Dans son dernier numéro, Le Monde diplomatique publie un dossier sur le conspirationnisme qui ne manque pas d’intérêt. On y retrouve cependant les ambiguïtés qui, depuis plusieurs années maintenant, accompagnent presque toutes les tentatives d’approcher l’objet « théorie du complot » au sein de la gauche antilibérale (1).
Ce dossier aurait pu constituer le motif d’une introspection. Il aurait pu fournir l’occasion d’un examen critique de l’indulgence que continuent de rencontrer les élucubrations conspirationnistes dans une partie de la « gauche de la gauche ». Au lieu de quoi il est prétexte à ériger l'anticomplotisme en problème et à régler quelques comptes, comme en témoigne un encadré présentant non pas le conspirationnisme mais l’accusation de conspirationnisme comme « un anathème commode » (2). C’est un peu comme si Le Monde diplomatique consacrait un dossier aux ravages de « l’ultra-libéralisme » en l’assortissant d’une mise en garde contre la fonction diabolisatrice de l’accusation d’ultra-libéralisme. Cela suppose, certes, une bonne dose d’imagination…
L’enjeu, pour le Diplo, est d’investir le champ du débat public sur une question devenue impossible à escamoter : il s’agit de produire un discours sur « la théorie du complot » qui prenne résolument acte de sa prolifération tous azimuts mais qui épargne aux complotistes et à leurs compagnons de route la rigueur d’un jugement trop sévère. L'exercice relève du funambulisme. Comment alerter sur l’impasse intellectuelle où conduisent les Thierry Meyssan, Alain Soral et autres Dieudonné, sans égratigner au passage leurs idiots utiles, comme, pour ne citer qu’elle, la directrice de l’édition italienne… du Monde diplomatique ? Comment traiter d'une pathologie politique dont il est bien obligé de constater les ravages (le mensuel altermondialiste a lui-même été pris pour cible par les conspirationnistes), mais avec laquelle ses amis (voir ici et là) se sont plus d’une fois compromis ?
Le choix d’ouvrir ce dossier par un texte dont la fonction évidente est de sauver le conspirationnisme mérite qu’on s’y attarde. Son auteur, Frédéric Lordon, en est d’ailleurs conscient qui court au-devant de l’objection dès le troisième paragraphe : « on voit d’ici venir les commentaires épais qui feront de ce propos même une défense apologétique du complotisme et des complotistes ».
« Défense apologétique du complotisme » ? Non. Entreprise de justification intellectuelle ? A coup sûr. Les conspirationnistes ne s’y sont d’ailleurs pas trompés qui se sont empressés de reproduire avec enthousiasme sur leurs sites (3) le texte de F. Lordon lors de sa première publication, en août 2012.
La première étape de l’opération de sauvetage consiste à définir une voie médiane entre les deux modalités symétriques de l’erreur que les conspirationnistes et leurs détracteurs sont censés les uns et les autres représenter. Ne craignant pas d’enfoncer des portes ouvertes, F. Lordon résume ainsi l’alternative sans issue qui s’offre à nous : « voir des complots partout ; n’en voir nulle part ». Problème : des personnes qui voient des complots partout, il y en a, et l’on sait, depuis les travaux de Carl F. Graumann et Serge Moscovici (4), que les croyances en des complots imaginaires, loin d’être isolées les unes des autres, forment un rapport au monde spécifique, qu’elles participent d’une même « mentalité du complot ». En revanche, la secte de ceux-qui-ne-voient-de-complots-nulle-part demeure désespérément introuvable. A-t-on jamais vu des citoyens se regrouper pour récuser l’existence même des complots ? En reprenant à son compte cette caricature, Lordon prend le risque de tourner en dérision la position de ceux qui, n’ayant jamais osé prétendre que les complots n’existaient pas, n’en demeurent pas moins inquiets face à la prolifération des mythes complotistes.
Passons. L’article de F. Lordon est loin de se limiter à cette entrée en matière. Il convoque le paradigme de la domination pour faire du conspirationnisme le « symptôme de la dépossession politique et de la confiscation du débat public ».
Qu’il soit ou non fondé, le sentiment de dépossession des citoyens a indubitablement à voir avec le phénomène conspirationniste. Cela fait quelques années que la psychosociologie a établi une corrélation entre sentiment de perte de contrôle et tendance à la paranoïa (5). De là, on peut retenir l’hypothèse que la théorie du complot est une manière paresseuse d’apprivoiser un monde dont le fonctionnement nous échappe. « Bilderberg », « Nouvel ordre mondial » ou « Sages de Sion », ne s’agit-il pas toujours de mythifier une réalité complexe et insaisissable, de « ramener au connu ce qui est inconnu » (6) ?
Reste que la dépossession politique telle que l’entend Lordon ne relève pas du sentiment subjectif. Le modèle d’intelligibilité sur lequel il appuie sa démonstration la conçoit comme un méfait politiquement organisé, une sorte de hold-up permanent contre la démocratie. L’objet, en somme, d’une machination : « les dominants » conspirent inlassablement contre « le peuple » car ils ont compris que tout ce dont ils ne le dépossèdent pas est ce dont ils sont ou seront tôt ou tard dépossédés eux-mêmes. Réactivant la vieille opposition fantasmagorique entre « les gros » et « le peuple » (7), Lordon nous dit qu’à la confiscation du pouvoir opérée par les premiers répondrait une maladroite mais non illégitime réaction conspirationniste des seconds dont les « élites installées » prendraient prétexte pour stigmatiser le peuple et l’écarter du jeu politique. Cet instrument d’exclusion providentiel que constituerait « l’étiquette désormais infamante de conspirationniste » leur permettrait rien moins que de perpétuer leur système de domination.
De méchantes élites prétendument vent debout contre le conspirationnisme (alors qu’elles s’y vautrent plus souvent qu’à leur tour) opposées à un bon peuple qui serait le principal vecteur de conspirationnisme car, n’ayant pas le choix des armes, il n’en aurait pas beaucoup d’autres pour se défendre : tel est le tableau brossé par F. Lordon. Sans rien dire de son inaptitude à penser l’émergence d’une critique citoyenne du conspirationnisme, la grille de lecture binaire proposée ici n’est pas forcément la plus pertinente pour appréhender le phénomène conspirationniste. Est-ce par exemple « le peuple » qui parle par la bouche de Donald Trump lorsque le milliardaire américain accuse le président Obama de mentir sur sa naissance ? Sont-ce les « dominés » qui versent dans le conspirationnisme par le truchement des Jean-Marie Le Pen, Tariq Ramadan et Emmanuel Todd ?
De surcroît, même en restant fidèle au cadre d’interprétation dans lequel F. Lordon inscrit sa réflexion, on peut objecter que les exemples sont légion de « dominants » qui usent précisément du conspirationnisme à des fins de confiscation du pouvoir. C’est là le point aveugle de la réflexion de F. Lordon. A aucun moment il n’interroge la propension des régimes autoritaires et des démagogues à se servir de la théorie du complot comme d’un alibi politique en même temps que d’un redoutable instrument de violence symbolique.
C’est que, pour F. Lordon, le problème n’est pas dans la chose mais dans le mot qui la désigne. Le conspirationnisme ? Une « chausse-trape », mais à concevoir avant tout comme l’une de ces « imperfections » que comporte tout « exercice collectif de pensée » ; un regrettable mais finalement bénin « trébuchement » sur la route tourmentée de l’apprentissage démocratique. L’affaire de « quelques égarés isolés » qui, suggère-t-il, est insidieusement et méthodiquement montée en épingle. Un problème artificiel en somme. La dialectique lordonienne a pour effet de renverser les termes du débat : ce ne sont plus les fantasmes conspirationnistes – que l'on va s'employer à relativiser, minimiser, excuser, justifier – qui font problème, mais l’accusation de « complotisme », ultime ruse des comploteurs. Dans le schéma manichéen proposé par F. Lordon, on finit toujours en somme par retomber sur la logique paranoïaque.
Avec des accents non dénués de condescendance pour cet enfant agité qu’est après tout « le peuple », F. Lordon ne mégote pas sa ferveur lyrique pour évoquer ces étapes d’une reconquête du pouvoir par la plèbe qu’ont constitué selon lui le référendum sur le Traité constitutionnel européen ou le fameux « débat sur la loi de 1973 » – dont on retient surtout qu’il a viré à l’instrumentalisation populiste. Conscient des dérapages auxquels il a pu donner lieu, Lordon plaide pour qu’« un principe de charité politique » trouve à s’appliquer à l’égard des victimes de l’intoxication conspirationniste. Car le conspirationnisme « pourrait être le signe paradoxal que le peuple, en fait, accède à la majorité puisqu’il en a soupé d’écouter avec déférence les autorités et qu’il entreprend de se figurer le monde sans elles ». Ainsi marquerait-il la présence d’un processus de revitalisation démocratique par le bas.
On peut sans doute trouver des mérites à la croyance dans les sorcières. Il suffit de faire abstraction des bûchers. Car le diagnostic optimiste de F. Lordon pourrait bien ne pas coller à la réalité. L’économiste ne pèche-t-il pas par naïveté en présumant que le conspirationnisme n’est qu’un moment, une étape nécessaire sur le chemin de la réappropriation par les citoyens de leur destin ? Et s’il les emmenait, au contraire, vers des contrées très éloignées de l’idéal démocratique ? Si le conspirationnisme retardait plutôt qu'il ne précipitait ce que F. Lordon appelle « l’entrée dans la majorité » ? S’il n'était pas l’annonce d’une émancipation mais la voie la plus courte vers l’extrémisme ?
Cela ne poserait aucun problème si l’on pouvait classer la théorie du complot au rayon des lubies inoffensives, aux côtés de l'homéopathie et de l'astrologie. Mais la théorie du complot falsifie l’histoire. Elle sape la confiance dans la démocratie. Elle dissuade des parents bien portants de vacciner leurs enfants. Elle protège les dictateurs. Elle exonère des criminels. Elle dresse des potences. Elle prépare les génocides.
Notes :
(1) On pense en particulier au numéro de la revue Agone consacrée à la théorie du complot (n° 47, coordination : Miguel Chueca, 24 janvier 2012).
(2) Cinq noms sont livrés en pâture parmi lesquels ceux d’Antoine Vitkine et de Pierre-André Taguieff, sans plus de précision. Les lecteurs du Monde diplomatique n’auront pas le droit de savoir que le premier a publié il y a dix ans une enquête pionnière sur la désinformation complotiste (Les Nouveaux imposteurs, La Martinière, 2005) et que le second est probablement l’auteur en langue française qui fait le plus autorité sur le sujet (voir Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usage d’un faux, Fayard, 2004 ; La Foire aux illuminés, Mille et une nuits, 2005 ; L’imaginaire du complot mondial, Mille et une nuits, 2006 ; Court Traité de complotologie, Mille et une nuits, 2013 ; Pensée conspirationniste et théories du complot, Uppr Editions, 2015). Accusés de « voir des complotistes partout », ils ont eu le tort d’ignorer que critiquer Pierre Bourdieu et Noam Chomsky revenait en réalité à « disqualifier toute pensée critique »… Sur ce sujet, lire : Philippe Corcuff, « Chomsky et le complot médiatique » ; et Pierre Bourdieu et le « gouvernement mondial invisible ».
(3) C’est par l’adjectif « formidable » que le blogueur Etienne Chouard qualifiait le billet de blog de F. Lordon lors de sa publication dans une version plus longue (« Conspirationnisme : la paille et la poutre », 24 août 2012). En plus du blog de Chouard, le texte avait essaimé sur plusieurs sites faisant la part belle au conspirationnisme : LeGrandSoir.info, Fdesouche, nouvelordremondial.cc, les-crises.fr ou encore CentPapiers.com.
(4) Carl F. Graumann & Serge Moscovici, Changing conceptions of conspiracy, Springer-Verlag, 1987. Voir aussi : « Les corrélats de l’adhésion à la théorie du complot », entretien avec Pascal Wagner-Egger, Conspiracy Watch, 10 octobre 2009.
(5) Cf. Jennifer A. Whitson & Adam D. Galinsky, « Lacking Control Increases Illusory Pattern Perception », Science, Vol. 322, n° 5898, pp. 115-117, 3 octobre 2008.
(6) La formule est de Marc Weitzmann in Notes sur la Terreur, Flammarion, 2008.
(7) Pierre Birnbaum, Le Peuple et les gros. Histoire d’un mythe, Grasset, 1979 (rééd. sous le titre Genèse du populisme, Fayard, coll. Pluriel, 2012).
Ce dossier aurait pu constituer le motif d’une introspection. Il aurait pu fournir l’occasion d’un examen critique de l’indulgence que continuent de rencontrer les élucubrations conspirationnistes dans une partie de la « gauche de la gauche ». Au lieu de quoi il est prétexte à ériger l'anticomplotisme en problème et à régler quelques comptes, comme en témoigne un encadré présentant non pas le conspirationnisme mais l’accusation de conspirationnisme comme « un anathème commode » (2). C’est un peu comme si Le Monde diplomatique consacrait un dossier aux ravages de « l’ultra-libéralisme » en l’assortissant d’une mise en garde contre la fonction diabolisatrice de l’accusation d’ultra-libéralisme. Cela suppose, certes, une bonne dose d’imagination…
L’enjeu, pour le Diplo, est d’investir le champ du débat public sur une question devenue impossible à escamoter : il s’agit de produire un discours sur « la théorie du complot » qui prenne résolument acte de sa prolifération tous azimuts mais qui épargne aux complotistes et à leurs compagnons de route la rigueur d’un jugement trop sévère. L'exercice relève du funambulisme. Comment alerter sur l’impasse intellectuelle où conduisent les Thierry Meyssan, Alain Soral et autres Dieudonné, sans égratigner au passage leurs idiots utiles, comme, pour ne citer qu’elle, la directrice de l’édition italienne… du Monde diplomatique ? Comment traiter d'une pathologie politique dont il est bien obligé de constater les ravages (le mensuel altermondialiste a lui-même été pris pour cible par les conspirationnistes), mais avec laquelle ses amis (voir ici et là) se sont plus d’une fois compromis ?
Le choix d’ouvrir ce dossier par un texte dont la fonction évidente est de sauver le conspirationnisme mérite qu’on s’y attarde. Son auteur, Frédéric Lordon, en est d’ailleurs conscient qui court au-devant de l’objection dès le troisième paragraphe : « on voit d’ici venir les commentaires épais qui feront de ce propos même une défense apologétique du complotisme et des complotistes ».
« Défense apologétique du complotisme » ? Non. Entreprise de justification intellectuelle ? A coup sûr. Les conspirationnistes ne s’y sont d’ailleurs pas trompés qui se sont empressés de reproduire avec enthousiasme sur leurs sites (3) le texte de F. Lordon lors de sa première publication, en août 2012.
La première étape de l’opération de sauvetage consiste à définir une voie médiane entre les deux modalités symétriques de l’erreur que les conspirationnistes et leurs détracteurs sont censés les uns et les autres représenter. Ne craignant pas d’enfoncer des portes ouvertes, F. Lordon résume ainsi l’alternative sans issue qui s’offre à nous : « voir des complots partout ; n’en voir nulle part ». Problème : des personnes qui voient des complots partout, il y en a, et l’on sait, depuis les travaux de Carl F. Graumann et Serge Moscovici (4), que les croyances en des complots imaginaires, loin d’être isolées les unes des autres, forment un rapport au monde spécifique, qu’elles participent d’une même « mentalité du complot ». En revanche, la secte de ceux-qui-ne-voient-de-complots-nulle-part demeure désespérément introuvable. A-t-on jamais vu des citoyens se regrouper pour récuser l’existence même des complots ? En reprenant à son compte cette caricature, Lordon prend le risque de tourner en dérision la position de ceux qui, n’ayant jamais osé prétendre que les complots n’existaient pas, n’en demeurent pas moins inquiets face à la prolifération des mythes complotistes.
Passons. L’article de F. Lordon est loin de se limiter à cette entrée en matière. Il convoque le paradigme de la domination pour faire du conspirationnisme le « symptôme de la dépossession politique et de la confiscation du débat public ».
Qu’il soit ou non fondé, le sentiment de dépossession des citoyens a indubitablement à voir avec le phénomène conspirationniste. Cela fait quelques années que la psychosociologie a établi une corrélation entre sentiment de perte de contrôle et tendance à la paranoïa (5). De là, on peut retenir l’hypothèse que la théorie du complot est une manière paresseuse d’apprivoiser un monde dont le fonctionnement nous échappe. « Bilderberg », « Nouvel ordre mondial » ou « Sages de Sion », ne s’agit-il pas toujours de mythifier une réalité complexe et insaisissable, de « ramener au connu ce qui est inconnu » (6) ?
Reste que la dépossession politique telle que l’entend Lordon ne relève pas du sentiment subjectif. Le modèle d’intelligibilité sur lequel il appuie sa démonstration la conçoit comme un méfait politiquement organisé, une sorte de hold-up permanent contre la démocratie. L’objet, en somme, d’une machination : « les dominants » conspirent inlassablement contre « le peuple » car ils ont compris que tout ce dont ils ne le dépossèdent pas est ce dont ils sont ou seront tôt ou tard dépossédés eux-mêmes. Réactivant la vieille opposition fantasmagorique entre « les gros » et « le peuple » (7), Lordon nous dit qu’à la confiscation du pouvoir opérée par les premiers répondrait une maladroite mais non illégitime réaction conspirationniste des seconds dont les « élites installées » prendraient prétexte pour stigmatiser le peuple et l’écarter du jeu politique. Cet instrument d’exclusion providentiel que constituerait « l’étiquette désormais infamante de conspirationniste » leur permettrait rien moins que de perpétuer leur système de domination.
De méchantes élites prétendument vent debout contre le conspirationnisme (alors qu’elles s’y vautrent plus souvent qu’à leur tour) opposées à un bon peuple qui serait le principal vecteur de conspirationnisme car, n’ayant pas le choix des armes, il n’en aurait pas beaucoup d’autres pour se défendre : tel est le tableau brossé par F. Lordon. Sans rien dire de son inaptitude à penser l’émergence d’une critique citoyenne du conspirationnisme, la grille de lecture binaire proposée ici n’est pas forcément la plus pertinente pour appréhender le phénomène conspirationniste. Est-ce par exemple « le peuple » qui parle par la bouche de Donald Trump lorsque le milliardaire américain accuse le président Obama de mentir sur sa naissance ? Sont-ce les « dominés » qui versent dans le conspirationnisme par le truchement des Jean-Marie Le Pen, Tariq Ramadan et Emmanuel Todd ?
De surcroît, même en restant fidèle au cadre d’interprétation dans lequel F. Lordon inscrit sa réflexion, on peut objecter que les exemples sont légion de « dominants » qui usent précisément du conspirationnisme à des fins de confiscation du pouvoir. C’est là le point aveugle de la réflexion de F. Lordon. A aucun moment il n’interroge la propension des régimes autoritaires et des démagogues à se servir de la théorie du complot comme d’un alibi politique en même temps que d’un redoutable instrument de violence symbolique.
C’est que, pour F. Lordon, le problème n’est pas dans la chose mais dans le mot qui la désigne. Le conspirationnisme ? Une « chausse-trape », mais à concevoir avant tout comme l’une de ces « imperfections » que comporte tout « exercice collectif de pensée » ; un regrettable mais finalement bénin « trébuchement » sur la route tourmentée de l’apprentissage démocratique. L’affaire de « quelques égarés isolés » qui, suggère-t-il, est insidieusement et méthodiquement montée en épingle. Un problème artificiel en somme. La dialectique lordonienne a pour effet de renverser les termes du débat : ce ne sont plus les fantasmes conspirationnistes – que l'on va s'employer à relativiser, minimiser, excuser, justifier – qui font problème, mais l’accusation de « complotisme », ultime ruse des comploteurs. Dans le schéma manichéen proposé par F. Lordon, on finit toujours en somme par retomber sur la logique paranoïaque.
Avec des accents non dénués de condescendance pour cet enfant agité qu’est après tout « le peuple », F. Lordon ne mégote pas sa ferveur lyrique pour évoquer ces étapes d’une reconquête du pouvoir par la plèbe qu’ont constitué selon lui le référendum sur le Traité constitutionnel européen ou le fameux « débat sur la loi de 1973 » – dont on retient surtout qu’il a viré à l’instrumentalisation populiste. Conscient des dérapages auxquels il a pu donner lieu, Lordon plaide pour qu’« un principe de charité politique » trouve à s’appliquer à l’égard des victimes de l’intoxication conspirationniste. Car le conspirationnisme « pourrait être le signe paradoxal que le peuple, en fait, accède à la majorité puisqu’il en a soupé d’écouter avec déférence les autorités et qu’il entreprend de se figurer le monde sans elles ». Ainsi marquerait-il la présence d’un processus de revitalisation démocratique par le bas.
On peut sans doute trouver des mérites à la croyance dans les sorcières. Il suffit de faire abstraction des bûchers. Car le diagnostic optimiste de F. Lordon pourrait bien ne pas coller à la réalité. L’économiste ne pèche-t-il pas par naïveté en présumant que le conspirationnisme n’est qu’un moment, une étape nécessaire sur le chemin de la réappropriation par les citoyens de leur destin ? Et s’il les emmenait, au contraire, vers des contrées très éloignées de l’idéal démocratique ? Si le conspirationnisme retardait plutôt qu'il ne précipitait ce que F. Lordon appelle « l’entrée dans la majorité » ? S’il n'était pas l’annonce d’une émancipation mais la voie la plus courte vers l’extrémisme ?
Cela ne poserait aucun problème si l’on pouvait classer la théorie du complot au rayon des lubies inoffensives, aux côtés de l'homéopathie et de l'astrologie. Mais la théorie du complot falsifie l’histoire. Elle sape la confiance dans la démocratie. Elle dissuade des parents bien portants de vacciner leurs enfants. Elle protège les dictateurs. Elle exonère des criminels. Elle dresse des potences. Elle prépare les génocides.
Notes :
(1) On pense en particulier au numéro de la revue Agone consacrée à la théorie du complot (n° 47, coordination : Miguel Chueca, 24 janvier 2012).
(2) Cinq noms sont livrés en pâture parmi lesquels ceux d’Antoine Vitkine et de Pierre-André Taguieff, sans plus de précision. Les lecteurs du Monde diplomatique n’auront pas le droit de savoir que le premier a publié il y a dix ans une enquête pionnière sur la désinformation complotiste (Les Nouveaux imposteurs, La Martinière, 2005) et que le second est probablement l’auteur en langue française qui fait le plus autorité sur le sujet (voir Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usage d’un faux, Fayard, 2004 ; La Foire aux illuminés, Mille et une nuits, 2005 ; L’imaginaire du complot mondial, Mille et une nuits, 2006 ; Court Traité de complotologie, Mille et une nuits, 2013 ; Pensée conspirationniste et théories du complot, Uppr Editions, 2015). Accusés de « voir des complotistes partout », ils ont eu le tort d’ignorer que critiquer Pierre Bourdieu et Noam Chomsky revenait en réalité à « disqualifier toute pensée critique »… Sur ce sujet, lire : Philippe Corcuff, « Chomsky et le complot médiatique » ; et Pierre Bourdieu et le « gouvernement mondial invisible ».
(3) C’est par l’adjectif « formidable » que le blogueur Etienne Chouard qualifiait le billet de blog de F. Lordon lors de sa publication dans une version plus longue (« Conspirationnisme : la paille et la poutre », 24 août 2012). En plus du blog de Chouard, le texte avait essaimé sur plusieurs sites faisant la part belle au conspirationnisme : LeGrandSoir.info, Fdesouche, nouvelordremondial.cc, les-crises.fr ou encore CentPapiers.com.
(4) Carl F. Graumann & Serge Moscovici, Changing conceptions of conspiracy, Springer-Verlag, 1987. Voir aussi : « Les corrélats de l’adhésion à la théorie du complot », entretien avec Pascal Wagner-Egger, Conspiracy Watch, 10 octobre 2009.
(5) Cf. Jennifer A. Whitson & Adam D. Galinsky, « Lacking Control Increases Illusory Pattern Perception », Science, Vol. 322, n° 5898, pp. 115-117, 3 octobre 2008.
(6) La formule est de Marc Weitzmann in Notes sur la Terreur, Flammarion, 2008.
(7) Pierre Birnbaum, Le Peuple et les gros. Histoire d’un mythe, Grasset, 1979 (rééd. sous le titre Genèse du populisme, Fayard, coll. Pluriel, 2012).
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