Compte tenu des éléments dont nous disposons à ce jour, rien ne devrait empêcher de dire que Jeffrey Epstein s’est probablement suicidé dans sa cellule.
L’annonce, stupéfiante, de la mort de Jeffrey Epstein, retrouvé pendu samedi 10 août à 6h39 du matin dans sa cellule du Metropolitan Correctional Center, la prison fédérale de Manhattan, a suscité un déluge de réactions conspirationnistes.
Des poursuites pour exploitation sexuelle de mineures impliquant un multimillionnaire juif ayant eu, de surcroît, des liens avec un ancien président américain, l’un de ses successeurs en exercice, un membre de la famille royale britannique, un avocat médiatique, un patron d'une agence de mannequinat, un riche homme d'affaires propriétaire d'une marque de lingerie, une chanteuse de rock ou encore un ancien premier ministre israélien… : l’ultime rebondissement de l’affaire Epstein ne pouvait qu’entraîner un déferlement de spéculations complotistes sur les réseaux sociaux, certains allant jusqu'à imaginer qu'Epstein n'est pas mort voire que son élimination aurait été commanditée par le Mossad ou les francs-maçons.
Rappelons les faits.
Fondateur dans les années 1980 d’un fonds d’investissement spéculatif florissant, Jeffrey Epstein était inscrit depuis 2008 sur le fichier des délinquants sexuels. Cette année-là, l’ancien trader avait plaidé coupable pour l’accusation de racolage de filles mineures. Condamné à 18 mois d’emprisonnement, il avait été libéré au bout de 13 mois. Le 7 juillet dernier, suite à de nouvelles plaintes, l’homme, âgé de 66 ans, a à nouveau été arrêté pour trafic sexuel de mineures et placé en détention. Son procès, prévu en 2020, lui faisait encourir une peine cumulée de 45 ans d’emprisonnement. L’acte d’accusation est résumé en ces termes par le Washington Post :
« Epstein obligeait les filles à le masser, puis les payait […]. Il leur demandait de lui présenter d’autres filles, payant à la fois les recruteuses et les nouvelles recrues. Certaines d’entre elles n’avaient que 14 ans. Il les aurait tripotées, se serait masturbé devant elles, les aurait pénétrées avec des sex toys, puis les aurait payées sur-le-champ. En liquide. »
L’affaire a immédiatement éclaboussé l’Administration Trump et, le 12 juillet, le ministre du travail Alexander Acosta a été contraint de démissionner : en 2008, exerçant comme procureur fédéral de Miami (Floride), ce dernier avait procédé à un aménagement particulièrement contestable de la peine d’Epstein puisqu’il l’autorisait à travailler à son bureau six jours sur sept pendant 12 heures et à rentrer dormir le soir dans sa cellule. Acosta avait également négocié l'année précédente avec la défense d'Epstein un accord confidentiel pour lui permettre d’échapper à des poursuites fédérales qui auraient pu l'envoyer en prison jusqu'à la fin de sa vie.
Le 23 juillet 2019, Epstein avait semble-t-il tenté de se suicider. En vain. Il avait été retrouvé allongé au sol dans sa cellule avec des marques sur le cou, blessures jugées sans gravité mais qui l’avaient conduit à être placé sous le régime du « suicide watch », une surveillance accrue, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, destinée à empêcher un détenu d’attenter à ses jours. Ce régime de surveillance aurait été interrompu le 29 juillet, pour des raisons que l’enquête sur le décès d’Epstein est chargée de clarifier. Les premiers éléments qui ont été portés à la connaissance du public depuis samedi font état de « graves irrégularités » dans sa surveillance. Apparemment, Epstein n’aurait pas dû être laissé seul dans sa cellule. L’Associated Press a en outre rapporté, citant des sources internes à la prison fédérale où il était incarcéré, que les surveillants d’Epstein avaient en fait largement dépassé leur temps de travail dans la nuit du vendredi 9 au samedi 10 août, ce qui contribuerait à expliquer comment il a pu avoir le temps de mettre fin à ses jours à l'insu de ses gardiens – l’un d’eux, par exemple, y travaillait pour la cinquième journée consécutive. De plus, selon une source policière anonyme citée par le New York Times, les surveillants n'avaient pas effectué cette nuit-là les vérifications obligatoires espacées de 30 minutes permettant de s'assurer qu'Epstein allait bien.
Est-ce à dire que « la mort de Jeffrey Epstein évite un procès embarrassant pour de nombreuses personnalités », comme l’a titré Libération ou que « son silence en soulagera sans doute plus d’un » comme le suppose Le Monde ? C’est tout à fait vraisemblable, raison pour laquelle le décès d'Epstein n'éteint pas l'enquête pour association de malfaiteurs en vue d'exploiter sexuellement des mineures ouverte par la justice américaine. Dans ces conditions, de nombreuses questions se posent, comme a commencé d'en dresser la liste Richard Behar dans le magazine Forbes dès samedi. Mais des questions qui n'ont aucun rapport avec ces catalogues d'interrogations politiquement orientées, parfois totalement hors de propos, sourdes à toutes les réponses qui pourraient leur être apportées et dont l'unique fonction est d'attiser le doute.
Divine surprise pour les complotistes, qui exultent de voir autant d’insoupçonnables autorités assaillies à leur tour par le vertige de la théorie du complot, la mort d’Epstein semble valoir permis de dire littéralement n’importe quoi, sans aucun égard pour les faits. Le coup de tonnerre que représente le décès d’un prévenu dont on attendait tant a en effet libéré une parole impudemment conspirationniste. Revanche d’un complotisme contrarié qui tient là, enfin, une occasion de s’exposer au grand jour en comptant sur l’effet de sidération qui s’est emparé de l’Amérique depuis samedi. Un trouble que traduisent bien les mots postés samedi sur Twitter par le prix Nobel d’économie Paul Krugman :
« Si nous vivions dans un univers imaginaire paranoïaque, je serais très méfiant à propos du suicide d’Epstein, et même sur le fait de savoir si c’était réellement un suicide. Et vous savez quoi ? L’affaire Epstein montre que nous sommes en train de vivre dans une sorte d’univers imaginaire paranoïaque. »
Il existe assurément des raisons d’être troublé par la mort d’Epstein. Mais un trouble ne constitue en rien une preuve. Même lorsqu’il est partagé par un très grand nombre de personnes.
Pour que la mayonnaise complotiste prenne, il faut notamment que des groupes d’intérêts puissent y trouver leur compte. Or, à quoi assistons-nous depuis samedi sinon à la communion, dans la même certitude qu’Epstein a été assassiné, d’activistes que tout oppose habituellement ?
Les opposants à Donald Trump n’oublient pas que le futur président avait déclaré en 2002 au New York Magazine qu’il connaissait Epstein « depuis quinze ans », qu’il le qualifiait alors de « gars formidable » et confiait : « C'est très amusant de passer du temps avec lui. Il aime autant les belles femmes que moi, mais il les préfère plus jeunes. Aucun doute là-dessus, Jeffrey a une bonne vie sociale ». Volontiers disposés à considérer Trump comme un homme assez dénué de scrupules moraux pour fomenter l’assassinat d’un individu devenu trop gênant, ils ironisent, à l’instar de Michael Moore, sur un simulacre de suicide ordonné en haut lieu afin d'empêcher Epstein de parler. Dès l’annonce de la mort d'Epstein, le réalisateur, Palme d’or à Cannes en 2004 pour son film « Fahrenheit 9/11 », a posté le message suivant sur son compte Facebook :
« Je suppose qu'ils pensent qu'un pays assez bête pour élire Trump est assez bête pour croire que Jeffrey Epstein s'est suicidé. Ou pas. »
De leurs côtés, les nombreux partisans de Trump persuadés que l’affaire Epstein embarrasse avant tout les Démocrates sont loin d’être en reste. L’imagination échauffée par la pseudo-affaire de pédocriminalité dite du « Pizzagate » et par le non moins fantasmatique « Etat profond », ils excipent du fait que l’ancien président Bill Clinton fréquentait Jeffrey Epstein, notamment dans les dernières années de sa présidence (1993-2001), pour l’accuser d’être derrière la mort du financier.
Donald Trump en personne a donné un écho inespéré à cette théorie du complot en partageant samedi un tweet du comédien conservateur Terrence K. Williams qui, non seulement suggérait que Bill Clinton serait impliqué dans la mort d’Epstein (ce dernier aurait eu « des informations sur Clinton »), mais diffusait également la fausse information, pourtant déjà infirmée par la presse à cette heure-là, selon laquelle Epstein était placé, au moment de sa mort, sous le régime du « suicide watch ». Donald Trump sait parfaitement ce qu'il fait : en relayant une attaque contre le « clan Clinton », il se met à l'unisson de la partie la plus radicalisée et la plus anti-élite de sa clientèle politique tout en se plaçant dans la posture dégagiste, « tête haute et mains propres », de celui qui n'a rien à voir avec toute cette affaire. Comme l’écrivait il y a quelques mois Carl Miller, de l'institut britannique Demos, « les théories du complot vous permettent d'affirmer, de sous-entendre ou de suggérer que vous combattez le Système [the establishment] même quand le Système, c’est vous. »
Que nous disent les complotistes depuis des années ? Qu’il existerait de vastes réseaux pédocriminels élitistes impliquant les puissants de ce monde qui se livreraient aux actes les plus répréhensibles en toute impunité : des orgies satanistes où se pratiqueraient toutes sortes de tortures ainsi que des sacrifices d’être humains. Ce que nous révèle l’affaire Epstein est sensiblement différent. Elle montre que, dans un Etat de droit comme le demeure bon gré mal gré la démocratie américaine, si l’argent peut vous protéger pendant plusieurs années et conduire à des dysfonctionnements préoccupants de la justice – l'accord confidentiel de 2007 organisant l'immunité d'Epstein sur le plan fédéral en échange de son plaider-coupable en est probablement un –, vos crimes finissent par vous rattraper, aussi riche et puissant que vous soyez.
Exacerbé par l’annonce de la mort d’Epstein, le conspirationnisme ambiant exerce une telle pression sur l’opinion et les professionnels de l'information que manifester son incrédulité à l’idée qu’Epstein ait pu être victime d’un assassinat vous fait immédiatement passer auprès d’une large fraction du public pour un candide. C’est pour esquiver un tel reproche que de trop nombreux commentateurs des deux côtés de l'Atlantique oublient, depuis samedi, tout ce qui fait l’honneur de la profession de journaliste, comme l’observance d’un certain nombre de précautions élémentaires : rappeler que le temps de l'enquête n'est pas celui des réseaux sociaux, que la présomption d'innocence est l'un des piliers de l'Etat de droit, qu'il n'existe pas non plus de précédent historique de l'assassinat – en tous cas dans un régime démocratique – d'un détenu gênant maquillé en suicide.
C'est que la théorie du complot criminel est coûteuse. Impliquant toute une chaîne de complicités dont il n’existe à cette heure pas le moindre commencement de preuve, elle fait aussi peu de cas des raisons qu’avait Epstein de mettre fin à ses jours. Elle « oublie » opportunément qu’aux Etats-Unis, les suicides en prison sont quotidiens. Selon les dernières statistiques disponibles, pour la seule année 2014, 249 détenus se sont suicidés dans des prisons d’Etat ou des prisons fédérales, soit une moyenne de 4 à 5 suicides chaque semaine. A cette statistique macabre, il faut ajouter les 372 détenus qui ont mis fin à leurs jours cette même année dans des prisons locales…
A ce stade, nous pourrions nous cacher derrière notre petit doigt, nous retrancher derrière une confortable position de principe consistant à suspendre notre jugement et à attendre que la justice tranche. Mais prudence serait ici lâcheté. Ne bottons pas en touche : compte tenu des éléments disponibles à ce jour, rien ne devrait empêcher de dire que Jeffrey Epstein s’est probablement suicidé dans sa cellule. Si de nouveaux éléments infirmant cette conclusion venaient à être rendus publics, l’auteur de ces lignes serait le premier à se raviser. On peut cependant d’ores et déjà prédire que les complotistes n’agiront pas de même : à supposer que les enquêtes judiciaires et journalistiques à venir corroborent la version selon laquelle Epstein s’est suicidé, il y a fort à parier qu’eux ne changeront pas d’avis.
Voir aussi :
L’annonce, stupéfiante, de la mort de Jeffrey Epstein, retrouvé pendu samedi 10 août à 6h39 du matin dans sa cellule du Metropolitan Correctional Center, la prison fédérale de Manhattan, a suscité un déluge de réactions conspirationnistes.
Des poursuites pour exploitation sexuelle de mineures impliquant un multimillionnaire juif ayant eu, de surcroît, des liens avec un ancien président américain, l’un de ses successeurs en exercice, un membre de la famille royale britannique, un avocat médiatique, un patron d'une agence de mannequinat, un riche homme d'affaires propriétaire d'une marque de lingerie, une chanteuse de rock ou encore un ancien premier ministre israélien… : l’ultime rebondissement de l’affaire Epstein ne pouvait qu’entraîner un déferlement de spéculations complotistes sur les réseaux sociaux, certains allant jusqu'à imaginer qu'Epstein n'est pas mort voire que son élimination aurait été commanditée par le Mossad ou les francs-maçons.
Rappelons les faits.
Fondateur dans les années 1980 d’un fonds d’investissement spéculatif florissant, Jeffrey Epstein était inscrit depuis 2008 sur le fichier des délinquants sexuels. Cette année-là, l’ancien trader avait plaidé coupable pour l’accusation de racolage de filles mineures. Condamné à 18 mois d’emprisonnement, il avait été libéré au bout de 13 mois. Le 7 juillet dernier, suite à de nouvelles plaintes, l’homme, âgé de 66 ans, a à nouveau été arrêté pour trafic sexuel de mineures et placé en détention. Son procès, prévu en 2020, lui faisait encourir une peine cumulée de 45 ans d’emprisonnement. L’acte d’accusation est résumé en ces termes par le Washington Post :
« Epstein obligeait les filles à le masser, puis les payait […]. Il leur demandait de lui présenter d’autres filles, payant à la fois les recruteuses et les nouvelles recrues. Certaines d’entre elles n’avaient que 14 ans. Il les aurait tripotées, se serait masturbé devant elles, les aurait pénétrées avec des sex toys, puis les aurait payées sur-le-champ. En liquide. »
L’affaire a immédiatement éclaboussé l’Administration Trump et, le 12 juillet, le ministre du travail Alexander Acosta a été contraint de démissionner : en 2008, exerçant comme procureur fédéral de Miami (Floride), ce dernier avait procédé à un aménagement particulièrement contestable de la peine d’Epstein puisqu’il l’autorisait à travailler à son bureau six jours sur sept pendant 12 heures et à rentrer dormir le soir dans sa cellule. Acosta avait également négocié l'année précédente avec la défense d'Epstein un accord confidentiel pour lui permettre d’échapper à des poursuites fédérales qui auraient pu l'envoyer en prison jusqu'à la fin de sa vie.
Le 23 juillet 2019, Epstein avait semble-t-il tenté de se suicider. En vain. Il avait été retrouvé allongé au sol dans sa cellule avec des marques sur le cou, blessures jugées sans gravité mais qui l’avaient conduit à être placé sous le régime du « suicide watch », une surveillance accrue, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, destinée à empêcher un détenu d’attenter à ses jours. Ce régime de surveillance aurait été interrompu le 29 juillet, pour des raisons que l’enquête sur le décès d’Epstein est chargée de clarifier. Les premiers éléments qui ont été portés à la connaissance du public depuis samedi font état de « graves irrégularités » dans sa surveillance. Apparemment, Epstein n’aurait pas dû être laissé seul dans sa cellule. L’Associated Press a en outre rapporté, citant des sources internes à la prison fédérale où il était incarcéré, que les surveillants d’Epstein avaient en fait largement dépassé leur temps de travail dans la nuit du vendredi 9 au samedi 10 août, ce qui contribuerait à expliquer comment il a pu avoir le temps de mettre fin à ses jours à l'insu de ses gardiens – l’un d’eux, par exemple, y travaillait pour la cinquième journée consécutive. De plus, selon une source policière anonyme citée par le New York Times, les surveillants n'avaient pas effectué cette nuit-là les vérifications obligatoires espacées de 30 minutes permettant de s'assurer qu'Epstein allait bien.
Est-ce à dire que « la mort de Jeffrey Epstein évite un procès embarrassant pour de nombreuses personnalités », comme l’a titré Libération ou que « son silence en soulagera sans doute plus d’un » comme le suppose Le Monde ? C’est tout à fait vraisemblable, raison pour laquelle le décès d'Epstein n'éteint pas l'enquête pour association de malfaiteurs en vue d'exploiter sexuellement des mineures ouverte par la justice américaine. Dans ces conditions, de nombreuses questions se posent, comme a commencé d'en dresser la liste Richard Behar dans le magazine Forbes dès samedi. Mais des questions qui n'ont aucun rapport avec ces catalogues d'interrogations politiquement orientées, parfois totalement hors de propos, sourdes à toutes les réponses qui pourraient leur être apportées et dont l'unique fonction est d'attiser le doute.
Divine surprise pour les complotistes, qui exultent de voir autant d’insoupçonnables autorités assaillies à leur tour par le vertige de la théorie du complot, la mort d’Epstein semble valoir permis de dire littéralement n’importe quoi, sans aucun égard pour les faits. Le coup de tonnerre que représente le décès d’un prévenu dont on attendait tant a en effet libéré une parole impudemment conspirationniste. Revanche d’un complotisme contrarié qui tient là, enfin, une occasion de s’exposer au grand jour en comptant sur l’effet de sidération qui s’est emparé de l’Amérique depuis samedi. Un trouble que traduisent bien les mots postés samedi sur Twitter par le prix Nobel d’économie Paul Krugman :
« Si nous vivions dans un univers imaginaire paranoïaque, je serais très méfiant à propos du suicide d’Epstein, et même sur le fait de savoir si c’était réellement un suicide. Et vous savez quoi ? L’affaire Epstein montre que nous sommes en train de vivre dans une sorte d’univers imaginaire paranoïaque. »
Il existe assurément des raisons d’être troublé par la mort d’Epstein. Mais un trouble ne constitue en rien une preuve. Même lorsqu’il est partagé par un très grand nombre de personnes.
Pour que la mayonnaise complotiste prenne, il faut notamment que des groupes d’intérêts puissent y trouver leur compte. Or, à quoi assistons-nous depuis samedi sinon à la communion, dans la même certitude qu’Epstein a été assassiné, d’activistes que tout oppose habituellement ?
Les opposants à Donald Trump n’oublient pas que le futur président avait déclaré en 2002 au New York Magazine qu’il connaissait Epstein « depuis quinze ans », qu’il le qualifiait alors de « gars formidable » et confiait : « C'est très amusant de passer du temps avec lui. Il aime autant les belles femmes que moi, mais il les préfère plus jeunes. Aucun doute là-dessus, Jeffrey a une bonne vie sociale ». Volontiers disposés à considérer Trump comme un homme assez dénué de scrupules moraux pour fomenter l’assassinat d’un individu devenu trop gênant, ils ironisent, à l’instar de Michael Moore, sur un simulacre de suicide ordonné en haut lieu afin d'empêcher Epstein de parler. Dès l’annonce de la mort d'Epstein, le réalisateur, Palme d’or à Cannes en 2004 pour son film « Fahrenheit 9/11 », a posté le message suivant sur son compte Facebook :
« Je suppose qu'ils pensent qu'un pays assez bête pour élire Trump est assez bête pour croire que Jeffrey Epstein s'est suicidé. Ou pas. »
De leurs côtés, les nombreux partisans de Trump persuadés que l’affaire Epstein embarrasse avant tout les Démocrates sont loin d’être en reste. L’imagination échauffée par la pseudo-affaire de pédocriminalité dite du « Pizzagate » et par le non moins fantasmatique « Etat profond », ils excipent du fait que l’ancien président Bill Clinton fréquentait Jeffrey Epstein, notamment dans les dernières années de sa présidence (1993-2001), pour l’accuser d’être derrière la mort du financier.
Donald Trump en personne a donné un écho inespéré à cette théorie du complot en partageant samedi un tweet du comédien conservateur Terrence K. Williams qui, non seulement suggérait que Bill Clinton serait impliqué dans la mort d’Epstein (ce dernier aurait eu « des informations sur Clinton »), mais diffusait également la fausse information, pourtant déjà infirmée par la presse à cette heure-là, selon laquelle Epstein était placé, au moment de sa mort, sous le régime du « suicide watch ». Donald Trump sait parfaitement ce qu'il fait : en relayant une attaque contre le « clan Clinton », il se met à l'unisson de la partie la plus radicalisée et la plus anti-élite de sa clientèle politique tout en se plaçant dans la posture dégagiste, « tête haute et mains propres », de celui qui n'a rien à voir avec toute cette affaire. Comme l’écrivait il y a quelques mois Carl Miller, de l'institut britannique Demos, « les théories du complot vous permettent d'affirmer, de sous-entendre ou de suggérer que vous combattez le Système [the establishment] même quand le Système, c’est vous. »
Que nous disent les complotistes depuis des années ? Qu’il existerait de vastes réseaux pédocriminels élitistes impliquant les puissants de ce monde qui se livreraient aux actes les plus répréhensibles en toute impunité : des orgies satanistes où se pratiqueraient toutes sortes de tortures ainsi que des sacrifices d’être humains. Ce que nous révèle l’affaire Epstein est sensiblement différent. Elle montre que, dans un Etat de droit comme le demeure bon gré mal gré la démocratie américaine, si l’argent peut vous protéger pendant plusieurs années et conduire à des dysfonctionnements préoccupants de la justice – l'accord confidentiel de 2007 organisant l'immunité d'Epstein sur le plan fédéral en échange de son plaider-coupable en est probablement un –, vos crimes finissent par vous rattraper, aussi riche et puissant que vous soyez.
Exacerbé par l’annonce de la mort d’Epstein, le conspirationnisme ambiant exerce une telle pression sur l’opinion et les professionnels de l'information que manifester son incrédulité à l’idée qu’Epstein ait pu être victime d’un assassinat vous fait immédiatement passer auprès d’une large fraction du public pour un candide. C’est pour esquiver un tel reproche que de trop nombreux commentateurs des deux côtés de l'Atlantique oublient, depuis samedi, tout ce qui fait l’honneur de la profession de journaliste, comme l’observance d’un certain nombre de précautions élémentaires : rappeler que le temps de l'enquête n'est pas celui des réseaux sociaux, que la présomption d'innocence est l'un des piliers de l'Etat de droit, qu'il n'existe pas non plus de précédent historique de l'assassinat – en tous cas dans un régime démocratique – d'un détenu gênant maquillé en suicide.
C'est que la théorie du complot criminel est coûteuse. Impliquant toute une chaîne de complicités dont il n’existe à cette heure pas le moindre commencement de preuve, elle fait aussi peu de cas des raisons qu’avait Epstein de mettre fin à ses jours. Elle « oublie » opportunément qu’aux Etats-Unis, les suicides en prison sont quotidiens. Selon les dernières statistiques disponibles, pour la seule année 2014, 249 détenus se sont suicidés dans des prisons d’Etat ou des prisons fédérales, soit une moyenne de 4 à 5 suicides chaque semaine. A cette statistique macabre, il faut ajouter les 372 détenus qui ont mis fin à leurs jours cette même année dans des prisons locales…
A ce stade, nous pourrions nous cacher derrière notre petit doigt, nous retrancher derrière une confortable position de principe consistant à suspendre notre jugement et à attendre que la justice tranche. Mais prudence serait ici lâcheté. Ne bottons pas en touche : compte tenu des éléments disponibles à ce jour, rien ne devrait empêcher de dire que Jeffrey Epstein s’est probablement suicidé dans sa cellule. Si de nouveaux éléments infirmant cette conclusion venaient à être rendus publics, l’auteur de ces lignes serait le premier à se raviser. On peut cependant d’ores et déjà prédire que les complotistes n’agiront pas de même : à supposer que les enquêtes judiciaires et journalistiques à venir corroborent la version selon laquelle Epstein s’est suicidé, il y a fort à parier qu’eux ne changeront pas d’avis.
Voir aussi :
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.