L’argument revient souvent ces derniers mois. Des sorties naturalistes de Jean-Luc Mélenchon à propos des juifs aux « dragons célestes » de David Guiraud, le raisonnement, revient, comme implacable : « Si c’est de l’antisémitisme, portez plainte ou taisez-vous ! » Pas si simple explique l'historien Emmanuel Debono...
« L’antisémitisme, comme le racisme, n’est pas une opinion, c’est un délit. » On connaît la sentence, martelée de longue date par les milieux antiracistes, mais également par les institutions et l’ensemble des rouages de la société démocratique qui refusent la fragmentation de la communauté nationale en catégories et sous-catégories d’hommes. Pour que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne reste pas à l’état d’une indignation morale, il faut des lois. La première législation a été adoptée en France en 1939 (« loi Marchandeau »), avant d’être abrogée par Vichy en 1940, rétablie à la Libération, amendée en 1972 (« loi Pleven ») et enrichie par la suite. La loi est un outil important de ce combat émancipateur, qui contribue à fixer une norme, à établir une limite entre ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas dans une société composée de citoyens et d’habitants aux ascendances et appartenances les plus diverses. A priori comprise de tous, la sentence est malgré tout porteuse d’un syllogisme : si je ne suis pas sanctionné pour ce que j’énonce, alors je reste dans le domaine de l’opinion et je ne franchis pas les limites de la liberté d’expression.
Pas de condamnation, pas d’antisémitisme ! L’argument revient souvent ces derniers mois, à la faveur d’un contexte particulièrement polarisé sur l’explosion des actes antisémites en France. D’un côté, des agressions, verbales ou physiques, que comptabilisent entre autres les services du ministère de l’Intérieur. De l’autre un ensemble hétéroclite, principalement discursif, qui est laissé à l’appréciation de chacun. Des sorties naturalistes de Jean-Luc Mélenchon à propos des juifs, aux « dragons célestes » de David Guiraud, du slogan « du fleuve à la mer » aux tweets provocateurs de Rima Hassan, de la blague de Guillaume Meurice nazifiant Netanyahou et sa circoncision, au spectacle « Voices for Gaza » où l’on put, il y a quelques jours, ironiser allègrement sur l’accusation d’antisémitisme… le raisonnement, revient, comme implacable : « Si c’est de l’antisémitisme, portez plainte ou taisez-vous ! Et si la justice vous donne tort, taisez-vous à jamais ! » Simple, efficace, définitif comme un jugement de Salomon. En apparence en tout cas, car les présupposés dans l’affaire sont nombreux.
D’abord l’idée que le tribunal puisse effectivement dire ce qui est antisémite et ce qui ne l’est pas. Or, celui-ci ne fait que vérifier l’adéquation entre des faits et les qualifications juridiques retenues par la partie civile, s’il y a bien infraction à la loi, une loi dans laquelle, il faut le souligner, ne figure pas le mot « antisémitisme ». La loi contre le racisme du 1er juillet 1972 sanctionne en effet les comportements qui provoquent « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Ces dispositions figurent dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ce qui signifie que tout propos mis en cause subit, de la part de juges, souvent spécialisés dans le droit de la presse, une analyse en profondeur fondée sur des considérations multiples dont il faut avoir conscience pour mesurer à quel point la liberté d’expression est sacrée et justement protégée en France.
Le résultat est que, bien souvent, la décision de justice déçoit, n’est pas à la hauteur des attentes des parties civiles. Les raisons en sont multiples mais l’une d’elles, importante, réside dans la difficulté à déterminer l’intention de l’auteur d’une déclaration litigieuse. Ce fut par exemple le cas avec la fresque réalisée, en juin 2022, sur un mur d’Avignon, qui représentait Jacques Attali en train de manipuler un Emmanuel Macron grimé en Pinocchio. Attali, l’une des principales cibles de la complosphère antisémite, tapi dans l’ombre et présidant au destin des nations, portant des gants blancs sur fond de voute étoilée – deux symboles maçonniques –, accompagné d’autres éléments contextuels achevant de raccrocher l’œuvre au fantasme traditionnel du complot judéo-maçonnique qui a tant nourri l’imaginaire – et le bestiaire – antisémite.
Les juges du tribunal d’Avignon puis ceux de la Cour d’appel de Nîmes n’ont cependant pas validé cette lecture, estimant que « la fresque litigieuse ne [contenait] aucun élément implicite ou explicite qui révélerait autre chose qu’une satire politique », ajoutant que rien n’indiquait que l’auteur ait été mû, dans sa réalisation, par « un sentiment antisémite » et que la fresque « ne contenait aucun appel, même implicitement formulé, à la discrimination ».
En revanche, en septembre 2021, la militante d’extrême droite qui avait brandi, au mois d’août, lors d’une manifestation anti-passe sanitaire à Metz, une pancarte où figurait le pronom relatif « Qui ? » orné de deux cornes, et une liste de « traîtres », c’est-à-dire de personnalités pour la plupart connues pour leurs liens avec le judaïsme, fut condamnée à six mois de prison avec sursis.
Le genre de personne dont on aurait préféré ne pas croiser le chemin sous l'Occupation. #antisémitisme pic.twitter.com/v16xyUMKLn
— Rudy Reichstadt (@RReichstadt) August 7, 2021
Quid de la logique ? Les cas sont complexes, les contextes varient, la justice est humaine… De tels truismes, qui disent malgré tout le poids de la réalité, pourraient être multipliés. En attendant, certains en jouent à loisir, ces multirécidivistes qui, tels Dieudonné M’Bala M’Bala, Alain Soral et tant d’autres, font commerce de la haine, et tous ceux qui ont appris avec le temps, comme cela a toujours été la règle en la matière, à contourner la loi, pour éviter la sanction.
La main des juges hésite souvent. Le bénéfice doit être laissé au doute. Des vices de procédure peuvent survenir. La symbolique peut ne pas être comprise, parce qu’aussi, les formes textuels ou graphiques se renouvellent avec le temps, stimulées par de nouveaux usages, de nouveaux canaux de propagation, principalement numériques, le recours à des périphrases, des ellipses de langage ou des circonlocutions qui éloignent d’autant de l’expression crue, directe, frontale, immédiatement repérable, celle qui requiert le moins d’analyse et d’ambiguïté, l’étalon-haine en quelque sorte : « sale juif ! »
Pas de condamnation, pas d’antisémitisme ? Non. Pas de condamnation parce que, souvent, pas de procédure. Pas de procédure car engager des poursuites est coûteux, en temps – en particulier dans un contexte où les agressions se multiplient –, en énergie (qui peut être dispensée autrement), en argent (idem). Car ces contraintes objectives obligent souvent à la prudence : « Faut-il y aller ? » se demande-t-on dans le jargon du militant antiraciste. Parce que la qualification est incertaine, qu’il y a des jurisprudences qui intiment… la prudence. Parce qu’on n’est jamais sûr de l’issue d’un procès, au terme d’une longue procédure, dont l’issue décevante permettra à la partie adverse d’afficher le jugement avec fierté, et de récidiver au nom d’une liberté d’expression malmenée par de mauvais coucheurs, toujours un peu les mêmes !
Pas de condamnation parce que de nombreux faits relèvent de ce que l’on appelle, ces temps-ci, un « antisémitisme d’atmosphère ». Non pas une haine explicite, radicale, qui s’exprimerait sans détour, mais de multiples gestes, signes, attitudes, comportements, éléments rhétoriques ou graphiques, parfois abstraits ou vaporeux, dont la parenté (la relation à un thème qui englobe la critique radicale d'Israël et les surréactions présumées des juifs), la somme (la récurrence voire l’obsession des allusions ou des références au sujet) et l’ambivalence permettent de les analyser pour ce qu’ils sont : des facteurs qui alimentent un flux général, convergeant vers un seul et même sujet : « les juifs ».
Qu’ont en commun des mains peinturlurées en rouge brandies par des manifestants ? Le silence ou les non-dits d’un élu lorsqu’un pogrom est commis ? La criminalisation acharnée d’un État abusivement qualifié de « génocidaire » ? La volonté de mettre ses habitants et tout ce qui en émane au ban de l’humanité ? Le fait de dérouler le tapis rouge devant un membre de l’organisation terroriste Front populaire de libération de la Palestine ? La minimisation ou la relativisation de la réalité criante de l’antisémitisme ? L’ironie mordante de celles et ceux qui estiment que les juifs ont les oreilles bien trop chatouilleuses et manquent décidément d’humour ? Le fait aussi d’affirmer sur un plateau de télévision, lorsqu’on est candidat du Rassemblement national aux législatives, que les chambres à gaz « point de détail de l’histoire » de Jean-Marie Le Pen, n’était pas une déclaration antisémite ?... Alors, quoi de commun ? Tous ces éléments ne sont pas qualifiables juridiquement ou soulèvent des difficultés de qualification, parce qu’ils coïncident mal avec les termes de la loi ; en outre, il doit être tenu compte de la longueur des procédures et de leur issue incertaine. Le résultat en est une attitude de réserve : on ne part pas au feu sans être solidement armé et sans l’espoir, même minime, de remporter la bataille.
Et pourtant, l’ensemble de ces faits et attitudes fait bien partie du problème : celui qui consiste à nourrir la suspicion sinon l’hostilité à l’égard d’une partie de nos concitoyens, qui entretient le doute au sujet de leur loyauté, qui renforce l’idée qu’ils appartiennent à un groupe à part, susceptible, qu’ils ne sont pas des Français tout à fait comme les autres… Cela ne se chiffre pas. Cela ne se caractérise pas. Cela ne se qualifie pas. Et pourtant, c’est bien là, comme un ronronnement permanent, un terreau constamment fertilisé par l’actualité, pandémique, géopolitique ou politique, sur lequel croît la conviction que l’antisémitisme est un faux problème, que les juifs en font trop et qu’ils créent eux-mêmes l’antisémitisme à force d’appeler au loup.
Alors il y a cette sommation : « Si c’est antisémite, portez plainte ! » Oui, mais… Et puis cette autre : « Il n’a pas été condamné, il n’est pas antisémite ! » Oui, mais… Ou encore celle-ci : « Cessez avec vos fausses accusations, vous dévoyez la lutte contre l’antisémitisme ! » Oui, mais… Et cette sinistre prémonition : « Vos excès se reporteront sur vous et vos semblables ! » Oui. Charles Maurras ne disait pas autre chose. Son comparse Léon Daudet non plus, quand il écrivait dans L’Action Française, en décembre 1933, qu’il serait de l’intérêt même des juifs que l’on réglemente leur place dans certains métiers par des quotas. Quand un journaliste royaliste, dans Contre Révolution, expliquait en 1950 l’opportunité de mettre en place un statut particulier afin de protéger les juifs « contre les tentations de leur nature ou de leur histoire ». Ou encore, comme l’écrivait le journaliste Henri Béraud dans Gringoire en décembre 1936 : « Non, je ne suis pas antisémite ; je ne l’ai jamais été ; et dussé-je, comme le bon cognac, vivre cent vingt ans, j’espère bien ne le devenir jamais. Hélas ! Cela pourrait m’arriver malgré moi. »
« Espérer », comme s’il était des maux contre lesquels l’esprit ne pouvait se prémunir. « Hélas », Béraud sera condamné à mort le 29 décembre 1944 pour intelligence avec l’ennemi et gracié par le général de Gaulle. En réalité, et quoi qu’il en pense, l’écrivain faisait bien de l’antisémitisme, peut-être comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, ou à l’insu de son plein gré, comme put le suggérer l’historien Joël Kotek au sujet de l’auteur de la fresque d’Avignon.
Pas de condamnation, pas d’antisémitisme ? Non, l’équation ne tient pas. Ni pour l’antisémitisme, ni pour le racisme. Ni pour n’importe quelle autre question relevant du monde des idées, forcément sujette à subjectivité, à discussion, mais aussi à expertise et à maîtrise d’une culture politique et historique. On n’éprouve que trop, aujourd’hui, à quel point celle-ci déserte les débats, laissant place aux certitudes réductrices et aux esprits malveillants.
« L’antisémitisme, comme le racisme, n’est pas une opinion, c’est un délit. » On connaît la sentence, martelée de longue date par les milieux antiracistes, mais également par les institutions et l’ensemble des rouages de la société démocratique qui refusent la fragmentation de la communauté nationale en catégories et sous-catégories d’hommes. Pour que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne reste pas à l’état d’une indignation morale, il faut des lois. La première législation a été adoptée en France en 1939 (« loi Marchandeau »), avant d’être abrogée par Vichy en 1940, rétablie à la Libération, amendée en 1972 (« loi Pleven ») et enrichie par la suite. La loi est un outil important de ce combat émancipateur, qui contribue à fixer une norme, à établir une limite entre ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas dans une société composée de citoyens et d’habitants aux ascendances et appartenances les plus diverses. A priori comprise de tous, la sentence est malgré tout porteuse d’un syllogisme : si je ne suis pas sanctionné pour ce que j’énonce, alors je reste dans le domaine de l’opinion et je ne franchis pas les limites de la liberté d’expression.
Pas de condamnation, pas d’antisémitisme ! L’argument revient souvent ces derniers mois, à la faveur d’un contexte particulièrement polarisé sur l’explosion des actes antisémites en France. D’un côté, des agressions, verbales ou physiques, que comptabilisent entre autres les services du ministère de l’Intérieur. De l’autre un ensemble hétéroclite, principalement discursif, qui est laissé à l’appréciation de chacun. Des sorties naturalistes de Jean-Luc Mélenchon à propos des juifs, aux « dragons célestes » de David Guiraud, du slogan « du fleuve à la mer » aux tweets provocateurs de Rima Hassan, de la blague de Guillaume Meurice nazifiant Netanyahou et sa circoncision, au spectacle « Voices for Gaza » où l’on put, il y a quelques jours, ironiser allègrement sur l’accusation d’antisémitisme… le raisonnement, revient, comme implacable : « Si c’est de l’antisémitisme, portez plainte ou taisez-vous ! Et si la justice vous donne tort, taisez-vous à jamais ! » Simple, efficace, définitif comme un jugement de Salomon. En apparence en tout cas, car les présupposés dans l’affaire sont nombreux.
D’abord l’idée que le tribunal puisse effectivement dire ce qui est antisémite et ce qui ne l’est pas. Or, celui-ci ne fait que vérifier l’adéquation entre des faits et les qualifications juridiques retenues par la partie civile, s’il y a bien infraction à la loi, une loi dans laquelle, il faut le souligner, ne figure pas le mot « antisémitisme ». La loi contre le racisme du 1er juillet 1972 sanctionne en effet les comportements qui provoquent « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Ces dispositions figurent dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ce qui signifie que tout propos mis en cause subit, de la part de juges, souvent spécialisés dans le droit de la presse, une analyse en profondeur fondée sur des considérations multiples dont il faut avoir conscience pour mesurer à quel point la liberté d’expression est sacrée et justement protégée en France.
Le résultat est que, bien souvent, la décision de justice déçoit, n’est pas à la hauteur des attentes des parties civiles. Les raisons en sont multiples mais l’une d’elles, importante, réside dans la difficulté à déterminer l’intention de l’auteur d’une déclaration litigieuse. Ce fut par exemple le cas avec la fresque réalisée, en juin 2022, sur un mur d’Avignon, qui représentait Jacques Attali en train de manipuler un Emmanuel Macron grimé en Pinocchio. Attali, l’une des principales cibles de la complosphère antisémite, tapi dans l’ombre et présidant au destin des nations, portant des gants blancs sur fond de voute étoilée – deux symboles maçonniques –, accompagné d’autres éléments contextuels achevant de raccrocher l’œuvre au fantasme traditionnel du complot judéo-maçonnique qui a tant nourri l’imaginaire – et le bestiaire – antisémite.
Les juges du tribunal d’Avignon puis ceux de la Cour d’appel de Nîmes n’ont cependant pas validé cette lecture, estimant que « la fresque litigieuse ne [contenait] aucun élément implicite ou explicite qui révélerait autre chose qu’une satire politique », ajoutant que rien n’indiquait que l’auteur ait été mû, dans sa réalisation, par « un sentiment antisémite » et que la fresque « ne contenait aucun appel, même implicitement formulé, à la discrimination ».
En revanche, en septembre 2021, la militante d’extrême droite qui avait brandi, au mois d’août, lors d’une manifestation anti-passe sanitaire à Metz, une pancarte où figurait le pronom relatif « Qui ? » orné de deux cornes, et une liste de « traîtres », c’est-à-dire de personnalités pour la plupart connues pour leurs liens avec le judaïsme, fut condamnée à six mois de prison avec sursis.
Le genre de personne dont on aurait préféré ne pas croiser le chemin sous l'Occupation. #antisémitisme pic.twitter.com/v16xyUMKLn
— Rudy Reichstadt (@RReichstadt) August 7, 2021
Quid de la logique ? Les cas sont complexes, les contextes varient, la justice est humaine… De tels truismes, qui disent malgré tout le poids de la réalité, pourraient être multipliés. En attendant, certains en jouent à loisir, ces multirécidivistes qui, tels Dieudonné M’Bala M’Bala, Alain Soral et tant d’autres, font commerce de la haine, et tous ceux qui ont appris avec le temps, comme cela a toujours été la règle en la matière, à contourner la loi, pour éviter la sanction.
La main des juges hésite souvent. Le bénéfice doit être laissé au doute. Des vices de procédure peuvent survenir. La symbolique peut ne pas être comprise, parce qu’aussi, les formes textuels ou graphiques se renouvellent avec le temps, stimulées par de nouveaux usages, de nouveaux canaux de propagation, principalement numériques, le recours à des périphrases, des ellipses de langage ou des circonlocutions qui éloignent d’autant de l’expression crue, directe, frontale, immédiatement repérable, celle qui requiert le moins d’analyse et d’ambiguïté, l’étalon-haine en quelque sorte : « sale juif ! »
Pas de condamnation, pas d’antisémitisme ? Non. Pas de condamnation parce que, souvent, pas de procédure. Pas de procédure car engager des poursuites est coûteux, en temps – en particulier dans un contexte où les agressions se multiplient –, en énergie (qui peut être dispensée autrement), en argent (idem). Car ces contraintes objectives obligent souvent à la prudence : « Faut-il y aller ? » se demande-t-on dans le jargon du militant antiraciste. Parce que la qualification est incertaine, qu’il y a des jurisprudences qui intiment… la prudence. Parce qu’on n’est jamais sûr de l’issue d’un procès, au terme d’une longue procédure, dont l’issue décevante permettra à la partie adverse d’afficher le jugement avec fierté, et de récidiver au nom d’une liberté d’expression malmenée par de mauvais coucheurs, toujours un peu les mêmes !
Pas de condamnation parce que de nombreux faits relèvent de ce que l’on appelle, ces temps-ci, un « antisémitisme d’atmosphère ». Non pas une haine explicite, radicale, qui s’exprimerait sans détour, mais de multiples gestes, signes, attitudes, comportements, éléments rhétoriques ou graphiques, parfois abstraits ou vaporeux, dont la parenté (la relation à un thème qui englobe la critique radicale d'Israël et les surréactions présumées des juifs), la somme (la récurrence voire l’obsession des allusions ou des références au sujet) et l’ambivalence permettent de les analyser pour ce qu’ils sont : des facteurs qui alimentent un flux général, convergeant vers un seul et même sujet : « les juifs ».
Qu’ont en commun des mains peinturlurées en rouge brandies par des manifestants ? Le silence ou les non-dits d’un élu lorsqu’un pogrom est commis ? La criminalisation acharnée d’un État abusivement qualifié de « génocidaire » ? La volonté de mettre ses habitants et tout ce qui en émane au ban de l’humanité ? Le fait de dérouler le tapis rouge devant un membre de l’organisation terroriste Front populaire de libération de la Palestine ? La minimisation ou la relativisation de la réalité criante de l’antisémitisme ? L’ironie mordante de celles et ceux qui estiment que les juifs ont les oreilles bien trop chatouilleuses et manquent décidément d’humour ? Le fait aussi d’affirmer sur un plateau de télévision, lorsqu’on est candidat du Rassemblement national aux législatives, que les chambres à gaz « point de détail de l’histoire » de Jean-Marie Le Pen, n’était pas une déclaration antisémite ?... Alors, quoi de commun ? Tous ces éléments ne sont pas qualifiables juridiquement ou soulèvent des difficultés de qualification, parce qu’ils coïncident mal avec les termes de la loi ; en outre, il doit être tenu compte de la longueur des procédures et de leur issue incertaine. Le résultat en est une attitude de réserve : on ne part pas au feu sans être solidement armé et sans l’espoir, même minime, de remporter la bataille.
Et pourtant, l’ensemble de ces faits et attitudes fait bien partie du problème : celui qui consiste à nourrir la suspicion sinon l’hostilité à l’égard d’une partie de nos concitoyens, qui entretient le doute au sujet de leur loyauté, qui renforce l’idée qu’ils appartiennent à un groupe à part, susceptible, qu’ils ne sont pas des Français tout à fait comme les autres… Cela ne se chiffre pas. Cela ne se caractérise pas. Cela ne se qualifie pas. Et pourtant, c’est bien là, comme un ronronnement permanent, un terreau constamment fertilisé par l’actualité, pandémique, géopolitique ou politique, sur lequel croît la conviction que l’antisémitisme est un faux problème, que les juifs en font trop et qu’ils créent eux-mêmes l’antisémitisme à force d’appeler au loup.
Alors il y a cette sommation : « Si c’est antisémite, portez plainte ! » Oui, mais… Et puis cette autre : « Il n’a pas été condamné, il n’est pas antisémite ! » Oui, mais… Ou encore celle-ci : « Cessez avec vos fausses accusations, vous dévoyez la lutte contre l’antisémitisme ! » Oui, mais… Et cette sinistre prémonition : « Vos excès se reporteront sur vous et vos semblables ! » Oui. Charles Maurras ne disait pas autre chose. Son comparse Léon Daudet non plus, quand il écrivait dans L’Action Française, en décembre 1933, qu’il serait de l’intérêt même des juifs que l’on réglemente leur place dans certains métiers par des quotas. Quand un journaliste royaliste, dans Contre Révolution, expliquait en 1950 l’opportunité de mettre en place un statut particulier afin de protéger les juifs « contre les tentations de leur nature ou de leur histoire ». Ou encore, comme l’écrivait le journaliste Henri Béraud dans Gringoire en décembre 1936 : « Non, je ne suis pas antisémite ; je ne l’ai jamais été ; et dussé-je, comme le bon cognac, vivre cent vingt ans, j’espère bien ne le devenir jamais. Hélas ! Cela pourrait m’arriver malgré moi. »
« Espérer », comme s’il était des maux contre lesquels l’esprit ne pouvait se prémunir. « Hélas », Béraud sera condamné à mort le 29 décembre 1944 pour intelligence avec l’ennemi et gracié par le général de Gaulle. En réalité, et quoi qu’il en pense, l’écrivain faisait bien de l’antisémitisme, peut-être comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, ou à l’insu de son plein gré, comme put le suggérer l’historien Joël Kotek au sujet de l’auteur de la fresque d’Avignon.
Pas de condamnation, pas d’antisémitisme ? Non, l’équation ne tient pas. Ni pour l’antisémitisme, ni pour le racisme. Ni pour n’importe quelle autre question relevant du monde des idées, forcément sujette à subjectivité, à discussion, mais aussi à expertise et à maîtrise d’une culture politique et historique. On n’éprouve que trop, aujourd’hui, à quel point celle-ci déserte les débats, laissant place aux certitudes réductrices et aux esprits malveillants.
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