Napoléon a-t-il été empoisonné à l'arsenic ? Son corps a-t-il été subtilisé par les Anglais ? Nicolas Bernard fait le point sur les multiples légendes qui entourent la mort, il y a deux cents ans, du Corse le plus célèbre de l'histoire sur une petite île aux confins de l'Atlantique.
Printemps 1965. Dans le train qui le ramène d’un voyage à Bruxelles, André Castelot, célèbre spécialiste de la geste napoléonienne, est soudainement séquestré dans son compartiment par des douaniers français. Aux protestations de l’historien, nos braves fonctionnaires s’expliquent : « On voulait être sûrs de vous retrouver, parce qu’on a une question à vous poser », à savoir : « Est-ce que vous croyez vraiment que Napoléon a été empoisonné ? » [1] Cette année-là, en effet, les médias s’emballent : un dentiste suédois, Sten Forshufvud, aurait démontré que l’Empereur serait mort assassiné, intoxiqué à l’arsenic ! Bientôt, un autre auteur, Georges Rétif, ira plus loin encore : les Anglais auraient dérobé l’auguste cadavre pour l’inhumer à Westminster ! Ainsi s’envolent deux théories qui, s’encourageant l’une l’autre, planent encore sur le paysage médiatique français. Et pourtant, observe l’historien Philip Dwyer, « comme toutes les théories du complot, elle[s] repose[nt] sur une lecture fondamentalement erronée de l'Histoire, sur un manque de contextualisation, sur des connexions fallacieuses et sur une incapacité à accepter la réalité » [2].
Mort dans l’après-midi
Le 5 mai 1821, sur une « petite île » [3] de l’Atlantique Sud, un confinement prend fin : « à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine » [4]. Depuis bientôt six ans, l’Aigle dépérissait à Sainte-Hélène, « île chiée par le diable » [5] entre l’Afrique et le Brésil. Le gouvernement anglais, en déportant Napoléon aux antipodes, avait souhaité se prémunir de toute évasion – et espéré que, retranché de la civilisation, il finirait oublié d’elle. Pari partiellement perdu ! Le terrible proscrit, certes, ne s’est pas évadé ; mais il ne rejoindra pas les oubliettes de l’Histoire. « Ma destinée se montre aux rebours des autres, aurait-il prétendu à l’un de ses mémorialistes, le comte de Las Cases. La chute les abaisse d’ordinaire, la mienne me relève infiniment. Chaque jour me dépouille de ma peau de tyran, de meurtrier, de féroce. » [6] L’exil et la mort de l’Empereur à Sainte-Hélène le transfigurent en martyr. Des cendres de l’échec renaîtra la légende, imprégnée de romantisme.
Une légende parfumée de mystère, tout de même. Et d’abord, un personnage aussi grandiose a-t-il vraiment fini ses jours sur une île aussi petite ? Depuis sa déportation vers Sainte-Hélène en 1815, maints imposteurs ont usurpé son identité en France métropolitaine ; comme pour Adolf Hitler, des rumeurs quant à une éventuelle survie circuleront plusieurs années après sa mort [7]. De fait, lorsque la nouvelle de son trépas est rendue publique en France, au cours de l’été 1821, elle est parfois accueillie avec un certain scepticisme dans les classes populaires [8]. Ce mythe de la survie s’éteindra de lui-même, devant le témoignage irréfutable des compagnons d’exil de l’Empereur, qui raconteront son agonie pour mieux chanter sa gloire.
Mais de quoi est mort Napoléon ? A ce jour, la question reste entière. Toutefois, des hypothèses plausibles ont pu être émises, qui excluent catégoriquement un empoisonnement criminel, mais évoquent plutôt un fiasco médical digne de Molière.
Sa Majesté des mouches
Quelques rappels s’imposent. Une évidence, tout d’abord : depuis son arrivée à Sainte-Hélène en 1815, aux lendemains de Waterloo, Napoléon a profondément souffert de son exil forcé. Le révolutionnaire botté, le Premier Consul, l’Empereur des Français, le maître de l’Europe était ravalé au statut de prisonnier de guerre. « L’homme qui avait tour à tour habité les Tuileries, le Kremlin et l’Escurial » [9] (mais aussi Schönbrunn et Sans-Souci) ne régnait plus que sur une demeure coloniale de la plaine de Longwood, tantôt battue par les vents et la pluie, tantôt frappée de vagues de chaleur, toujours envahie par les rats. Ce bâtisseur d’État doublé d’un grand capitaine en était réduit à arpenter, au mieux, quelques kilomètres, sans autre pouvoir que celui de régenter une cour microscopique de fidèles – et, il est vrai, un important personnel d’aides-de-camp et de domestiques [10]. Le démiurge hyperactif qui avait vaincu toutes les armées d’Europe affrontait désormais bien pire : l’ennui, quotidien, lancinant, interminable, pollué par les mésententes mesquines entre ses proches, aggravé par l’étroite surveillance anglaise. Sa vie familiale était réduite à néant : Joséphine était morte en 1814, sa seconde épouse Marie-Louise, fille de l’Empereur d’Autriche, convolait avec un général autrichien, et son fils, né en 1811, était élevé à la Cour de Vienne. Napoléon ne se consolait qu’en courtisant les épouses des généraux qui partageaient son exil…
Autre source d’usure mentale, notre homme menait, de front, deux campagnes simultanées : l’une, psychologique, contre ses geôliers britanniques, notamment le Gouverneur Hudson Lowe, qui persistaient à lui dénier le titre de souverain impérial ; l’autre, politique, consistant à diffuser, à l’extérieur de l’île, les esquisses de sa future légende, pour gagner à sa cause l’opinion publique (notamment britannique), aux fins de bénéficier d’une amélioration de son sort [11]. Las ! En 1818, lors du congrès d’Aix-la-Chapelle, les puissances alliées avaient confirmé leur intention de claquemurer ce fauteur de troubles à Sainte-Hélène. Il y resterait donc cloîtré, empereur de l’insignifiance.
Il y avait là autant de circonstances propres à nourrir une dépression ! Laquelle l’a finalement éloigné de son travail d’écriture à compter de 1819, et a, évidemment, fragilisé sa santé : embonpoint prononcé, maux de dents, gonflement des membres inférieurs, éventuellement calculs biliaires (dont les symptômes évoquaient une hépatite)… Or, durant toute une année, de l’été 1818 à l’été 1819, Napoléon a été privé de médecin, refusant les soins de celui désigné par les Britanniques, ce qui n’a pas manqué d’aggraver son calvaire. Malgré une rémission due à de l’exercice physique, le déclin allait être effrayant à partir de l’été 1820, amenant un de ses courtisans, le général de Montholon, à écrire le 5 mars 1821 : « C’est aujourd’hui un cadavre qu’un souffle de vie anime encore. » [12] Les deux mois suivants, jusqu’à son trépas, Napoléon ne quitterait pratiquement pas son lit. Épuisé par la fièvre, rongé de douleurs abdominales, puis hoquetant, vomissant, il avait trouvé la force d’achever son testament lors de rares répits au mois d’avril, avant d’être submergé de délire, et de disparaître au crépuscule d’une journée de mai.
La mort n’est pas une fin (des polémiques)
Une autopsie revient à ouvrir un corps comme un livre, pour y déchiffrer les causes de la mort. Napoléon en avait sollicité une pour lui-même [13]. Le lendemain du décès, son médecin attitré, le Dr. Antommarchi, réalise un examen post-mortem des plus rigoureux [14]. Toutefois, ses constatations sont grevées des méconnaissances médicales de l’époque et de considérations politiques. L’autopsie, de fait, est conduite en présence – et sous la surveillance – de médecins britanniques, qui établiront leur propre procès-verbal [15]. Elle établit que le siège de la maladie n’est autre que l’estomac [16], perforé par un ulcère gastrique chronique et « rempli en partie d'une substance liquide, noirâtre, d'une odeur piquante et désagréable » [17]. Pas de doute : c’est ici que la mort a frappé.
Sur ces constats, imprécisions voire contradictions [18], ainsi que les témoignages des mémorialistes, ont prospéré bien des hypothèses. « Sans pouvoir avancer d’explication définitive, résume l’historien Charles-Eloi Vial, la mort de l’Empereur est aujourd’hui attribuée à un ulcère à l’estomac, peut-être cancéreux et finalement percé, qui serait à l’origine des vomissements, maux de ventre et constipations qui l’ont fait souffrir durant les deux dernières années de sa vie, et qui aurait entraîné des saignements gastriques et une profonde anémie, encore aggravée par l’absorption de calomel, substance toxique qui aurait précité sa mort. » [19] Deux jours avant le trépas, en effet, les médecins britanniques entourant Napoléon avaient, croyant bien faire, administré à leur patient fort mal en point dix grains de calomel pour le purger ; ce médicament, du concentré de mercure pur, allait causer une grave hémorragie (la perte totale de volume sanguin dépassant les 40 % !), achevant littéralement le patient [20].
Napoléon victime de sa réclusion et des carences de la science médicale, telle est l’explication la plus crédible. Comme le disait Molière dans Le Médecin malgré lui, « presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies » ! Mais, de ces incertitudes quant aux causes exactes de sa mort, d’autres théories ont surgi : selon l’une d’elles, l’Empereur aurait été frappé du syndrome de Zollinger-Ellison, maladie hormonale qui l’aurait, peu à peu, transformé en femme [21] (un comble, pour ce misogyne consommé !) ; selon d’autres, plus inquiétantes mais non moins rocambolesques, il aurait été assassiné – par le poison.
Arsenic et (pas si) vieilles querelles
Napoléon lui-même a donné le ton, dans son testament achevé le mois précédant son trépas : « Je meurs prématurément, assassiné par l’oligarchie anglaise et son sicaire » [22], à savoir le Gouverneur Hudson Lowe. Dénonciation d’outre-tombe ? Plutôt une dernière retouche à sa tunique de martyr, l’Empereur incriminant surtout un exil indigne de sa gloire. Il n’empêche que lorsque la nouvelle de sa disparition franchit les océans, quelques pamphlets accusent l’Angleterre d’un véritable régicide. Toutefois, ces interrogations, ces rumeurs sont totalement dissipées par les témoignages que livrent les derniers compagnons d’exil de Napoléon à leur retour en Europe, ainsi que la publication du rapport d’autopsie d’Antommarchi [23].
Longtemps discréditée, l’accusation d’empoisonnement ne refait surface qu’au début des années 1960, portée par le dentiste suédois Sten Forshufvud [24], avant d’être reprise par divers auteurs, pas davantage historiens que lui, notamment l’homme d’affaires canadien Ben Weider [25], le colonel John Hughes‐Wilson [26], puis l’économiste et juriste René Maury [27].
Selon eux, Napoléon aurait d’abord été fragilisé pendant plusieurs années par un empoisonnement à l’arsenic ; le coup de grâce lui aurait été porté en lui faisant absorber un habile mélange de lait d’amande amère et de calomel (laquelle mixture aurait généré du cyanure de mercure). Aussi confuse que spectaculaire, la thèse repose manifestement sur un raisonnement « complotiste » : conclusions aventureuses voire inexactes tirées des travaux de scientifiques et d’historiens, lecture orientée des témoignages, incompétence médico-légale certaine, accusations par insinuations et présomptions, et stigmatisation d’une imaginaire conjuration pour pallier une absence criante de preuve.
Les poisons de la couronne (de cheveux)
Premier argument « majeur » des « empoisonnistes », Napoléon présenterait trente-et-un symptômes d’intoxication arsenicale chronique. Mathématiquement impressionnante, la démonstration est scientifiquement sans valeur. Manquent à l’appel, en effet, les quatre symptômes essentiels : mélanodermie (teinte de la peau en gris), polynévrite douloureuse des extrémités, kératinisation des plantes de pied et des paumes, bandes de Mees (stries grises transversales sur les ongles) [28]. Les « empoisonnistes » contournent l’obstacle en rappelant que le cadavre de Napoléon apparaissait, lors de son exhumation en 1840, parfaitement conservé, ce qui serait une propriété de l’arsenic. Là encore, c’est trop solliciter les faits : le cadavre impérial avait été installé dans quatre cercueils emboîtés qui ne laissaient passer l’air, ce qui explique cet état de conservation [29].
Deuxième argument majeur, cette fois plus sérieux : diverses expertises ont établi que les cheveux de Napoléon (dont des spécimens avaient été pieusement conservés par ses proches) révélaient une présence importante d’arsenic. Mais le fait ne prouve rien, comme le résume l’historien Thierry Lentz : « Cette présence d’arsenic dans les cheveux de Napoléon pourrait d’ailleurs s’expliquer par la présence massive de ce poison minéral dans l’environnement de Sainte-Hélène, car les terres volcaniques en produisent naturellement. Le produit se retrouvait donc dans l’air, l’eau et l’alimentation, de même d’ailleurs que dans les produits pour lutter contre les parasites ou dans la fumée dégager par la combustion du charbon pour chauffer les pièces (Napoléon étant frileux, le feu était entretenu en permanence). On doit encore remarquer que l’entretien des chevelures et la conservation des cheveux coupés étaient souvent assurés par des produits à base d’arsenic, ce qui expliquerait qu’on en ait également retrouvé dans les cheveux de l’Empereur prélevés avant 1821, de même que dans ceux d’autres personnalités du temps. » [30]
Certes, une expertise conduite en 2001 par le Dr. Pascal Kintz, professeur de médecine légale à l’Institut médico-légal de Strasbourg, a paru donner de l’eau aux moulin des « empoisonnistes », dans la mesure où elle a conclu que l’arsenic retrouvé dans les cheveux napoléoniens serait endogène, donc y aurait pénétré par l’organisme [31]. Mais le Dr. Kintz ne conclut nullement à un empoisonnement criminel et doute même que l’intoxication arsenicale ait causé la mort de Napoléon [32]. Du reste, ses conclusions sur le caractère endogène de l’arsenic ont été critiquées par d’autres expertises [33]. Une querelle d’experts non significative, en d’autres termes [34], sachant qu’il reste à expliquer pourquoi des spécimens de cheveux napoléoniens antérieurs à son exil, de même que des spécimens de cheveux issus de son fils, l’Aiglon, comportaient une dose d’arsenic supérieure à la moyenne [35] ! Le fait suggère, non point un empoisonnement criminel, mais une contamination liée à l’environnement ou au procédé de conservation desdites mèches.
Suspects habituels
Les allégations « empoisonnistes » butent également sur l’identité du coupable – et la détermination de son mobile. Si Sten Forshufvud innocente la Perfide Albion, à commencer par l’irascible Gouverneur Hudson Lowe, Ben Weider, lui, est d’un autre avis, « oubliant » que le gouvernement anglais et Hudson Lowe sous-estimaient la gravité de l’état de santé de Napoléon et, surtout, craignaient d’être sous le feu des critiques en cas de disparition anticipée du prisonnier. A moins que les Bourbons, revenus au pouvoir en France mais craignant le retour de « l’usurpateur corse », n’aient été les véritables commanditaires ? Hélas, plusieurs décennies d’« enquêtes » à leur encontre ont fait chou blanc.
Le suspect favori (et pour tout dire, unique) de nos détectives en herbe n’est autre qu’un des derniers fidèles du monarque reclus, à savoir le général de Montholon. Sans doute l’homme était-il cupide, hâbleur, charmeur voire intriguant et se taillera-t-il la part du lion du legs testamentaire de Napoléon, héritant d’une colossale somme de deux millions de francs (le revenu moyen annuel était alors de mille francs [36]). Montholon laissera même son épouse, Albine (dont il était tout de même profondément amoureux) se glisser dans le lit du monarque déchu à Sainte-Hélène. Beau profil d’aventurier !
C’est oublier que Montholon s’est aussi révélé d’une fidélité exemplaire à l’Empereur avant, pendant et après Sainte-Hélène, allant jusqu’à s’associer aux tentatives de prise du pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III [37]. Contre lui, les « empoisonnistes » en sont réduits à sur-interpréter, voir manifestement déformer le sens de ses propres écrits (notamment sa correspondance avec Albine), ce qui ne témoigne pas d’un grand sérieux. Et pourquoi aurait-il tué son maître ? Par opportunisme ? Par appât du gain ? Pour reconquérir le cœur d’Albine ? Par vengeance ? On ne sait, et un enquêteur tel que René Maury a allègrement enchaîné ces divers mobiles dans ses ouvrages… Bref, l’accusation dirigée contre Montholon tient du polar, pas de l’Histoire. Ce cher général, à Sainte-Hélène, n’a rien tué d’autre que le temps.
L’Aigle s’est envolé
Romanesque à souhait, la théorie de l’empoisonnement a connu un avatar – celui de la substitution, non de l’Empereur, mais de son cadavre. Quelques années après la diffusion des premiers « travaux » de Sten Forshufvud, un photojournaliste, Georges Rétif, publie un extraordinaire pamphlet, par lequel il soutient le plus sérieusement du monde que les Britanniques, après l’inhumation du corps impérial, ont dérobé son corps pour l’ensevelir à Westminster – où il résiderait toujours, malgré le Brexit [38]. Une thèse fascinante, enterrée dès 1971 par un historien [39], mais qu’un juriste passionné d’Histoire, Bruno Roy-Henry, tente vaillamment d’exhumer depuis une vingtaine d’années [40].
Quelques rappels historiques s’imposent. En 1840, l’Angleterre autorise la France, dirigée par Louis-Philippe et son président du Conseil Adolphe Thiers, à rapatrier les restes mortels de Napoléon (ses « cendres », d’où l’expression « retour des cendres »). Opération politique, assurément : Londres souhaite se concilier Paris et le gouvernement français cherche à promouvoir la réconciliation nationale (en d’autres termes, désarmer les oppositions) [41]. Une mission composée notamment d’anciens fidèles de Napoléon ayant partagé son exil (mais sans Montholon, alors emprisonné), est expédiée à Sainte-Hélène à bord de trois navires, La Belle Poule, La Favorite et L’Oreste, pour récupérer le corps. L’exhumation est effectuée le 15 octobre : le cercueil de Napoléon (en fait quatre cercueils emboîtés, le détail a son importance) n’est ouvert que deux minutes, le temps de procéder à l’identification du cadavre. Un bref laps de temps qui suffit toutefois à créer « un mouvement universel de surprise et d'attendrissement », jusqu’à tirer des larmes à ceux qui avaient suivi, servi et veillé l’Empereur à Sainte-Hélène et le reconnaissent aussitôt, si bien conservé qu’il était grâce à l’absence d’oxygène dans le cercueil [42]. La Belle Poule n’a plus qu’à ramener l’Aigle en France, pour qu’il soit de nouveau inhumé aux Invalides – où il gît à ce jour.
D’après les « substitutionnistes », il n’en serait rien. Tentons de les résumer en quelques lignes. Peu avant l’inhumation de l’Empereur de 1821, ses fidèles tentent de réaliser un masque mortuaire, mais, s’offusquant de sa laideur, commettent une première substitution : ils s’emploieront à diffuser un autre masque mortuaire, celui du maître d’hôtel de Napoléon décédé à Sainte-Hélène en 1818, un certain Cipriani, dont la physionomie évoquerait celle, idéalisée, de Napoléon à l’époque où il était Premier Consul. Deuxième substitution, plus grave celle-là : le roi d’Angleterre George IV, « personnage dépravé, aux tendances narcissiques, voire homosexuelles […] et, selon toute vraisemblance, nécropathe » [43] fait exhumer le corps de l’Empereur dans les années 1820 et lui substitue celui… du même Cipriani. Conséquence de cette improbable coïncidence, lors de l’exhumation de 1840, les témoins reconnaissent Cipriani… mais n’osent signaler la supercherie, de crainte que ne soit démasquée – si l’on ose dire – leur instrumentalisation frauduleuse du masque mortuaire du défunt maître d’hôtel !
L’île aux quatre cercueils
Sur quoi se fondent pareilles allégations ? Rien d’autre qu’une lecture orientée des témoignages et des documents, sans aucune pièce (rapport, correspondance, Mémoires) étayant expressément cette substitution. L’essentiel de l’argumentaire « substitutionniste », en effet, revient à confronter des descriptions de 1821 et 1840 pour surexploiter des divergences (ou prétendues telles) de détail (emplacement des décorations de Napoléon, objets placés dans les cercueils, état du tombeau, tasseaux du corbillard, etc.), sans aucun égard pour l’imprécision propre à tout témoignage, ou à l’erreur humaine – et encore lesdites approximations demeurent-elles exceptionnelles, sachant que, pour rappel, les observations de 1840 n’ont pas duré plus de deux minutes [44]. Insistons là-dessus : rien, rigoureusement rien n’appuie la matérialité d’une conjuration britannique, qui relève du fantasme.
La pierre angulaire du fragile édifice « substitutionniste » repose sur le décompte des cercueils. Le procès-verbal d’inhumation du 7 mai 1821, signé par trois compagnons de l’Empereur (dont le fameux Montholon) mentionne que l’Empereur a été installé dans trois cercueils [45]. Or, lors de l’exhumation de 1840, Napoléon repose dans quatre cercueils : en acajou, en plomb, en bois exotique et en fer blanc. Un cercueil de trop, c’est la preuve d’une manipulation, donc d’une conspiration, donc d’une substitution ! Il n’en est rien, car on sait depuis longtemps que le procès-verbal du 7 mai a été établi avant la livraison d’un quatrième cercueil en bois [46]. Bref, la thèse s’écroule.
Comme chez les « empoisonnistes », l’imagination fait office de démonstration. Quitte à distiller une atmosphère de mystère là où il n’y a pas lieu. C’est ici qu’il faut évoquer ce désormais fameux maître d’hôtel, Cipriani, dont le cadavre reposerait aux Invalides à la place de Napoléon. Jadis au service de la famille Bonaparte, ce personnage trouble était, sous l’Empire, un espion, avant d’être chargé, à Sainte-Hélène, de l’approvisionnement de la maisonnée impériale. Une place de choix qui lui avait permis de se constituer un réseau pour se livrer à divers trafics, quitte à être en contact avec les geôliers britanniques de l’Empereur. Agent double, voire triple, Cipriani est décédé le 27 février 1818, dans des circonstances mal élucidées : péritonite ? Rupture d’un abcès au foie ? Voire meurtre ou suicide [47] ?
Toujours est-il que l’allégation selon laquelle les proches de Napoléon auraient utilisé un imaginaire masque mortuaire de Cipriani pour duper les Bonaparte ne résiste pas à l’analyse, non plus qu’une instrumentalisation de son cadavre par les Britanniques. Tout d’abord, il n’existe aucun portrait précis de l’intéressé, si bien qu’il est, au mieux, imprudent de lui prêter une quelconque ressemblance avec Napoléon. Ensuite, il n’est pas établi qu’une empreinte de son visage ait été prise après sa mort, alors que le parcours des masques mortuaires de Napoléon, quoique compliqué, est désormais bien connu, et exclut toute manipulation dénoncée par les « substitutionnistes » [48]. Pour tenter de sauter l’obstacle, nos enquêteurs distillent une ambiance énigmatique : la tombe de Cipriani à Sainte-Hélène, soutiennent-ils, aurait disparu – et donc, son cadavre aussi. En vérité, Cipriani, malgré les services rendus, n’a bénéficié d’aucune pierre tombale pour sa sépulture, laquelle ne peut être identifiée à ce jour [49]. Beaucoup de bruit pour rien !
Sainte-Hélène a été, pour l’Empereur, « la dernière bataille », celle de la postérité – et il l’a gagnée, largement. Mais comme l’avait dit Wellington, « rien, sinon une bataille perdue, n'est aussi triste qu'une bataille gagnée » [50] : pour prétendre à l’immortalité, il fallait endurer le martyre, composer sa vie en tragédie. À ce titre, nul besoin d’empoisonner Napoléon pour le faire mourir, sa déchéance, son cloisonnement, son désespoir y ont suffi. Le général de Montholon a tout résumé, le 5 mars 1821 : « Au physique et au moral, ce maudit Sainte-Hélène l’aura tué. » [51] Or, « empoisonnistes » comme « substitutionnistes » raisonnent en « complotistes », subordonnant l’Histoire aux méfaits de groupes occultes, quitte à mépriser les sources documentaires. Paradoxalement, ils échafaudent des théories compliquées, voire absconses, pour simplifier la réalité. Napoléon lui-même nous avait mis en garde : « L’homme aime le merveilleux. Il a pour lui un charme irrésistible, il est toujours prêt à quitter celui dont il est entouré, pour courir après celui qu’on lui forge. Il se prête lui-même à ce qu’on le trompe. […] Tous ces charlatans disent des choses fort spirituelles ; leurs raisonnements peuvent être justes, ils séduisent ; seulement la conclusion est fausse, parce que les faits manquent. » [52]
Notes :
[1] Anecdote rapportée par Alain Decaux, Grands Secrets, Grandes Enigmes, Paris, Perrin, 1970, p. 314.
[2] Philip Dwyer, Napoleon. Passion, Death and Resurrection. 1815-1840, Londres, Bloomsbury, 2018 et 2019, p. 141. La formule de cet historien, réservée aux théories « empoisonnistes », s’applique également à leurs sœurs « substitutionnistes ».
[3] Selon l’expression de Napoléon Bonaparte, en conclusion de l’un de ses cahiers de jeunesse – dans Frédéric Masson et Guido Biagi (éd.), Napoléon inconnu : papiers inédits (1786-1793), Paris, Ollendorf, 1895, vol. II, p. 49.
[4] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », vol. I, 1946, p. 1022.
[5] Selon le mot de l’épouse du général Bertrand, qui accompagna l’Empereur à Sainte-Hélène (Pierre Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, 2021, p. 116).
[6] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène ou Journal ou se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois, Paris, Bossange et Co., 1824, vol. VII, entrée du 2 novembre 1816, p. 162. La phrase est toutefois absente du manuscrit original – Thierry Lentz, Peter Hicks, François Houdecek, Chantal Prévot (éd.), Le Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit retrouvé, Paris, Perrin, 2018, p. 709.
[7] Nathalie Pigault, Les Faux Napoléon 1815-1823. Histoire d’imposteurs impériaux, Paris, C.N.R.S., ainsi que, plus ancien, le délicieux chapitre consacré aux « faux Napoléon » par G. Lenôtre dans son Napoléon. Croquis de l’épopée, Paris, Grasset, 1932 et Livre de Poche, 1964, p. 248-254.
[8] Dwyer, Napoleon. Passion, Death and Resurrection, op. cit. p. 133-134.
[9] Alexandre Dumas, Napoléon, Paris, Delloye, 1840, p. 336.
[10] Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 168-184.
[11] Sur ce dernier point, voir Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 380-386.
[12] Cité dans Charles-Eloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène. L’encre de l’exil, Paris, Perrin, 2018, p. 228.
[13] Mémoires du Docteur Antommarchi ou les derniers moments de Napoléon, Bruxelles, P. J. De Mat, 1825, vol. II, p. 215-216. Napoléon redoutait de succomber à une maladie héréditaire, et à supposer que tel ait été le cas, tenait à ce que son fils soit mis en garde.
[14] Rapport d’autopsie reproduit dans Jean Tulard (éd.), Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1981, p. 744-745 ainsi que dans Charles-Tristan de Montholon, Récits de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Paulin, 1847, vol. II, p. 557-559. Sur l’autopsie, voir Jacques Macé, Dictionnaire historique de Sainte-Hélène, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2016, art. « Autopsie de Napoléon », p. 143-146 ; Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 580-586 ; Thierry Lentz et Jacques Macé, La mort de Napoléon, Paris, Perrin, 2009 et 2021 (coll. « Tempus »), p. 55-58 ; Albert Benhamou, L’autre Sainte-Hélène. La captivité, la maladie, la mort et les médecins autour de Napoléon à Sainte-Hélène, Londres, A. Benhamou Publishing, 2010, p. 408-434 (sur liseuse).
[15] « Report of appearances on dissection of the body of Napoleon Bonaparte », reproduit par l’un des médecins britanniques, le Dr. Archibald Arnott, dans An Account of the Last Illness, decease, and post mortem appearances, of Napoléon Bonaparte, Londres, John Murray, 1822, p. 25-26. Traduit en français dans Benhamou, L’autre Sainte-Hélène, op. cit., p. 411-412 (sur liseuse).
[16] L’obsession des Britanniques intéresse le foie impérial : serait-il endommagé qu’il confirmerait des soupçons d’hépatite, inflammation du foie susceptible d’être imputable aux conditions de détention à Sainte-Hélène. Le foie, précisément, est décrit par Antommarchi comme « engorgé et d’une grosseur plus que naturelle », tandis que le procès-verbal britannique se limite pudiquement à mentionner que l’organe « ne présentait aucun aspect malsain ». L’un des médecins britanniques, le Dr. Shortt, fera ajouter que « le foie était peut-être un peu plus grand que normal » (Benhamou, L’autre Sainte-Hélène, op. cit., p. 416). Le Gouverneur Hudson Lowe fera supprimer cette mention du rapport officiel. Le 12 septembre 1823, à sa demande, un autre médecin britannique ayant assisté à l’autopsie, le Dr. Walter Henry, écrira que le foie était « parfaitement sain » (correspondance reproduite dans James Kemble, Napoleon immortal. The medical history and private life of Napoleon Bonaparte, Londres, John Murray, 1959, p. 282-283 – traduction française dans Paul Frémeaux, Dans la chambre de Napoléon mourant : journal inédit de Hudson Lowe, gouverneur de Sainte-Hélène, sur l'agonie et la mort de l'Empereur, Paris, Mercure de France, 1910, p. 241-245). Cependant, le général Bertrand, qui avait suivi Napoléon à Sainte-Hélène et restera à ses côtés jusqu’au bout, notera que le foie « était d’une grandeur un peu plus grande que le naturel et un peu engorgé, quoique le procès-verbal anglais n’en ait pas fait mention » (général Henri Gatien Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène. Les 500 derniers jours 1820-1821, Paris, Perrin, 2021, éd. établie par François Houdecek, entrée du 6 mai 1821, p. 262).
[17] Les observations des médecins britanniques, malgré des divergences de détail, sont globalement similaires : perforation ulcéreuse de l’estomac, « presque rempli d’une grande quantité de fluide ressemblant à du marc de café » et dont la surface « était une masse de maladie cancéreuse, ou de parties squirreuses avançant vers un cancer ». Dans ses carnets, le général Bertrand écrit : « Des squirres au pylore [tumeurs] avaient occasionné divers ulcères tout autour, dans les parties voisines de l’estomac ; un de ces ulcères était devenu chancre et avait percé l’estomac d’un trou à passer le petit doigt » (Cahiers de Sainte-Hélène, op. cit., entrée du 6 mai 1821, p. 261-262).
[18] En 1825, Antommarchi rédigera dans ses Mémoires un nouveau compte-rendu d’autopsie, aggravant les lésions de l’Empereur, dont celles du foie. Toutefois, il est établi que ce document n’a aucune valeur probante, Antommarchi ayant plagié un article médical sans rapport avec l’Empereur paru en 1823 ! Voir Roland Jeandel et Jacques Bastien, « Antonmarchi, dernier médecin de Napoléon : requiem pour un faussaire. Le compte rendu d’autopsie publié en 1825 est un plagiat ! », Médecine Sciences, vol. 22, n°4, avril 2006, p. 434-436.
[19] Charles-Eloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène. L’encre de l’exil, Paris, Perrin, 2018, p. 258.
[20] Voir les analyses récentes du Dr. Alain Goldcher, Napoléon Ier. L’ultime autopsie, Paris, S.P.M., 2012 ainsi que Philippe Charlier, « Napoléon Ier. Chronique d’une mort fantasmée », Napoléon n’est plus, Paris, Gallimard/Musée de l’Armée, 2021, p. 72-74. Selon le Dr. Goldcher, l’ulcère impérial, quoique bouché par le foie, aurait continué à être légèrement hémorragique ; l’administration de calomel le 3 mai 2021 (contre l’avis d’Antommarchi), en générant une grave hémorragie interne, a achevé Napoléon. Le Dr. Goldcher n’est pas convaincu que le cancer, s’il a existé, aurait été la cause directe de la mort de Napoléon. Il n’en est pas moins vrai que l’Empereur avait perdu beaucoup de poids avant de mourir - A. Lugli, A. Kopp Lugli & M. Horcic, « Napoleon’s autopsy : New perspectives », Human Pathology, vol. 36, 2005, p. 320-324.
[21] Robert B. Greenblatt, « Sexual Profile : Napoleon », Medical Aspects of Human Sexuality, vol. 14, 1980, p. 11.
[22] Testament du 15 avril 1821 – version manuscrite reproduite ici : http://www.corsicatheque.com/Histoire-personnages-historiques/Napoleon-Bonaparte-1769-1821/Napoleon-Bonaparte-son-testament
[23] Thierry Lentz, Bonaparte n’est plus ! Le monde apprend la mort de Napoléon, Paris, Perrin, 2019, 135-141.
[24] Sten Forshufvud, Napoléon a-t-il été empoisonné ?, Paris, Plon, 1961.
[25] Ben Weider et Sten Forshufvud, Assassination at St-Helena. The Poisoning of Napoleon Bonaparte, Mitchell Press, 1978 (réédité en 1995 sous le titre Assassination at St-Helena revisited, New York, Wiley) ; Ben Weider et David Hapgood, Qui a tué Napoléon ?, Paris, Robert Laffont, 1982 ; Ben Weider, Napoléon est-il mort empoisonné ?, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1999.
[26] Colonel John Hughes‐Wilson, « Who killed Napoleon? An historic murder solved », The RUSI Journal, 1997, p. 142-146.
[27] L'assassin de Napoléon ou le mystère de Sainte-Hélène, Paris, Albin Michel, 1994 ; Albine : le dernier amour de Napoléon, Paris, Calmann-Lévy, 1998 ; L'énigme Napoléon résolue. L'extraordinaire découverte des documents Montholon, Paris, Albin Michel, 2000.
[28] Lentz et Macé, La mort de Napoléon, op. cit., p. 103-106 ; Charlier, « Chronique d’une mort fantasmée », op. cit., p. 76-77.
[29] Sur ce point, le général Bertrand notait dans ses carnets, le 7 mai 1821 : « On a dit [s’agissant des cercueils] que l’air ne pénétrant pas, cela se conserverait des siècles » (Cahiers de Sainte-Hélène, op. cit., entrée du 7 mai 1821, p. 264).
[30] Thierry Lentz, art. « Mort de Napoléon (polémiques) », Napoléon. Dictionnaire historique, Paris, Perrin, 2020, p. 646-647.
[31] Kintz, P., Goullé, J.-P., Fornes, P., & Ludes, B., « A New Series of Hair Analyses from Napoleon Confirms Chronic Exposure to Arsenic », Journal of Analytical Toxicology, 2002, vol. 26, n°8, p. 584–585
[32] Lentz et Macé, La mort de Napoléon, op. cit., p. 112.
[33] Voir notamment Gérard Lucotte, « Napoléon empoisonné ? La fin d’une énigme », Napoléon Ier. Le magazine du Consulat et de l’Empire, n°67, mars-avril 2013, p. 10-21.
[34] Voir sur ce point l’analyse de Josiane Demeurisse, « Expertise scientifique, histoire et preuve », Questions de communication, 2002, vol. 2, p. 83-94.
[35] Lucotte, « Napoléon empoisonné ? La fin d’une énigme », op. cit., p. 17.
[36] Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 556.
[37] Voir Jacques Macé, L’honneur retrouvé du général de Montholon, Paris, Picard, 2000 (sans complaisance, du reste, pour le personnage).
[38] Georges Rétif, sous le pseudonyme de « Georges Rétif de la Bretonne », Anglais, rendez-nous Napoléon !, Paris, J. Martineau, 1969 – récemment réédité en format pdf.
[39] Colonel Dugué Mac Carthy, « Les cendres de l’Empereur sont-elles aux Invalides ? », Revue de la Société des Amis du Musée de l’Armée, 1971, n°75, p. 31-43. En ligne : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/les-cendres-de-lempereur-sont-elles-aux-invalides/
[40] Bruno Roy-Henry, Napoléon : L'énigme de l'exhumé de 1840, Paris, L’Archipel, 2000 – rééd. : Napoléon, l’énigme de l’exhumé de Sainte-Hélène, Paris, L’Archipel, 2003 et 2021 (sur liseuse).
[41] Voir, sur l’événement, Gilbert Martineau, Le Retour des Cendres, Paris, Tallandier, 1990.
[42] Rapport du diplomate Philippe de Rohant-Chabot du 19 octobre 1840 (reproduit dans Georges Firmin-Didot, La captivité de Sainte-Hélène d'après les rapports inédits du marquis de Montchenu, Paris, Firmin-Didot, 1894, p. 251).
[43] Roy-Henry, Napoléon, l’énigme de l’exhumé de Sainte-Hélène, op. cit., p. 233 (sur liseuse).
[44] Outre la réfutation de Dugué Mac Carthy, voir sur ce point l’analyse, dévastatrice, de Jacques Macé, « Le corps de Napoléon est bien aux Invalides ! », Revue du Souvenir Napoléonien, n°455, février-mars 2003, p. 35-45. En ligne : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/39624/. Egalement Macé et Lentz, La mort de Napoléon, op. cit., p. 163-188.
[45] Procès-verbal d’ensevelissement du 7 mai 1841 reproduit dans Tulard (éd.), Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 746. Le document décrit ainsi les cercueils : un en fer-blanc, puis un en plomb, puis un troisième en bois d’acajou. Cependant, comme l’établissait Dugué Mac Carthy en 1971, l’ordre d’installation des cercueils est erroné : en fait, Napoléon a été déposé dans un cercueil en fer-blanc, lequel a été inséré dans un cercueil en bois, celui-ci ayant été déposé dans un cercueil en plomb (« Les cendres de l’Empereur sont-elles aux Invalides ? », op. cit.).
[46] Le fait est matériellement établi par le compte-rendu quotidien d’un décorateur britannique chargé de l’organisation logistique des obsèques de Napoléon, Andrew Darling - Jacques Macé (éd.), « Les obsèques de Napoléon. Journal d’Andrew Darling, tapissier à Jamestown », Revue du Souvenir Napoléonien, n°455, février-mars 2003, p. 46-49. En ligne : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/les-obseques-de-napoleon-journal-dandrew-darling-tapissier-a-jamestown/. De surcroît, ce document se trouve corroboré par des lettres écrites les 6 et 10 mai 1821 par un militaire britannique à sa mère, l’enseigne Duncan Darroch - reproduites dans Mac Carthy, « Les cendres de l’Empereur sont-elles aux Invalides ? », op. cit. – ainsi que que les Mémoires du valet de chambre de l’Empereur, Louis Marchand (Jean Bourguignon et commandant Henry Lachouque (éd.), Mémoires de Marchand, Paris, Tallandier, 2003, p. 578-579). Georges Rétif fait de Darling un agent de la conjuration, qui aurait stupidement ajouté un cercueil lors de l’exhumation du corps de l’Empereur par les Britanniques (Anglais, rendez-nous Napoléon !, op. cit., p. 175-177). Il connaît aussi les lettres de Darroch, qu’il reproduit dans son ouvrage, mais « omet » opportunément de reproduire les passages qui anéantissent sa théorie… Bruno Roy-Henry, lui, préfère mettre en doute l’authenticité de ces documents – sans aller plus loin que l’insinuation (Napoléon, l’énigme de l’exhumé de Sainte-Hélène, op. cit., p. 130-131).
[47] Macé, Dictionnaire historique de Sainte-Hélène, op. cit., art. « Cipriani », p. 198-200 ; Michel Dancoisne-Martineau, Chroniques de Sainte-Hélène. Atlantique Sud, Paris, Perrin, 2011, p. 182-197.
[48] Sur les masques mortuaires de Napoléon, voir la mise au point de Chantal Prévot, « Les masques mortuaires de Napoléon. Résumé des problématiques » : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/les-masques-mortuaires-de-napoleon-resume-des-problematiques/ (2014). Egalement Macé et Lentz, La mort de Napoléon, op. cit., p. 171-177.
[49] Dancoisne-Martineau, Chroniques de Sainte-Hélène, op. cit., p. 196-197.
[50] « Believe me, nothing except a battle lost can be half so melancholy as a battle won », cité par William Mudford, An Historical Account of the Campaign in the Netherlands in 1815, under His Grace the Duke of Wellington, and Marshal Prince Blücher, comprising the battles of Ligny, Quatre Bras, and Waterloo, Londres, Henry Colburn, 1817, p. 286.
[51] Cité dans Charles-Eloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 228.
[52] Le Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit retrouvé, op. cit., entrée du 22 juillet 1816, p. 571.
Bibliographie sélective :
Albert Benhamou, L’autre Sainte-Hélène. La captivité, la maladie, la mort et les médecins autour de Napoléon à Sainte-Hélène, Londres, A. Benhamou Publishing, 2010.
Général Henri Gatien Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène. Les 500 derniers jours 1820-1821, Paris, Perrin, 2021, éd. établie par François Houdecek.
Jean Bourguignon et commandant Henry Lachouque (éd.), Mémoires de Marchand, Paris, Tallandier, 2003.
Pierre Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, 2021.
André Castelot, Napoléon, Paris, Perrin, 1968.
Michel Dancoisne-Martineau, Chroniques de Sainte-Hélène. Atlantique Sud, Paris, Perrin, 2011.
Alain Decaux, Grands Secrets, Grandes Enigmes, Paris, Perrin, 1970.
Philip Dwyer, Napoleon. Passion, Death and Resurrection. 1815-1840, Londres, Bloomsbury, 2018 et 2019.
Paul Ganière, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, 1964, 1998 et 2015, coll. « Tempus ».
Alain Goldcher, Napoléon Ier. L’ultime autopsie, Paris, S.P.M., 2012.
Martin Howard, Napoleon's Poisoned Chalice. The Emperor and His Doctors on St. Helena, Londres, History Press, 2009.
Thierry Lentz, Napoléon. Dictionnaire historique, Paris, Perrin, 2020.
Thierry Lentz et Jacques Macé, La mort de Napoléon, Paris, Perrin, 2009 et 2021, coll. « Tempus ».
Jacques Macé, Dictionnaire historique de Sainte-Hélène, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2016.
Gilbert Martineau, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Tallandier, 1981.
Jean Tulard (éd.), Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1981.
Jean Tulard (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1990.
Brian Unwin, Terrible Exile. The Last Days of Napoleon on St Helena, Londres, I.B. Tauris, 2010.
Charles-Eloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène. L’encre de l’exil, Paris, Perrin, 2018.
Napoléon à Sainte-Hélène. La conquête de la mémoire, Paris, Gallimard/Musée de l’Armée, 2016.
Napoléon n’est plus, Paris, Gallimard/Musée de l’Armée, 2021.
Printemps 1965. Dans le train qui le ramène d’un voyage à Bruxelles, André Castelot, célèbre spécialiste de la geste napoléonienne, est soudainement séquestré dans son compartiment par des douaniers français. Aux protestations de l’historien, nos braves fonctionnaires s’expliquent : « On voulait être sûrs de vous retrouver, parce qu’on a une question à vous poser », à savoir : « Est-ce que vous croyez vraiment que Napoléon a été empoisonné ? » [1] Cette année-là, en effet, les médias s’emballent : un dentiste suédois, Sten Forshufvud, aurait démontré que l’Empereur serait mort assassiné, intoxiqué à l’arsenic ! Bientôt, un autre auteur, Georges Rétif, ira plus loin encore : les Anglais auraient dérobé l’auguste cadavre pour l’inhumer à Westminster ! Ainsi s’envolent deux théories qui, s’encourageant l’une l’autre, planent encore sur le paysage médiatique français. Et pourtant, observe l’historien Philip Dwyer, « comme toutes les théories du complot, elle[s] repose[nt] sur une lecture fondamentalement erronée de l'Histoire, sur un manque de contextualisation, sur des connexions fallacieuses et sur une incapacité à accepter la réalité » [2].
Mort dans l’après-midi
Le 5 mai 1821, sur une « petite île » [3] de l’Atlantique Sud, un confinement prend fin : « à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine » [4]. Depuis bientôt six ans, l’Aigle dépérissait à Sainte-Hélène, « île chiée par le diable » [5] entre l’Afrique et le Brésil. Le gouvernement anglais, en déportant Napoléon aux antipodes, avait souhaité se prémunir de toute évasion – et espéré que, retranché de la civilisation, il finirait oublié d’elle. Pari partiellement perdu ! Le terrible proscrit, certes, ne s’est pas évadé ; mais il ne rejoindra pas les oubliettes de l’Histoire. « Ma destinée se montre aux rebours des autres, aurait-il prétendu à l’un de ses mémorialistes, le comte de Las Cases. La chute les abaisse d’ordinaire, la mienne me relève infiniment. Chaque jour me dépouille de ma peau de tyran, de meurtrier, de féroce. » [6] L’exil et la mort de l’Empereur à Sainte-Hélène le transfigurent en martyr. Des cendres de l’échec renaîtra la légende, imprégnée de romantisme.
Une légende parfumée de mystère, tout de même. Et d’abord, un personnage aussi grandiose a-t-il vraiment fini ses jours sur une île aussi petite ? Depuis sa déportation vers Sainte-Hélène en 1815, maints imposteurs ont usurpé son identité en France métropolitaine ; comme pour Adolf Hitler, des rumeurs quant à une éventuelle survie circuleront plusieurs années après sa mort [7]. De fait, lorsque la nouvelle de son trépas est rendue publique en France, au cours de l’été 1821, elle est parfois accueillie avec un certain scepticisme dans les classes populaires [8]. Ce mythe de la survie s’éteindra de lui-même, devant le témoignage irréfutable des compagnons d’exil de l’Empereur, qui raconteront son agonie pour mieux chanter sa gloire.
Mais de quoi est mort Napoléon ? A ce jour, la question reste entière. Toutefois, des hypothèses plausibles ont pu être émises, qui excluent catégoriquement un empoisonnement criminel, mais évoquent plutôt un fiasco médical digne de Molière.
Sa Majesté des mouches
Quelques rappels s’imposent. Une évidence, tout d’abord : depuis son arrivée à Sainte-Hélène en 1815, aux lendemains de Waterloo, Napoléon a profondément souffert de son exil forcé. Le révolutionnaire botté, le Premier Consul, l’Empereur des Français, le maître de l’Europe était ravalé au statut de prisonnier de guerre. « L’homme qui avait tour à tour habité les Tuileries, le Kremlin et l’Escurial » [9] (mais aussi Schönbrunn et Sans-Souci) ne régnait plus que sur une demeure coloniale de la plaine de Longwood, tantôt battue par les vents et la pluie, tantôt frappée de vagues de chaleur, toujours envahie par les rats. Ce bâtisseur d’État doublé d’un grand capitaine en était réduit à arpenter, au mieux, quelques kilomètres, sans autre pouvoir que celui de régenter une cour microscopique de fidèles – et, il est vrai, un important personnel d’aides-de-camp et de domestiques [10]. Le démiurge hyperactif qui avait vaincu toutes les armées d’Europe affrontait désormais bien pire : l’ennui, quotidien, lancinant, interminable, pollué par les mésententes mesquines entre ses proches, aggravé par l’étroite surveillance anglaise. Sa vie familiale était réduite à néant : Joséphine était morte en 1814, sa seconde épouse Marie-Louise, fille de l’Empereur d’Autriche, convolait avec un général autrichien, et son fils, né en 1811, était élevé à la Cour de Vienne. Napoléon ne se consolait qu’en courtisant les épouses des généraux qui partageaient son exil…
Autre source d’usure mentale, notre homme menait, de front, deux campagnes simultanées : l’une, psychologique, contre ses geôliers britanniques, notamment le Gouverneur Hudson Lowe, qui persistaient à lui dénier le titre de souverain impérial ; l’autre, politique, consistant à diffuser, à l’extérieur de l’île, les esquisses de sa future légende, pour gagner à sa cause l’opinion publique (notamment britannique), aux fins de bénéficier d’une amélioration de son sort [11]. Las ! En 1818, lors du congrès d’Aix-la-Chapelle, les puissances alliées avaient confirmé leur intention de claquemurer ce fauteur de troubles à Sainte-Hélène. Il y resterait donc cloîtré, empereur de l’insignifiance.
Il y avait là autant de circonstances propres à nourrir une dépression ! Laquelle l’a finalement éloigné de son travail d’écriture à compter de 1819, et a, évidemment, fragilisé sa santé : embonpoint prononcé, maux de dents, gonflement des membres inférieurs, éventuellement calculs biliaires (dont les symptômes évoquaient une hépatite)… Or, durant toute une année, de l’été 1818 à l’été 1819, Napoléon a été privé de médecin, refusant les soins de celui désigné par les Britanniques, ce qui n’a pas manqué d’aggraver son calvaire. Malgré une rémission due à de l’exercice physique, le déclin allait être effrayant à partir de l’été 1820, amenant un de ses courtisans, le général de Montholon, à écrire le 5 mars 1821 : « C’est aujourd’hui un cadavre qu’un souffle de vie anime encore. » [12] Les deux mois suivants, jusqu’à son trépas, Napoléon ne quitterait pratiquement pas son lit. Épuisé par la fièvre, rongé de douleurs abdominales, puis hoquetant, vomissant, il avait trouvé la force d’achever son testament lors de rares répits au mois d’avril, avant d’être submergé de délire, et de disparaître au crépuscule d’une journée de mai.
La mort n’est pas une fin (des polémiques)
Une autopsie revient à ouvrir un corps comme un livre, pour y déchiffrer les causes de la mort. Napoléon en avait sollicité une pour lui-même [13]. Le lendemain du décès, son médecin attitré, le Dr. Antommarchi, réalise un examen post-mortem des plus rigoureux [14]. Toutefois, ses constatations sont grevées des méconnaissances médicales de l’époque et de considérations politiques. L’autopsie, de fait, est conduite en présence – et sous la surveillance – de médecins britanniques, qui établiront leur propre procès-verbal [15]. Elle établit que le siège de la maladie n’est autre que l’estomac [16], perforé par un ulcère gastrique chronique et « rempli en partie d'une substance liquide, noirâtre, d'une odeur piquante et désagréable » [17]. Pas de doute : c’est ici que la mort a frappé.
Sur ces constats, imprécisions voire contradictions [18], ainsi que les témoignages des mémorialistes, ont prospéré bien des hypothèses. « Sans pouvoir avancer d’explication définitive, résume l’historien Charles-Eloi Vial, la mort de l’Empereur est aujourd’hui attribuée à un ulcère à l’estomac, peut-être cancéreux et finalement percé, qui serait à l’origine des vomissements, maux de ventre et constipations qui l’ont fait souffrir durant les deux dernières années de sa vie, et qui aurait entraîné des saignements gastriques et une profonde anémie, encore aggravée par l’absorption de calomel, substance toxique qui aurait précité sa mort. » [19] Deux jours avant le trépas, en effet, les médecins britanniques entourant Napoléon avaient, croyant bien faire, administré à leur patient fort mal en point dix grains de calomel pour le purger ; ce médicament, du concentré de mercure pur, allait causer une grave hémorragie (la perte totale de volume sanguin dépassant les 40 % !), achevant littéralement le patient [20].
Napoléon victime de sa réclusion et des carences de la science médicale, telle est l’explication la plus crédible. Comme le disait Molière dans Le Médecin malgré lui, « presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies » ! Mais, de ces incertitudes quant aux causes exactes de sa mort, d’autres théories ont surgi : selon l’une d’elles, l’Empereur aurait été frappé du syndrome de Zollinger-Ellison, maladie hormonale qui l’aurait, peu à peu, transformé en femme [21] (un comble, pour ce misogyne consommé !) ; selon d’autres, plus inquiétantes mais non moins rocambolesques, il aurait été assassiné – par le poison.
Arsenic et (pas si) vieilles querelles
Napoléon lui-même a donné le ton, dans son testament achevé le mois précédant son trépas : « Je meurs prématurément, assassiné par l’oligarchie anglaise et son sicaire » [22], à savoir le Gouverneur Hudson Lowe. Dénonciation d’outre-tombe ? Plutôt une dernière retouche à sa tunique de martyr, l’Empereur incriminant surtout un exil indigne de sa gloire. Il n’empêche que lorsque la nouvelle de sa disparition franchit les océans, quelques pamphlets accusent l’Angleterre d’un véritable régicide. Toutefois, ces interrogations, ces rumeurs sont totalement dissipées par les témoignages que livrent les derniers compagnons d’exil de Napoléon à leur retour en Europe, ainsi que la publication du rapport d’autopsie d’Antommarchi [23].
Longtemps discréditée, l’accusation d’empoisonnement ne refait surface qu’au début des années 1960, portée par le dentiste suédois Sten Forshufvud [24], avant d’être reprise par divers auteurs, pas davantage historiens que lui, notamment l’homme d’affaires canadien Ben Weider [25], le colonel John Hughes‐Wilson [26], puis l’économiste et juriste René Maury [27].
Selon eux, Napoléon aurait d’abord été fragilisé pendant plusieurs années par un empoisonnement à l’arsenic ; le coup de grâce lui aurait été porté en lui faisant absorber un habile mélange de lait d’amande amère et de calomel (laquelle mixture aurait généré du cyanure de mercure). Aussi confuse que spectaculaire, la thèse repose manifestement sur un raisonnement « complotiste » : conclusions aventureuses voire inexactes tirées des travaux de scientifiques et d’historiens, lecture orientée des témoignages, incompétence médico-légale certaine, accusations par insinuations et présomptions, et stigmatisation d’une imaginaire conjuration pour pallier une absence criante de preuve.
Les poisons de la couronne (de cheveux)
Premier argument « majeur » des « empoisonnistes », Napoléon présenterait trente-et-un symptômes d’intoxication arsenicale chronique. Mathématiquement impressionnante, la démonstration est scientifiquement sans valeur. Manquent à l’appel, en effet, les quatre symptômes essentiels : mélanodermie (teinte de la peau en gris), polynévrite douloureuse des extrémités, kératinisation des plantes de pied et des paumes, bandes de Mees (stries grises transversales sur les ongles) [28]. Les « empoisonnistes » contournent l’obstacle en rappelant que le cadavre de Napoléon apparaissait, lors de son exhumation en 1840, parfaitement conservé, ce qui serait une propriété de l’arsenic. Là encore, c’est trop solliciter les faits : le cadavre impérial avait été installé dans quatre cercueils emboîtés qui ne laissaient passer l’air, ce qui explique cet état de conservation [29].
Deuxième argument majeur, cette fois plus sérieux : diverses expertises ont établi que les cheveux de Napoléon (dont des spécimens avaient été pieusement conservés par ses proches) révélaient une présence importante d’arsenic. Mais le fait ne prouve rien, comme le résume l’historien Thierry Lentz : « Cette présence d’arsenic dans les cheveux de Napoléon pourrait d’ailleurs s’expliquer par la présence massive de ce poison minéral dans l’environnement de Sainte-Hélène, car les terres volcaniques en produisent naturellement. Le produit se retrouvait donc dans l’air, l’eau et l’alimentation, de même d’ailleurs que dans les produits pour lutter contre les parasites ou dans la fumée dégager par la combustion du charbon pour chauffer les pièces (Napoléon étant frileux, le feu était entretenu en permanence). On doit encore remarquer que l’entretien des chevelures et la conservation des cheveux coupés étaient souvent assurés par des produits à base d’arsenic, ce qui expliquerait qu’on en ait également retrouvé dans les cheveux de l’Empereur prélevés avant 1821, de même que dans ceux d’autres personnalités du temps. » [30]
Certes, une expertise conduite en 2001 par le Dr. Pascal Kintz, professeur de médecine légale à l’Institut médico-légal de Strasbourg, a paru donner de l’eau aux moulin des « empoisonnistes », dans la mesure où elle a conclu que l’arsenic retrouvé dans les cheveux napoléoniens serait endogène, donc y aurait pénétré par l’organisme [31]. Mais le Dr. Kintz ne conclut nullement à un empoisonnement criminel et doute même que l’intoxication arsenicale ait causé la mort de Napoléon [32]. Du reste, ses conclusions sur le caractère endogène de l’arsenic ont été critiquées par d’autres expertises [33]. Une querelle d’experts non significative, en d’autres termes [34], sachant qu’il reste à expliquer pourquoi des spécimens de cheveux napoléoniens antérieurs à son exil, de même que des spécimens de cheveux issus de son fils, l’Aiglon, comportaient une dose d’arsenic supérieure à la moyenne [35] ! Le fait suggère, non point un empoisonnement criminel, mais une contamination liée à l’environnement ou au procédé de conservation desdites mèches.
Suspects habituels
Les allégations « empoisonnistes » butent également sur l’identité du coupable – et la détermination de son mobile. Si Sten Forshufvud innocente la Perfide Albion, à commencer par l’irascible Gouverneur Hudson Lowe, Ben Weider, lui, est d’un autre avis, « oubliant » que le gouvernement anglais et Hudson Lowe sous-estimaient la gravité de l’état de santé de Napoléon et, surtout, craignaient d’être sous le feu des critiques en cas de disparition anticipée du prisonnier. A moins que les Bourbons, revenus au pouvoir en France mais craignant le retour de « l’usurpateur corse », n’aient été les véritables commanditaires ? Hélas, plusieurs décennies d’« enquêtes » à leur encontre ont fait chou blanc.
Le suspect favori (et pour tout dire, unique) de nos détectives en herbe n’est autre qu’un des derniers fidèles du monarque reclus, à savoir le général de Montholon. Sans doute l’homme était-il cupide, hâbleur, charmeur voire intriguant et se taillera-t-il la part du lion du legs testamentaire de Napoléon, héritant d’une colossale somme de deux millions de francs (le revenu moyen annuel était alors de mille francs [36]). Montholon laissera même son épouse, Albine (dont il était tout de même profondément amoureux) se glisser dans le lit du monarque déchu à Sainte-Hélène. Beau profil d’aventurier !
C’est oublier que Montholon s’est aussi révélé d’une fidélité exemplaire à l’Empereur avant, pendant et après Sainte-Hélène, allant jusqu’à s’associer aux tentatives de prise du pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III [37]. Contre lui, les « empoisonnistes » en sont réduits à sur-interpréter, voir manifestement déformer le sens de ses propres écrits (notamment sa correspondance avec Albine), ce qui ne témoigne pas d’un grand sérieux. Et pourquoi aurait-il tué son maître ? Par opportunisme ? Par appât du gain ? Pour reconquérir le cœur d’Albine ? Par vengeance ? On ne sait, et un enquêteur tel que René Maury a allègrement enchaîné ces divers mobiles dans ses ouvrages… Bref, l’accusation dirigée contre Montholon tient du polar, pas de l’Histoire. Ce cher général, à Sainte-Hélène, n’a rien tué d’autre que le temps.
L’Aigle s’est envolé
Romanesque à souhait, la théorie de l’empoisonnement a connu un avatar – celui de la substitution, non de l’Empereur, mais de son cadavre. Quelques années après la diffusion des premiers « travaux » de Sten Forshufvud, un photojournaliste, Georges Rétif, publie un extraordinaire pamphlet, par lequel il soutient le plus sérieusement du monde que les Britanniques, après l’inhumation du corps impérial, ont dérobé son corps pour l’ensevelir à Westminster – où il résiderait toujours, malgré le Brexit [38]. Une thèse fascinante, enterrée dès 1971 par un historien [39], mais qu’un juriste passionné d’Histoire, Bruno Roy-Henry, tente vaillamment d’exhumer depuis une vingtaine d’années [40].
Quelques rappels historiques s’imposent. En 1840, l’Angleterre autorise la France, dirigée par Louis-Philippe et son président du Conseil Adolphe Thiers, à rapatrier les restes mortels de Napoléon (ses « cendres », d’où l’expression « retour des cendres »). Opération politique, assurément : Londres souhaite se concilier Paris et le gouvernement français cherche à promouvoir la réconciliation nationale (en d’autres termes, désarmer les oppositions) [41]. Une mission composée notamment d’anciens fidèles de Napoléon ayant partagé son exil (mais sans Montholon, alors emprisonné), est expédiée à Sainte-Hélène à bord de trois navires, La Belle Poule, La Favorite et L’Oreste, pour récupérer le corps. L’exhumation est effectuée le 15 octobre : le cercueil de Napoléon (en fait quatre cercueils emboîtés, le détail a son importance) n’est ouvert que deux minutes, le temps de procéder à l’identification du cadavre. Un bref laps de temps qui suffit toutefois à créer « un mouvement universel de surprise et d'attendrissement », jusqu’à tirer des larmes à ceux qui avaient suivi, servi et veillé l’Empereur à Sainte-Hélène et le reconnaissent aussitôt, si bien conservé qu’il était grâce à l’absence d’oxygène dans le cercueil [42]. La Belle Poule n’a plus qu’à ramener l’Aigle en France, pour qu’il soit de nouveau inhumé aux Invalides – où il gît à ce jour.
D’après les « substitutionnistes », il n’en serait rien. Tentons de les résumer en quelques lignes. Peu avant l’inhumation de l’Empereur de 1821, ses fidèles tentent de réaliser un masque mortuaire, mais, s’offusquant de sa laideur, commettent une première substitution : ils s’emploieront à diffuser un autre masque mortuaire, celui du maître d’hôtel de Napoléon décédé à Sainte-Hélène en 1818, un certain Cipriani, dont la physionomie évoquerait celle, idéalisée, de Napoléon à l’époque où il était Premier Consul. Deuxième substitution, plus grave celle-là : le roi d’Angleterre George IV, « personnage dépravé, aux tendances narcissiques, voire homosexuelles […] et, selon toute vraisemblance, nécropathe » [43] fait exhumer le corps de l’Empereur dans les années 1820 et lui substitue celui… du même Cipriani. Conséquence de cette improbable coïncidence, lors de l’exhumation de 1840, les témoins reconnaissent Cipriani… mais n’osent signaler la supercherie, de crainte que ne soit démasquée – si l’on ose dire – leur instrumentalisation frauduleuse du masque mortuaire du défunt maître d’hôtel !
L’île aux quatre cercueils
Sur quoi se fondent pareilles allégations ? Rien d’autre qu’une lecture orientée des témoignages et des documents, sans aucune pièce (rapport, correspondance, Mémoires) étayant expressément cette substitution. L’essentiel de l’argumentaire « substitutionniste », en effet, revient à confronter des descriptions de 1821 et 1840 pour surexploiter des divergences (ou prétendues telles) de détail (emplacement des décorations de Napoléon, objets placés dans les cercueils, état du tombeau, tasseaux du corbillard, etc.), sans aucun égard pour l’imprécision propre à tout témoignage, ou à l’erreur humaine – et encore lesdites approximations demeurent-elles exceptionnelles, sachant que, pour rappel, les observations de 1840 n’ont pas duré plus de deux minutes [44]. Insistons là-dessus : rien, rigoureusement rien n’appuie la matérialité d’une conjuration britannique, qui relève du fantasme.
La pierre angulaire du fragile édifice « substitutionniste » repose sur le décompte des cercueils. Le procès-verbal d’inhumation du 7 mai 1821, signé par trois compagnons de l’Empereur (dont le fameux Montholon) mentionne que l’Empereur a été installé dans trois cercueils [45]. Or, lors de l’exhumation de 1840, Napoléon repose dans quatre cercueils : en acajou, en plomb, en bois exotique et en fer blanc. Un cercueil de trop, c’est la preuve d’une manipulation, donc d’une conspiration, donc d’une substitution ! Il n’en est rien, car on sait depuis longtemps que le procès-verbal du 7 mai a été établi avant la livraison d’un quatrième cercueil en bois [46]. Bref, la thèse s’écroule.
Comme chez les « empoisonnistes », l’imagination fait office de démonstration. Quitte à distiller une atmosphère de mystère là où il n’y a pas lieu. C’est ici qu’il faut évoquer ce désormais fameux maître d’hôtel, Cipriani, dont le cadavre reposerait aux Invalides à la place de Napoléon. Jadis au service de la famille Bonaparte, ce personnage trouble était, sous l’Empire, un espion, avant d’être chargé, à Sainte-Hélène, de l’approvisionnement de la maisonnée impériale. Une place de choix qui lui avait permis de se constituer un réseau pour se livrer à divers trafics, quitte à être en contact avec les geôliers britanniques de l’Empereur. Agent double, voire triple, Cipriani est décédé le 27 février 1818, dans des circonstances mal élucidées : péritonite ? Rupture d’un abcès au foie ? Voire meurtre ou suicide [47] ?
Toujours est-il que l’allégation selon laquelle les proches de Napoléon auraient utilisé un imaginaire masque mortuaire de Cipriani pour duper les Bonaparte ne résiste pas à l’analyse, non plus qu’une instrumentalisation de son cadavre par les Britanniques. Tout d’abord, il n’existe aucun portrait précis de l’intéressé, si bien qu’il est, au mieux, imprudent de lui prêter une quelconque ressemblance avec Napoléon. Ensuite, il n’est pas établi qu’une empreinte de son visage ait été prise après sa mort, alors que le parcours des masques mortuaires de Napoléon, quoique compliqué, est désormais bien connu, et exclut toute manipulation dénoncée par les « substitutionnistes » [48]. Pour tenter de sauter l’obstacle, nos enquêteurs distillent une ambiance énigmatique : la tombe de Cipriani à Sainte-Hélène, soutiennent-ils, aurait disparu – et donc, son cadavre aussi. En vérité, Cipriani, malgré les services rendus, n’a bénéficié d’aucune pierre tombale pour sa sépulture, laquelle ne peut être identifiée à ce jour [49]. Beaucoup de bruit pour rien !
Sainte-Hélène a été, pour l’Empereur, « la dernière bataille », celle de la postérité – et il l’a gagnée, largement. Mais comme l’avait dit Wellington, « rien, sinon une bataille perdue, n'est aussi triste qu'une bataille gagnée » [50] : pour prétendre à l’immortalité, il fallait endurer le martyre, composer sa vie en tragédie. À ce titre, nul besoin d’empoisonner Napoléon pour le faire mourir, sa déchéance, son cloisonnement, son désespoir y ont suffi. Le général de Montholon a tout résumé, le 5 mars 1821 : « Au physique et au moral, ce maudit Sainte-Hélène l’aura tué. » [51] Or, « empoisonnistes » comme « substitutionnistes » raisonnent en « complotistes », subordonnant l’Histoire aux méfaits de groupes occultes, quitte à mépriser les sources documentaires. Paradoxalement, ils échafaudent des théories compliquées, voire absconses, pour simplifier la réalité. Napoléon lui-même nous avait mis en garde : « L’homme aime le merveilleux. Il a pour lui un charme irrésistible, il est toujours prêt à quitter celui dont il est entouré, pour courir après celui qu’on lui forge. Il se prête lui-même à ce qu’on le trompe. […] Tous ces charlatans disent des choses fort spirituelles ; leurs raisonnements peuvent être justes, ils séduisent ; seulement la conclusion est fausse, parce que les faits manquent. » [52]
Notes :
[1] Anecdote rapportée par Alain Decaux, Grands Secrets, Grandes Enigmes, Paris, Perrin, 1970, p. 314.
[2] Philip Dwyer, Napoleon. Passion, Death and Resurrection. 1815-1840, Londres, Bloomsbury, 2018 et 2019, p. 141. La formule de cet historien, réservée aux théories « empoisonnistes », s’applique également à leurs sœurs « substitutionnistes ».
[3] Selon l’expression de Napoléon Bonaparte, en conclusion de l’un de ses cahiers de jeunesse – dans Frédéric Masson et Guido Biagi (éd.), Napoléon inconnu : papiers inédits (1786-1793), Paris, Ollendorf, 1895, vol. II, p. 49.
[4] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », vol. I, 1946, p. 1022.
[5] Selon le mot de l’épouse du général Bertrand, qui accompagna l’Empereur à Sainte-Hélène (Pierre Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, 2021, p. 116).
[6] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène ou Journal ou se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois, Paris, Bossange et Co., 1824, vol. VII, entrée du 2 novembre 1816, p. 162. La phrase est toutefois absente du manuscrit original – Thierry Lentz, Peter Hicks, François Houdecek, Chantal Prévot (éd.), Le Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit retrouvé, Paris, Perrin, 2018, p. 709.
[7] Nathalie Pigault, Les Faux Napoléon 1815-1823. Histoire d’imposteurs impériaux, Paris, C.N.R.S., ainsi que, plus ancien, le délicieux chapitre consacré aux « faux Napoléon » par G. Lenôtre dans son Napoléon. Croquis de l’épopée, Paris, Grasset, 1932 et Livre de Poche, 1964, p. 248-254.
[8] Dwyer, Napoleon. Passion, Death and Resurrection, op. cit. p. 133-134.
[9] Alexandre Dumas, Napoléon, Paris, Delloye, 1840, p. 336.
[10] Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 168-184.
[11] Sur ce dernier point, voir Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 380-386.
[12] Cité dans Charles-Eloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène. L’encre de l’exil, Paris, Perrin, 2018, p. 228.
[13] Mémoires du Docteur Antommarchi ou les derniers moments de Napoléon, Bruxelles, P. J. De Mat, 1825, vol. II, p. 215-216. Napoléon redoutait de succomber à une maladie héréditaire, et à supposer que tel ait été le cas, tenait à ce que son fils soit mis en garde.
[14] Rapport d’autopsie reproduit dans Jean Tulard (éd.), Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1981, p. 744-745 ainsi que dans Charles-Tristan de Montholon, Récits de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Paulin, 1847, vol. II, p. 557-559. Sur l’autopsie, voir Jacques Macé, Dictionnaire historique de Sainte-Hélène, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2016, art. « Autopsie de Napoléon », p. 143-146 ; Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 580-586 ; Thierry Lentz et Jacques Macé, La mort de Napoléon, Paris, Perrin, 2009 et 2021 (coll. « Tempus »), p. 55-58 ; Albert Benhamou, L’autre Sainte-Hélène. La captivité, la maladie, la mort et les médecins autour de Napoléon à Sainte-Hélène, Londres, A. Benhamou Publishing, 2010, p. 408-434 (sur liseuse).
[15] « Report of appearances on dissection of the body of Napoleon Bonaparte », reproduit par l’un des médecins britanniques, le Dr. Archibald Arnott, dans An Account of the Last Illness, decease, and post mortem appearances, of Napoléon Bonaparte, Londres, John Murray, 1822, p. 25-26. Traduit en français dans Benhamou, L’autre Sainte-Hélène, op. cit., p. 411-412 (sur liseuse).
[16] L’obsession des Britanniques intéresse le foie impérial : serait-il endommagé qu’il confirmerait des soupçons d’hépatite, inflammation du foie susceptible d’être imputable aux conditions de détention à Sainte-Hélène. Le foie, précisément, est décrit par Antommarchi comme « engorgé et d’une grosseur plus que naturelle », tandis que le procès-verbal britannique se limite pudiquement à mentionner que l’organe « ne présentait aucun aspect malsain ». L’un des médecins britanniques, le Dr. Shortt, fera ajouter que « le foie était peut-être un peu plus grand que normal » (Benhamou, L’autre Sainte-Hélène, op. cit., p. 416). Le Gouverneur Hudson Lowe fera supprimer cette mention du rapport officiel. Le 12 septembre 1823, à sa demande, un autre médecin britannique ayant assisté à l’autopsie, le Dr. Walter Henry, écrira que le foie était « parfaitement sain » (correspondance reproduite dans James Kemble, Napoleon immortal. The medical history and private life of Napoleon Bonaparte, Londres, John Murray, 1959, p. 282-283 – traduction française dans Paul Frémeaux, Dans la chambre de Napoléon mourant : journal inédit de Hudson Lowe, gouverneur de Sainte-Hélène, sur l'agonie et la mort de l'Empereur, Paris, Mercure de France, 1910, p. 241-245). Cependant, le général Bertrand, qui avait suivi Napoléon à Sainte-Hélène et restera à ses côtés jusqu’au bout, notera que le foie « était d’une grandeur un peu plus grande que le naturel et un peu engorgé, quoique le procès-verbal anglais n’en ait pas fait mention » (général Henri Gatien Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène. Les 500 derniers jours 1820-1821, Paris, Perrin, 2021, éd. établie par François Houdecek, entrée du 6 mai 1821, p. 262).
[17] Les observations des médecins britanniques, malgré des divergences de détail, sont globalement similaires : perforation ulcéreuse de l’estomac, « presque rempli d’une grande quantité de fluide ressemblant à du marc de café » et dont la surface « était une masse de maladie cancéreuse, ou de parties squirreuses avançant vers un cancer ». Dans ses carnets, le général Bertrand écrit : « Des squirres au pylore [tumeurs] avaient occasionné divers ulcères tout autour, dans les parties voisines de l’estomac ; un de ces ulcères était devenu chancre et avait percé l’estomac d’un trou à passer le petit doigt » (Cahiers de Sainte-Hélène, op. cit., entrée du 6 mai 1821, p. 261-262).
[18] En 1825, Antommarchi rédigera dans ses Mémoires un nouveau compte-rendu d’autopsie, aggravant les lésions de l’Empereur, dont celles du foie. Toutefois, il est établi que ce document n’a aucune valeur probante, Antommarchi ayant plagié un article médical sans rapport avec l’Empereur paru en 1823 ! Voir Roland Jeandel et Jacques Bastien, « Antonmarchi, dernier médecin de Napoléon : requiem pour un faussaire. Le compte rendu d’autopsie publié en 1825 est un plagiat ! », Médecine Sciences, vol. 22, n°4, avril 2006, p. 434-436.
[19] Charles-Eloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène. L’encre de l’exil, Paris, Perrin, 2018, p. 258.
[20] Voir les analyses récentes du Dr. Alain Goldcher, Napoléon Ier. L’ultime autopsie, Paris, S.P.M., 2012 ainsi que Philippe Charlier, « Napoléon Ier. Chronique d’une mort fantasmée », Napoléon n’est plus, Paris, Gallimard/Musée de l’Armée, 2021, p. 72-74. Selon le Dr. Goldcher, l’ulcère impérial, quoique bouché par le foie, aurait continué à être légèrement hémorragique ; l’administration de calomel le 3 mai 2021 (contre l’avis d’Antommarchi), en générant une grave hémorragie interne, a achevé Napoléon. Le Dr. Goldcher n’est pas convaincu que le cancer, s’il a existé, aurait été la cause directe de la mort de Napoléon. Il n’en est pas moins vrai que l’Empereur avait perdu beaucoup de poids avant de mourir - A. Lugli, A. Kopp Lugli & M. Horcic, « Napoleon’s autopsy : New perspectives », Human Pathology, vol. 36, 2005, p. 320-324.
[21] Robert B. Greenblatt, « Sexual Profile : Napoleon », Medical Aspects of Human Sexuality, vol. 14, 1980, p. 11.
[22] Testament du 15 avril 1821 – version manuscrite reproduite ici : http://www.corsicatheque.com/Histoire-personnages-historiques/Napoleon-Bonaparte-1769-1821/Napoleon-Bonaparte-son-testament
[23] Thierry Lentz, Bonaparte n’est plus ! Le monde apprend la mort de Napoléon, Paris, Perrin, 2019, 135-141.
[24] Sten Forshufvud, Napoléon a-t-il été empoisonné ?, Paris, Plon, 1961.
[25] Ben Weider et Sten Forshufvud, Assassination at St-Helena. The Poisoning of Napoleon Bonaparte, Mitchell Press, 1978 (réédité en 1995 sous le titre Assassination at St-Helena revisited, New York, Wiley) ; Ben Weider et David Hapgood, Qui a tué Napoléon ?, Paris, Robert Laffont, 1982 ; Ben Weider, Napoléon est-il mort empoisonné ?, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1999.
[26] Colonel John Hughes‐Wilson, « Who killed Napoleon? An historic murder solved », The RUSI Journal, 1997, p. 142-146.
[27] L'assassin de Napoléon ou le mystère de Sainte-Hélène, Paris, Albin Michel, 1994 ; Albine : le dernier amour de Napoléon, Paris, Calmann-Lévy, 1998 ; L'énigme Napoléon résolue. L'extraordinaire découverte des documents Montholon, Paris, Albin Michel, 2000.
[28] Lentz et Macé, La mort de Napoléon, op. cit., p. 103-106 ; Charlier, « Chronique d’une mort fantasmée », op. cit., p. 76-77.
[29] Sur ce point, le général Bertrand notait dans ses carnets, le 7 mai 1821 : « On a dit [s’agissant des cercueils] que l’air ne pénétrant pas, cela se conserverait des siècles » (Cahiers de Sainte-Hélène, op. cit., entrée du 7 mai 1821, p. 264).
[30] Thierry Lentz, art. « Mort de Napoléon (polémiques) », Napoléon. Dictionnaire historique, Paris, Perrin, 2020, p. 646-647.
[31] Kintz, P., Goullé, J.-P., Fornes, P., & Ludes, B., « A New Series of Hair Analyses from Napoleon Confirms Chronic Exposure to Arsenic », Journal of Analytical Toxicology, 2002, vol. 26, n°8, p. 584–585
[32] Lentz et Macé, La mort de Napoléon, op. cit., p. 112.
[33] Voir notamment Gérard Lucotte, « Napoléon empoisonné ? La fin d’une énigme », Napoléon Ier. Le magazine du Consulat et de l’Empire, n°67, mars-avril 2013, p. 10-21.
[34] Voir sur ce point l’analyse de Josiane Demeurisse, « Expertise scientifique, histoire et preuve », Questions de communication, 2002, vol. 2, p. 83-94.
[35] Lucotte, « Napoléon empoisonné ? La fin d’une énigme », op. cit., p. 17.
[36] Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 556.
[37] Voir Jacques Macé, L’honneur retrouvé du général de Montholon, Paris, Picard, 2000 (sans complaisance, du reste, pour le personnage).
[38] Georges Rétif, sous le pseudonyme de « Georges Rétif de la Bretonne », Anglais, rendez-nous Napoléon !, Paris, J. Martineau, 1969 – récemment réédité en format pdf.
[39] Colonel Dugué Mac Carthy, « Les cendres de l’Empereur sont-elles aux Invalides ? », Revue de la Société des Amis du Musée de l’Armée, 1971, n°75, p. 31-43. En ligne : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/les-cendres-de-lempereur-sont-elles-aux-invalides/
[40] Bruno Roy-Henry, Napoléon : L'énigme de l'exhumé de 1840, Paris, L’Archipel, 2000 – rééd. : Napoléon, l’énigme de l’exhumé de Sainte-Hélène, Paris, L’Archipel, 2003 et 2021 (sur liseuse).
[41] Voir, sur l’événement, Gilbert Martineau, Le Retour des Cendres, Paris, Tallandier, 1990.
[42] Rapport du diplomate Philippe de Rohant-Chabot du 19 octobre 1840 (reproduit dans Georges Firmin-Didot, La captivité de Sainte-Hélène d'après les rapports inédits du marquis de Montchenu, Paris, Firmin-Didot, 1894, p. 251).
[43] Roy-Henry, Napoléon, l’énigme de l’exhumé de Sainte-Hélène, op. cit., p. 233 (sur liseuse).
[44] Outre la réfutation de Dugué Mac Carthy, voir sur ce point l’analyse, dévastatrice, de Jacques Macé, « Le corps de Napoléon est bien aux Invalides ! », Revue du Souvenir Napoléonien, n°455, février-mars 2003, p. 35-45. En ligne : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/39624/. Egalement Macé et Lentz, La mort de Napoléon, op. cit., p. 163-188.
[45] Procès-verbal d’ensevelissement du 7 mai 1841 reproduit dans Tulard (éd.), Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 746. Le document décrit ainsi les cercueils : un en fer-blanc, puis un en plomb, puis un troisième en bois d’acajou. Cependant, comme l’établissait Dugué Mac Carthy en 1971, l’ordre d’installation des cercueils est erroné : en fait, Napoléon a été déposé dans un cercueil en fer-blanc, lequel a été inséré dans un cercueil en bois, celui-ci ayant été déposé dans un cercueil en plomb (« Les cendres de l’Empereur sont-elles aux Invalides ? », op. cit.).
[46] Le fait est matériellement établi par le compte-rendu quotidien d’un décorateur britannique chargé de l’organisation logistique des obsèques de Napoléon, Andrew Darling - Jacques Macé (éd.), « Les obsèques de Napoléon. Journal d’Andrew Darling, tapissier à Jamestown », Revue du Souvenir Napoléonien, n°455, février-mars 2003, p. 46-49. En ligne : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/les-obseques-de-napoleon-journal-dandrew-darling-tapissier-a-jamestown/. De surcroît, ce document se trouve corroboré par des lettres écrites les 6 et 10 mai 1821 par un militaire britannique à sa mère, l’enseigne Duncan Darroch - reproduites dans Mac Carthy, « Les cendres de l’Empereur sont-elles aux Invalides ? », op. cit. – ainsi que que les Mémoires du valet de chambre de l’Empereur, Louis Marchand (Jean Bourguignon et commandant Henry Lachouque (éd.), Mémoires de Marchand, Paris, Tallandier, 2003, p. 578-579). Georges Rétif fait de Darling un agent de la conjuration, qui aurait stupidement ajouté un cercueil lors de l’exhumation du corps de l’Empereur par les Britanniques (Anglais, rendez-nous Napoléon !, op. cit., p. 175-177). Il connaît aussi les lettres de Darroch, qu’il reproduit dans son ouvrage, mais « omet » opportunément de reproduire les passages qui anéantissent sa théorie… Bruno Roy-Henry, lui, préfère mettre en doute l’authenticité de ces documents – sans aller plus loin que l’insinuation (Napoléon, l’énigme de l’exhumé de Sainte-Hélène, op. cit., p. 130-131).
[47] Macé, Dictionnaire historique de Sainte-Hélène, op. cit., art. « Cipriani », p. 198-200 ; Michel Dancoisne-Martineau, Chroniques de Sainte-Hélène. Atlantique Sud, Paris, Perrin, 2011, p. 182-197.
[48] Sur les masques mortuaires de Napoléon, voir la mise au point de Chantal Prévot, « Les masques mortuaires de Napoléon. Résumé des problématiques » : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/les-masques-mortuaires-de-napoleon-resume-des-problematiques/ (2014). Egalement Macé et Lentz, La mort de Napoléon, op. cit., p. 171-177.
[49] Dancoisne-Martineau, Chroniques de Sainte-Hélène, op. cit., p. 196-197.
[50] « Believe me, nothing except a battle lost can be half so melancholy as a battle won », cité par William Mudford, An Historical Account of the Campaign in the Netherlands in 1815, under His Grace the Duke of Wellington, and Marshal Prince Blücher, comprising the battles of Ligny, Quatre Bras, and Waterloo, Londres, Henry Colburn, 1817, p. 286.
[51] Cité dans Charles-Eloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène, op. cit., p. 228.
[52] Le Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit retrouvé, op. cit., entrée du 22 juillet 1816, p. 571.
Bibliographie sélective :
Albert Benhamou, L’autre Sainte-Hélène. La captivité, la maladie, la mort et les médecins autour de Napoléon à Sainte-Hélène, Londres, A. Benhamou Publishing, 2010.
Général Henri Gatien Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène. Les 500 derniers jours 1820-1821, Paris, Perrin, 2021, éd. établie par François Houdecek.
Jean Bourguignon et commandant Henry Lachouque (éd.), Mémoires de Marchand, Paris, Tallandier, 2003.
Pierre Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, 2021.
André Castelot, Napoléon, Paris, Perrin, 1968.
Michel Dancoisne-Martineau, Chroniques de Sainte-Hélène. Atlantique Sud, Paris, Perrin, 2011.
Alain Decaux, Grands Secrets, Grandes Enigmes, Paris, Perrin, 1970.
Philip Dwyer, Napoleon. Passion, Death and Resurrection. 1815-1840, Londres, Bloomsbury, 2018 et 2019.
Paul Ganière, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, 1964, 1998 et 2015, coll. « Tempus ».
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