)

C’est dans cette perspective qu’à l’été 1978, le Temple du peuple a engagé Mark Lane et Donald Freed, autre personnage versé dans la théorie du complot [5] : il s’agissait d’instiller dans les médias l’idée que les persécutions dont se plaignait la secte de Jim Jones avaient pour origine une vaste conspiration orchestrée par les services secrets au plus haut niveau de l’Etat fédéral.

Les relations entre Charles Garry et Mark Lane étaient exécrables avant le 18 novembre 1978 et elles le sont restées par la suite. Pourtant, cette nuit-là, ils ont eu besoin l’un de l’autre pour sauver leur peau ensemble. Quand Jim Jones entame son discours final appelant ses adeptes au « suicide révolutionnaire », les deux hommes parviennent à s’enfuir dans la jungle guyanienne. Après des heures de peur et d’errance dans une forêt hostile, ils sont retrouvés le lendemain puis rapatriés aux Etats-Unis. Face à l’étendue du massacre qu’ils ont laissé derrière eux, l’aura de ces deux avocats de grand renom s’en est trouvée considérablement amoindrie.

Charles Garry reprochait amèrement à Mark Lane sa propension effrénée aux délires complotistes et d’avoir attisé la paranoïa de Jim Jones ainsi que celle des adeptes du Temple du peuple. Charles Garry était pourtant loin d’être exempt de tous reproches. Après avoir visité Jonestown début septembre 1977, il déclare à la presse que la communauté est un « paradis » et dénonce « une conspiration des agences gouvernementales pour détruire le Temple du peuple ». Ce dont il se dédira plus tard en constatant, dans sa recherche de preuves, l’absence d’intérêt du gouvernement envers les activités de la secte (considérée comme une église et protégée à ce titre par la législation américaine) et plus encore, l’absence de la moindre trace d’un complot pour en exterminer les membres [6].

L’aveuglement de Charles Garry était irresponsable et à ce titre coupable mais ni plus, ni moins que celui des deux envoyés du consulat américain de Guyana qui ont visité à quatre reprises le camp de Jonestown avant le 18 novembre sans jamais rien y trouver à redire. Comme en témoignent les festivités du 17 novembre et la brève allocution apparemment enthousiaste de Leo Ryan devant les membres de la communauté, Jim Jones n’avait pas son pareil pour présenter à ses hôtes d’une demi-journée ou d’une soirée, une sorte de « village Potemkine ».

Recruté par le Temple du peuple à l’été 1978, Mark Lane n’a jamais eu les scrupules de Charles Garry pour alimenter la paranoïa ambiante avec les théories du complot dont il avait fait profession. Que ce soit avant [7] ou après le massacre. En 1980, il publie un livre, The Strongest poison, qui, sans nier la folie destructrice de Jim Jones, prétend que le massacre de Jonestown est un complot des services secrets américains [8].

Dans les années 1980, Mark Lane, bien que d’origine juive, s’est rapproché des milieux d’extrême droite, de l’hitlérolâtre Willis Carto et du Liberty Lobby dont il était devenu l’un des avocats. Dans les années 90, il a plaidé en faveur de l’Institute for Historical Review (IHR), la principale organisation négationniste américaine, contre Mel Mermelstein, un survivant du camp d'extermination d'Auschwitz.

Dans les années 2000, Mark Lane tombe dans un certain oubli médiatique. Sauf auprès des complotistes de l’affaire Kennedy pour lesquels il est toujours resté une référence. Son décès à l’âge de 89 ans, survenu en 2016 des suites d’un infarctus du myocarde, a fait l’objet de quelques articles dans la presse anglophone : comme ont pu le noter le New York Times ou The Telegraph, Lane était un théoricien du complot professionnel.

« Don’t  drink the Kool-Aid » (« Ne bois pas le soda ») est devenue un diction populaire dans la contre-culture américaine. L’expression est née du massacre de Jonestown : la mixture qui a causé la mort de plus de 900 personnes était composée pour un tiers de jus de raisin en poudre (a priori, du Flavor Aid plutôt que du Kool-Aid), pour un autre de Valium et pour le dernier de cyanure. Reste à déterminer si les théories du complot au cœur du massacre de Jonestown y ont joué l’effet sucré du jus de raisin, le soporifique du valium ou le mortel du cyanure.

 

Notes :

[1] Ce texte s’appuie en grande partie sur les ressources, documents et témoignages mis en ligne sur le site Alternative Considerations of Jonestown and Peoples Temple, animé par Rebecca Moore et rattaché à l’Université de San Diego.
[2] Martin Amos, 10 ans, Christa Amos, 11 ans et Liane Harris, 21 ans, née d’un autre mariage et dont le père, Sherwan Harris, un membre du Comité des familles contre la secte, s’était rendu au Guyana pour tenter de sauver sa fille.
[3] Par exemple, Leslie Wagner Wilson qui s’est enfuie dans la jungle guyanaise avec un petit groupe dans la matinée du 18 novembre 1978. Elle a ainsi pu sauver sa vie et celle de son fils de trois ans quand, quelques heures plus tard, tous les autres membres de sa famille sont morts empoisonnés dans le camp.
[4] Témoignage sous serment, traduit en français dans l’ouvrage du journaliste et témoin de la tragédie, Charles Krause, Le massacre de Guyana (Presse de la Renaissance, 1978).
[5] Dramaturge et scénariste de talent, Freed est lui aussi versé dans le complotisme. Il est l’auteur de nombreux articles sur l’assassinat de JFK et d’un ouvrage peu recommandable sur celui de RFK. Dans le même style, il a signé dans les années 1990 un livre qui prétendait que l’affaire O. J. Simpson ne serait elle-aussi qu’un vaste complot.
[6] Charles Garry s’est lourdement trompé sur le Temple du peuple mais il l'a au moins reconnu : « Jim Jones m’a dupé » avouait-il à chaque fois qu’il a été interrogé sur ce massacre, dont il ne voulait plus jamais parler. Il ne fut pas le seul, Jim Jones en a dupé bien d’autres : George Moscone et Harvey Milk (tous les deux assassinés une semaine plus tard dans une affaire qui n’a rien à voir avec celle de Jonestown), Jane Fonda, Rosalynn Carter (la femme de Jimmy Carter, alors président des Etats-Unis en exercice) ainsi que beaucoup de ceux qui voulaient croire au caractère progressiste du combat de Jim Jones en faveur d’une société plus juste, sans différence de classe, de sexe ou de couleur de peau. La réalité de la secte était toute autre, ne serait-ce que sur le plan de l’égalité raciale : si 80% des membres de la secte étaient issus des ghettos noirs, les Blancs occupaient plus de 80% des postes à responsabilité.
[7] Voir ici le système de défense qu’il avait proposé à la secte de Jim Jones.
[8] Selon Mark Lane, Timothy Stoen, un ancien adepte du Temple qui avait porté plainte auprès de Leo Ryan afin de récupérer son fils de six ans, aurait été un agent provocateur infiltré dans la secte par la CIA.

 

L’auteur : Collaborateur de longue date de Conspiracy Watch, Bertrand Maury est l’un des plus fins connaisseurs francophones des théories du complot autour de l’assassinat de John F. Kennedy. Son intérêt pour le phénomène conspirationniste remonte aux années 1980.

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Bertrand Maury
Collaborateur de longue date de Conspiracy Watch, Bertrand Maury est l’un des plus fins connaisseurs francophones des théories du complot autour de l’assassinat de John F. Kennedy. Son intérêt pour le phénomène conspirationniste remonte aux années 1980.
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