Depuis huit décennies, l’attaque de Pearl Harbor nourrit l’une des plus importantes théories du complot qui soit : Roosevelt aurait su à l’avance ce qui se tramait afin de précipiter l’Amérique dans la guerre contre les forces de l’Axe. Décryptage.
Dimanche 7 décembre 1941 : à l’aube, sans déclaration de guerre, l’aéronavale japonaise bombarde la base américaine de Pearl Harbor, dans l’archipel d’Hawaï. C’est un massacre, plus qu’une bataille : cinq cuirassés américains sont coulés, trois endommagés plus ou moins grièvement ; dix autres navires sont touchés, dont trois croiseurs endommagés, quatre destroyers pour moitié envoyés par le fond, pour moitié avariés ; cent-quatre-vingt-huit avions sont également détruits, cent-cinquante-neuf autres endommagés. On recense 2 403 morts, dont 68 civils, et 1 178 blessés.
La Flotte américaine du Pacifique est sinistrée ; seuls ses porte-avions, affectés sur d’autres secteurs, ont providentiellement échappé au drame. Le Japon peut désormais s’emparer des colonies occidentales d’Extrême-Orient sans crainte pour ses arrières. Dans la douleur, les États-Unis deviennent, à leur tour, parties à la Seconde Guerre mondiale.
Chez les Américains, la stupeur le cède bien vite à l’indignation, puis à la fureur, d’autant que la déclaration de guerre, à cause des carences de l’ambassade japonaise, a été remise après l’attaque ! À la tribune du Congrès, le Président Roosevelt sait trouver les mots justes pour en appeler à la mobilisation nationale contre l’Axe. Le 7 décembre, clame-t-il, sera un jour « à jamais marqué d’infamie ». L’Amérique fait bloc derrière lui, et entre en guerre avec une rare unanimité.
Sur le moment, le désastre n’en est pas moins patent, et il faut bien trouver des responsables. L’Administration Roosevelt ne fait pas de quartier : l’amiral Kimmel, commandant la Flotte du Pacifique, et le général Short, qui dirige la garnison de Hawaï, paient leurs – réelles – erreurs d’appréciation, et sont limogés. Leur sont reprochées des « négligences dans l’accomplissement de leur devoir » (« dereliction of duty ») aggravées par des « erreurs de jugement » [1]. Or, ils comptent sur de puissants appuis au sein des forces armées. De même, plusieurs politiciens républicains opposés au démocrate Roosevelt ne tiennent pas à ce que l’affaire soit aussi facilement enterrée.
Entre lobbying et récupérations politiciennes, pas moins de sept commissions d’enquête vont se succéder pendant la guerre, tantôt indulgentes, tantôt accablantes envers Kimmel et Short. Certaines d’entre elles s’en prennent à l’entourage de Roosevelt, tels que le général George C. Marshall (chef de l’état-major de l’armée de Terre) et l’amiral Stark, chef d’état-major de la Marine au moment des faits, accusés de ne pas avoir communiqué à Pearl Harbor les éléments propres à permettre aux autorités locales de se préparer à la guerre [2].
Derrière Marshall et Stark, c’est bien évidemment Roosevelt que l’on cherche à abattre. Les polémiques s’intensifient en 1944, année des élections présidentielles. C’est ainsi que le général Marshall parvient à convaincre d’extrême justesse le candidat républicain à l’élection présidentielle, Thomas Dewey, de garder le silence sur cette affaire pour éviter d’avoir à divulguer des informations susceptibles de porter atteinte à l’effort de guerre [3].
Ces tensions électorales et rivalités intestines accouchent des premières théories du complot incriminant la Maison Blanche. John T. Flynn, un journaliste qui avait milité de toutes ses forces avant la guerre pour que les Etats-Unis restent neutres (au point de co-fonder le comité isolationniste « L’Amérique d’abord »), publie en octobre 1944 un pamphlet modestement intitulé La vérité sur Pearl Harbor : pour la première fois, Roosevelt est expressément accusé, non seulement d’avoir poussé le Japon à entrer en guerre, mais d’avoir dissimulé des informations essentielles à Kimmel et Short, les empêchant ainsi de mettre la base en état d’alerte. Encore Flynn dénonce-t-il surtout, chez Roosevelt, une coupable négligence davantage qu’un plan machiavélique [4]…
Le Congrès s’empare du dossier et réunit enfin sa propre commission d’enquête en 1945. Le 7 février 1946, son rapport est rendu public. Il apaise le débat : Kimmel et Short demeurent coupables, mais leur sont uniquement reprochées des « erreurs d’appréciation », et l’accusation de « manquement à leur devoir » est abandonnée. Quant aux civils et aux militaires de Washington, ils sont exonérés, quoique leurs négligences aient été mises en lumière [5]. Roosevelt, lui, n’est plus là pour se défendre : il est mort le 12 avril 1945, avant même la fin du conflit.
Affaire classée, alors ? Pas vraiment. La Guerre Froide ne tarde pas à déchaîner, aux États-Unis, une hystérie anti-communiste, qui s’en prend au legs politique de la présidence Roosevelt. Des intellectuels qui, jadis, faisaient partie, à l’instar de John T. Flynn, du courant isolationniste hostile à l’entrée en guerre de l’Amérique contre l’Axe, reprennent du poil de la bête. A leurs yeux, pas de doute : si un suaire d’infamie est retombé sur les cadavres de Pearl Harbor, c’est au seul Roosevelt qu’on le doit !
Un historien réputé appartenant à cette mouvance (quoique favorable au New Deal), Charles Beard, soutient en 1948 que Roosevelt a poussé le Japon à entrer en guerre [6]. En 1952, son collègue Charles Tansill, nettement plus agressif, fait du défunt Président américain le responsable de la Seconde Guerre mondiale ! Et d’aller bien plus loin que Flynn et Beard, en prétendant que Roosevelt, non seulement aurait su que le Japon allait frapper Pearl Harbor, mais encore l’aurait délibérément caché à ses commandants militaires en poste à Hawaï [7]. Tansill, il est vrai, tout historien qu’il était, professait une idéologie d’extrême droite, raciste et plus que complaisante envers le Troisième Reich, au point d’être encensé après sa mort par le négationniste Austin App [8].
Les affirmations de Tansill sont appuyées par un autre historien dont l’idéologie modèle les conclusions, Harry Elmer Barnes [9]. Egalement isolationniste avant Pearl Harbor, Barnes s’est déjà signalé comme un ardent défenseur de l’Allemagne dans les controverses historiographiques sur les causes des Première et Seconde Guerres mondiales. Ultérieurement, dans les années 1960, Barnes deviendra ouvertement négationniste, se liant d’amitié avec le négationniste Paul Rassinier, qu’il traduira pour le public américain [10]. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que Barnes instrumentalise Pearl Harbor pour vilipender Roosevelt et exonérer nazis et Japonais de toute culpabilité.
À l’extrême droite américaine se greffent des démarches plus personnelles. Si le général Short est mort en 1949, l’amiral Kimmel, lui, ne cesse de militer en faveur de sa réhabilitation. L’un de ses proches, le contre-amiral Theobald, publie en 1955 Le secret de Pearl Harbor, autre ouvrage clef qui, avec les écrits de Barnes et Tansill, pose le cadre de ce que seront les théories du complot intéressant Pearl Harbor. Aux précédentes allégations conspirationnistes, Theobald ajoute que Roosevelt aurait progressivement dépouillé la base américaine de tout moyen de défense pour y attirer les Japonais [11]…
À l’appui de leurs accusations, Barnes, Tansill et Theobald ne manquent apparemment pas d’arguments. Roosevelt ne faisait pas mystère de son hostilité à l’Allemagne et au Japon. La loi « prêt-bail », la Charte de l’Atlantique, la visite de son conseiller privé, Harry Hopkins, à Moscou, autant d’appuis apportés à la Grande-Bretagne et à l’Union soviétique. Mais l’opinion, comme le Congrès, restaient encore majoritairement isolationniste. Au cours de la campagne présidentielle de 1940, Roosevelt avait même garanti que les « Boys » ne seraient jamais envoyés dans une guerre à l’étranger. Pour unir l’Amérique, il fallait donc pousser l’Allemagne ou le Japon à la faute, et passer pour la victime d’une agression caractérisée. Encore cette agression devait-elle viser directement un intérêt américain, comme le canal de Panama… ou les îles Hawaï.
Dans cette logique complotiste, Roosevelt, tel un démiurge démoniaque, multiplie les provocations à l’encontre de Tokyo : la flotte américaine mouille à Pearl Harbor depuis le mois de mai 1940 ; en juillet 1940, l’embargo est décrété contre le Japon sur le carburant d’aviation ; en octobre, il s’étend à toutes les marchandises servant directement à l’effort de guerre ; le 25 juillet 1941, le chef d’État américain gèle les avoirs japonais aux États-Unis (135 millions de dollars) ; le lendemain, il ordonne avec les Hollandais et les Britanniques un embargo total sur le pétrole. Le Japon perd du jour au lendemain 80 % de ses approvisionnements et sa machine de guerre enlisée en Chine risque de tomber en panne d’essence. Se pose alors à Tokyo l’alternative suivante : la solution négociée ou la guerre. Roosevelt, sciemment, se montre inflexible, et pousse le Japon à déclencher les hostilités [12].
À cette phase, le lecteur ne manque pas de s’étonner : pourquoi Roosevelt a-t-il manœuvré le Japon plutôt que l’Allemagne ? Réponse : parce que l’Empire du Soleil levant était aisément manipulable, et ce pour une raison très simple. Les services de renseignements américains, en effet, avaient remporté une victoire aussi éclatante que discrète, puisqu’ils avaient « cassé » le code diplomatique japonais – baptisé Purple (« Pourpre »). De fait, les dirigeants américains pouvaient lire sans difficulté les messages secrets adressés par le ministère nippon des Affaires étrangères à tous ses établissements à l’étranger !
Or, poursuivent nos auteurs, des messages télégraphiés par Tokyo au consulat japonais d’Honolulu ont été interceptés et déchiffrés avant le raid, et signalaient un certain intérêt des Japonais pour le dispositif militaire américain sur place. Mieux encore, le 27 janvier 1941, l’ambassadeur péruvien au Japon avait alerté son homologue américain que « les Japonais avaient l’intention d’exécuter une attaque surprise contre Pearl Harbor avec toutes leurs forces et toutes leurs armes » [13]. Pourtant, aucune de ces informations ne sera adressée aux commandants de Pearl Harbor.
Plus grave : au matin du 7 décembre à Washington, un message de Tokyo adressé à l’ambassade nippone avait précisé qu’une note diplomatique s’apparentant à une déclaration de guerre devrait être remise au Département d’État américain à 13 heures, heure locale. C’est-à-dire, en tenant compte du décalage horaire, 7 heures 30 à Hawaï, ce qui tendait à indiquer que Pearl Harbor allait être victime d’une attaque à l’aube ! Mais « inexplicablement », l’amiral Stark n’arrivera à son bureau qu’à 09h25, heure de Washington, et, une fois informé, décidera… de ne pas alerter l’amiral Kimmel !
De son côté, ce n’est qu’à 11 heures 25, heure de Washington, que le général Marshall prendra tranquillement connaissance de cette dépêche japonaise : ordre sera donc donné aux commandants militaires outre-mer de « se tenir en alerte », mais suite à une incroyable accumulation de retards, le télégramme en question parviendra à Pearl Harbor six heures après l’attaque. Et Roosevelt ? Le soir du 6 décembre, il avait déduit des derniers messages japonais décodés que « c’était la guerre ». Il n’en fera pourtant rien savoir aux militaires de Hawaï.
Il n’en faut pas davantage pour dénoncer un complot. Quoique cette déduction ait été rapidement discréditée par les historiens [14], elle a été ressuscitée et raffinée dans les années 1980 par un journaliste bien considéré, John Toland. Romancier à ses heures, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la Seconde Guerre mondiale, dont une colossale biographie de Hitler, l’homme possède un indiscutable talent littéraire, qui va donner un second souffle aux théories du complot entourant le 7 décembre 1941. Ce qui lui vaudra de participer, en 1990, à une conférence de l’Institute for Historical Review, une officine négationniste [15].
De fait, avec son livre Infamy, paru en 1982, Toland promeut une thèse encore plus sensationnelle que celles de ses prédécesseurs : l’escadre d’attaque japonaise aurait été repérée par les Américains lors de son périple vers Pearl Harbor [16] !
Et l’écrivain d’enchaîner les révélations. Premièrement, un navire marchand américain faisant le trajet San Francisco-Honolulu, le Lurline, aurait capté début décembre 1941 des messages codés nippons de basse fréquence, laissant entendre qu’une escadre japonaise se trouvait à proximité des îles Hawaï ; les services de renseignements locaux américains en auraient été informés le 3 décembre. Deuxièmement, Robert Ogg, un expert en électronique du 12e district naval de San Francisco, aurait repéré des signaux émanant d’une escadre de porte-avions nippons située au nord-ouest des Hawaï, et aurait transmis l’information à ses supérieurs le même jour. Troisièmement, le commandement de la Défense de l’Alaska aurait détecté, le 6 décembre 1941, des navires japonais à 270 miles au sud-est des Aléoutiennes. Quatrièmement, l’attaché naval hollandais à Washington, Johan E. Ranneft, aurait témoigné avoir été informé par l’Office of Naval Intelligence (renseignements navals américains – ONI) le 2 décembre de l’existence d’une force expéditionnaire japonaise de deux porte-avions se dirigeant vers Pearl Harbor.
À la suite de John Toland, plusieurs « chercheurs », tels que Robert B. Stinnett [17], Mark Emerson Willey [18] et plus récemment Douglas Horne, un adepte des théories du complot dans l’affaire JFK [19], iront jusqu’à prétendre que les décrypteurs américains auraient réussi à percer, en plus du chiffre diplomatique nippon, le code de la Marine japonaise (baptisé Japanese Navy 25, ou JN-25) bien avant l’attaque. En d’autres termes, l’escadre japonaise ne serait pas passée inaperçue des Américains, mais la Maison-Blanche, en toute conscience, lui aurait laissé la voie libre pour mieux préparer « sa » guerre.
Mais le Président américain et ses subordonnés, en premier lieu le général Marshall et l’amiral Stark, sont-ils les seuls coupables ? Pour le chercheur britannique James Rusbridger, les véritables responsables se trouveraient… à Londres. Churchill aurait absolument cherché à faire entrer Roosevelt dans la guerre pour mieux sauver l’Angleterre et l’URSS. À quoi Rusbridger ajoute ce « scoop » : les services d’espionnage britanniques auraient, eux, cassé le code JN-25 (pour « Japanese Navy 25 »), ce qui leur auraient permis de déterminer sans difficulté que Pearl Harbor allait être attaqué. Informé, Churchill se serait tu, pour permettre à la guerre d’éclater [20].
Ne nous laissons pas impressionner. Lesdites théories négligent bon nombre d’éléments, tel que le contexte ou les pesanteurs bureaucratiques américaines de l’époque, et assènent, la plupart du temps, un nombre ahurissant de contre-vérités, la faute à une méthodologie où l’incompétence le dispute à la mauvaise foi.
Tout d’abord, accuser Roosevelt est, en soi, simpliste. C’est, en effet, faire bon marché des jeux de pouvoirs américains : la politique étrangère des États-Unis est certes dirigée par Roosevelt, mais reste éclatée entre plusieurs institutions (le Congrès, le Département d’État, de même que l’appareil militaire scindé entre Marine et armée de terre, sans parler d’autres cercles), si bien qu’elle donne parfois l’impression d’être cacophonique.
De telles frictions expliquent pourquoi la diplomatie américaine vis-à-vis de l’Asie reste longtemps si erratique. L’Empire du Soleil levant envahit la Mandchourie en 1931, s’attaque à la Chine en 1937, mais ce n’est qu’un juillet 1939 que Roosevelt abat contre lui une première mesure de rétorsion concrète, à savoir la dénonciation, avec un délai de préavis de six mois, du traité de commerce signé avec Tokyo en 1911. Il faut attendre un an pour le voir décréter l’embargo sur le carburant d’aviation, décision minimaliste répliquant aux incursions japonaises en Indochine française. L’embargo pétrolier prononcé en juillet 1941, certes lourd de conséquences, ne fait que répondre à l’occupation de l’Indochine par l’armée nippone, véritable pistolet braqué aussi bien vers le cœur de la Chine nationaliste que vers les possessions européennes et américaines en Asie du Sud-Est.
Roosevelt ne cherche pas à attiser le feu dans le Pacifique, bien au contraire. Il espère, en coupant le robinet du pétrole, dissuader les Japonais d’étendre leurs conquêtes, aussi bien vers la Malaisie que vers la Sibérie. Et si, en définitive, il refuse de revenir en arrière, c’est tout simplement parce que les Japonais ne cherchent pas à renier leur propre impérialisme, ni à abandonner les territoires conquis en parfaite violation du droit international. En d’autres termes, céder reviendrait, de la part des États-Unis, à rééditer dans le Pacifique les honteux accords de Munich. Et ce que reprochent les « conspirationnistes » au Président américain, c’est précisément de ne pas avoir adopté l’attitude de Neville Chamberlain.
Fermeté n’est pas synonyme d’imprudence. S’il est vrai qu’en 1941 Roosevelt souhaite faire barrage aux puissances de l’Axe, il ne tient pas pour autant à démarrer le conflit en mauvaise posture. Son attention reste alors surtout focalisée sur l’Allemagne, laquelle occupe l’Europe et peut très bien l’emporter sur l’Union soviétique (aux yeux du monde, le sort de Moscou est encore en suspens en décembre 1941) [21]. Or, si l’économie américaine est la première du monde, l’armée des États-Unis est ridiculement faible. Entrer en guerre sur deux fronts n’est pas souhaitable dans l’immédiat.
D’autant que l’Amérique ne peut laisser ses bases du Pacifique (Hawaï, mais aussi Guam, Wake, et surtout les Philippines) sans défense. Il est ainsi prévu que l’archipel philippin, où officie le général Douglas MacArthur, hérite d’une puissante force aérienne composée de nouveaux bombardiers stratégiques B-17 ; malheureusement, la concentration de cette artillerie volante ne peut s’achever avant le printemps 1942.
Il faut donc gagner du temps, quitte à compromettre sans se compromettre, ce qui conduit Washington, en novembre 1941, à envisager un modus vivendi – au moins provisoire – avec Tokyo. Finalement, le 26 du même mois, le Département d’État jette l’éponge. Roosevelt et son entourage, en effet, ont été avisés de préparatifs de guerre japonais, notamment de vastes mouvements de troupes qui suggèrent une offensive en Asie du Sud-Est. Ils s’attendent à une attaque surprise dans les jours qui suivent, voire le dimanche… 30 novembre [22] !
Les pourparlers diplomatiques ne se justifiant plus du fait de la mauvaise foi japonaise, Washington communique à ses commandants outre-mer un avertissement de guerre qui sera mal interprété par Kimmel et Short, lesquels ne l’assimileront pas à une véritable alerte militaire. Il est vrai que les jours passent… et que rien ne se passe. La fermeté aurait-elle payé ? Le Japon s’est-il « dégonflé » ? Les négociations pourront-elles reprendre ?
Contacté par un émissaire d’une mystérieuse faction pacifiste japonaise, Roosevelt l’espère, et envisage même d’écrire une lettre à Hiro-Hito pour sauver la paix [23]. Cette lettre ne sera envoyée que le 6 décembre. Trop tard. Mais entretemps, la tension s’est relâchée chez les dirigeants américains, ce qui pourrait expliquer la relative nonchalance du général Marshall et de l’amiral Stark au matin du dimanche 7 décembre [24]. Les cercles du pouvoir américains paient, en l’occurrence, leur sous-estimation du Japon : ils lui concèdent un puissant potentiel militaire, mais sans réellement croire qu’il ose s’en servir contre les Etats-Unis [25] !
Dans ce contexte, personne – ni à Washington, ni à Hawaï, ni même à Londres – n’a effectivement imaginé que Pearl Harbor serait la cible. Au pire Roosevelt et ses conseillers s’attendaient-il à une offensive sur les colonies britanniques et hollandaises en Asie du Sud-Est, voire contre les Philippines [26]. Était-il d’ailleurs imaginable, pour un Occidental, que les Japonais réuniraient une puissante armada et l’enverraient traverser 5 000 kilomètres dans le Pacifique Nord ? D’autant que les Japonais ont savamment intoxiqué les Américains sur les capacités réelles de leurs porte-avions. Les pilotes japonais sont d’ailleurs méprisés par leurs confrères et des études académiques prétendent même que leurs yeux bridés les rendent inaptes au vol et au tir de précision !
Négligeant ce contexte « culturel », les complotistes font grand cas de quelques messages diplomatiques « Pourpre » trahissant l’intérêt japonais pour Pearl Harbor. Ces messages étaient en fait noyés dans une masse considérable d’autres signaux, outre qu’ils n’ont pas été tous déchiffrés ou lus à temps. Il était facile, après coup, d’en faire des informations fondamentales. Mais les pratiques bureaucratiques et les rivalités interservices n’ont pas contribué à éclaircir les projets japonais : les services de renseignements américains étaient en effet scindés en plusieurs instances, tels que le FBI, les services de renseignements de l’armée, les services de renseignements de la Marine (eux-mêmes divisés en deux bureaux, l’ONI et le bureau des Communications navales). Chaque organe avait tendance à travailler de son côté, rendant difficile le partage d’informations et leur synthèse, d’autant que le personnel comprenait davantage de techniciens que d’analystes et de bons traducteurs [27].
Roosevelt lui-même n’avait pas accès à tout, car Marshall et Stimson avaient, de leur propre initiative, décidé de lui interdire l’accès de mai à novembre 1941 aux décryptages « Pourpre », par crainte de fuites émanant de la Maison Blanche ! Difficile, dans ces circonstances, de l’imaginer planifiant diaboliquement un coup monté : il n’avait pas toutes les cartes en main…
La flotte adverse a-t-elle d’ailleurs été repérée sur la route des Hawaï, comme l’affirment péremptoirement les conspirationnistes ? Nullement. Archives et survivants nippons attestent en effet que l’escadre expéditionnaire s’est constamment tenue au total silence radio, de manière à éviter précisément tout repérage ennemi [28].
Dès lors, il est absolument impossible que de prétendus messages radio aient été captés par les témoins que nous énumère John Toland, ce qui eût constitué une grossière violation de la procédure à suivre. Il semble à cet égard que le Lurline ait en fait intercepté – sans évidemment pouvoir les décoder – les messages que Tokyo adressait à l’escadre expéditionnaire. De même, il est établi que l’historien américain a déformé les propos de Robert Ogg et que ce dernier n’a jamais évoqué le repérage d’une escadre de porte-avions. Quant au commandement de l’Alaska, il n’a pu repérer les unités japonaises, puisqu’elles se trouvaient bien plus au sud que le ou les navires effectivement détectés. Enfin, le témoignage de l’attaché naval hollandais Johan Ranneft, personnalité d’ailleurs douteuse, souffre de sérieux problèmes de crédibilité. Les archives navales américaines établissent en effet qu’au début du mois de décembre toute trace des porte-avions avait été perdue. En fait, il semblerait que Ranneft ait été victime d’une confusion, qu’il aurait par la suite fait mousser : l’escadre de porte-avions que l’ONI lui aurait mentionnée n’était autre qu’américaine, croisant au nord des îles Marshall le 2 décembre 1941 [29].
Au demeurant, il est prouvé que les Américains étaient loin d’être parvenus à déchiffrer le code naval nippon JN 25. Les complotistes mélangent, par incompétence et/ou malhonnêteté, les genres : si le chiffre JN 25A, entré en service le 1er juin 1939, avait fini par révéler ses secrets, les Américains n’avaient pu lire que quelques bribes livrées par son successeur, le JN 25B, en vigueur à compter du 1er décembre 1940. La décision prise par les Japonais de modifier les tables de chiffrage, intervenue entre le 1er et le 4 décembre 1941, réduira à néant ces patients efforts – on sait d’ailleurs que le chiffre naval japonais donnera encore du fil à retordre aux décrypteurs américains lors des batailles de la Mer de Corail et de Midway, à la mi-1942, détail curieusement « oublié » par les accusateurs de Roosevelt [30].
Et Churchill ? A-t-il su à l’avance ce qui se tramait ? Là encore, les archives ont parlé, décevant les amateurs d’hypothèses sensationnalistes. En décembre 1941, les décrypteurs britanniques avaient à peine mieux réussi que leurs homologues américains à « casser » le JN 25B, mais sans pouvoir connaître dans le détail les plans d’opérations adverses [31]. Quand bien même auraient-ils réussi à aller plus loin qu’ils n’auraient pu découvrir que l’escadre expéditionnaire allait frapper Pearl Harbor : l’ordre de départ japonais du 25 novembre 1941, susceptible de dévoiler le pot-aux-roses, avait été transmis par voie manuelle [32] et le silence radio sera maintenu jusqu’au bout. Comme l’atteste le journal intime tenu à l’époque par un officier des services de décodage britanniques, la nouvelle du raid japonais tombera comme une « complète surprise » [33].
En conséquence, Churchill, s’il n’ignorait pas que la guerre pouvait éclater d’un jour à l’autre, ne pouvait en revanche absolument pas savoir que l’objectif principal des Japonais était Hawaï. Il espérait même que l’inflexibilité américaine tiendrait le Japon à distance [34] ! Et à supposer même, pour les besoins du raisonnement, qu’il ait eu vent des plans nippons ciblant Pearl Harbor, il est absurde d’affirmer qu’il n’aurait rien révélé à Roosevelt, dont il cherchait l’appui – et donc la confiance. « Aucun amant, dira-t-il, ne s’est jamais penché avec autant d’attention sur les caprices de sa maîtresse que je ne l’ai fait moi-même sur ceux de Franklin Roosevelt. » [35]
Au final, il faut considérer que ni Roosevelt, ni Churchill, n’ont envisagé un seul instant que les Japonais allaient s’en prendre à Pearl Harbor. Dans les jours précédant l’attaque, ils supposaient même avoir gagné un répit pour renforcer leurs possessions du Pacifique. Les complications bureaucratiques, la surcharge d’informations interceptées, les négligences des uns et l’incompétence des autres, un parfum de racisme aussi, aboutiront à obscurcir le mystère planant sur la stratégie nippone.
En ce sens, il n’est pas question de réduire les responsabilités de Kimmel et de Short, lesquels n’ont effectivement pas pris les mesures imposées par les divers avertissements de Washington. Mais ils manquaient certes de moyens (hydravions et radars en nombre insuffisant, notamment), outre d’être victimes d’une illusion de sécurité, compte tenu de l’éloignement de leur base. De surcroît, la multiplication des avertissements avait émoussé la vigilance, et l’excès de paranoïa devenait superflu. Bref, l’inconséquence américaine sera à la hauteur de l’ingéniosité nippone.
Car les vrais responsables de la défaite américaine, il serait temps de le reconnaître, ne sont autres que ceux qui ont conçu et exécuté cette offensive aéronavale stupéfiante d’audace, à savoir la Marine impériale japonaise. En un sens, les allégations complotistes ne sont pas sans reproduire les clichés racistes des décideurs américains de l’époque, incapables de concevoir que des Asiatiques oseraient – et réussiraient – pareil exploit militaire… Comme toujours dans les théories du complot, on ne prête qu’aux riches.
Bibliographie sélective
Ladislas Farago, La clef du chiffre. Le décryptage du code japonais et Pearl Harbor, Paris, Stock, 1968 (trad. de l’anglais).
Gordon W. Prange, At dawn we slept. The untold story of Pearl Harbor, New York, Penguin, 1982 et 2001.
Gordon W. Prange, Donald M. Goldstein & Katherine V. Dillon, Pearl Harbor. The verdict of history, New York, Penguin, 1986.
John Prados, Combined Fleet decoded. The secret history of American intelligence and the Japanese Navy in World War II, Annapolis, Naval Institute Press, 1995.
Michael Smith, The Emperor’s Codes. Bletchley Park and the breaking of Japan’s secret ciphers, New York, Bantam, 2000.
Ronald Spector, Eagle against the Sun. The American war with Japan, New York, MacMillan, 1984 et Londres, Penguin, 1987 – trad. française : La Guerre du Pacifique, Paris, Albin Michel, 1987.
Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor n’était pas possible !, Paris, Stock, 1964 (trad. de l’anglais).
Notes :
[1] Voir le rapport préalable de Frank Knox, Secrétaire à la Marine, à l’issue de son inspection conduite en décembre 1941, U.S. Congress Joint Committee on Pearl Harbor Attack, Hearings, 1946, Part 24, p. 1749-1756, http://www.ibiblio.org/pha/congress/Vol24.pdf, ainsi que le rapport d’enquête de la commission Roberts du 23 janvier 1942, http://www.ibiblio.org/pha/pha/roberts/roberts.html.
[2] Les différents rapports des commissions d’enquête sont accessibles en ligne : http://www.ibiblio.org/pha/pha/invest.html.
[3] La lettre du général Marshall à Thomas Dewey du 25 septembre 1944 a été mise en ligne sur le site de la National Security Agency (NSA) : https://www.nsa.gov/portals/75/documents/news-features/declassified-documents/friedman-documents/reports-research/FOLDER_513/41786189082519.pdf.
[4] John T. Flynn, The Truth about Pearl Harbor, New York, octobre 1944. Une réédition parue l’année suivante parue à Glasgow est disponible en ligne : https://archive.org/details/TruthAboutPearlHarbourJohnFlynn1945/America%2C%20Roosevelts%20-%20The%20Truth%20About%20Pearl%20Harbour/mode/2up.
[5] http://www.ibiblio.org/pha/pha/congress/part_0.html
[6] Charles Beard, President Roosevelt and the Coming of the War 1941, Yale University Press, 1948.
[7] Charles C. Tansill, Back door to war. The Roosevelt Foreign Policy 1933-1941, Chicago, Henry Regnery Company, 1952 (rééd. : Greenwood Press, 1975). En ligne : https://mises.org/library/back-door-war-roosevelt-foreign-policy-1933-1941.
[8] John Jackson, « Charles Tansill: A Case of Libertarian Nazi Blindness », https://altrightorigins.com/2018/01/20/libertarian_nazi_blindess/ (20 janvier 2018).
[9] Notamment en dirigeant l’ouvrage collectif, cosigné par Tansill, Perpetual war for perpetual peace, Caldwell, Caxton Printers, 1953 – en ligne : https://mises-media.s3.amazonaws.com/Perpetual%20War%20for%20Perpetual%20Peace_2.pdf. dans Voir également Harry Elmer Barnes, Pearl Harbor after a Quarter of a Century, Arno Press, 1972 – en ligne : https://cdn.mises.org/Left%20and%20Right_4_1_3_1.pdf.
[10] Justus D. Doenecke, « Harry Elmer Barnes », The Wisconsin Magazine of History, vol. 56, n°4, summer, 1973, p. 311-323.
[11] Contre-amiral Robert A. Theobald, Le secret de Pearl Harbor, Paris, Payot, 1955 (trad. de l’anglais). Préfacé par les amiraux Kimmel et Halsey.
[12] Selon les complotistes, Roosevelt aurait suivi à la lettre un mémorandum composé le 7 octobre 1940, dix jours après l’adhésion du Japon au Pacte Tripartite le liant à l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, par Arthur H. McCollum, commandant du département « Extrême-Orient » de l’ONI https://en.wikisource.org/wiki/McCollum_memorandum. McCollum y recommande effectivement de renforcer la présence américaine dans le Pacifique et d’accroître l’aide apportée à la Chine nationaliste (qui tient tête à l’armée impériale depuis 1937), outre d’organiser un embargo total à l’encontre de l’Empire nippon. « Si par ces moyens le Japon peut être amené à commettre un acte de guerre, tant mieux. Dans tous les cas de figure, nous devons être totalement préparés à tenir compte de la menace d’un conflit ». De cette manière, espère McCollum, les États-Unis pourront écraser le Japon et ramener l’ordre dans le Pacifique, ce qui contribuera à maintenir à flots l’Empire britannique menacé de toutes parts par les Allemands et les Italiens. Dont acte, mais les conspirationnistes exagèrent considérablement la portée du document, lequel ne saurait constituer la « Bible » de la politique extérieure américaine de 1940-1941 ! D’autant que les « provocations » que les complotistes imputent à Roosevelt débutent, de leur propre aveu, bien avant l’élaboration de ce mémorandum, ce qui fragilise encore davantage la cohérence des théories du complot sur le sujet.
[13] Sur cet épisode, voir Lew Paper, In the cauldron. Terror, tension, and the American Ambassador’s struggle to avoid Pearl Harbor, Regnery History, 2019, p. 81-93. A l’époque, l’amiral Yamamoto avait certes fait part à sa hiérarchie de son idée d’attaquer Pearl Harbor, mais le haut-commandement japonais ne l’avait pas encore avalisée – loin s’en faut !
[14] Ainsi, les allégations complotistes ont été pulvérisées par un remarquable ouvrage universitaire paru aux Etats-Unis en 1962, Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor n’était pas possible !, Paris, Stock, 1964 (trad. de l’anglais). Elles avaient déjà suscité de nombreuses critiques, sur le fond et la méthode – voir notamment Richard N. Current, « How Stimson Meant to "Maneuver" the Japanese », The Mississippi Valley Historical Review, vol. 40, n°1 , juin 1953, p. 67-74, ainsi que Robert H. Ferrell, « Pearl Harbor and the revisionists », The Historian, vol. 17, n°2, 1955, p. 215-233.
[15] La vidéo de l’intervention de Toland est en ligne : https://archive.org/details/1990-10th-IHR-John-Toland.
[16] John Toland, Infamy. Pearl Harbor and its aftermath, New York, Berkley, 1982 et 1983.
[17] Robert B. Stinnett Day of Deceit. The truth about F.D.R. and Pearl Harbor, New York, Touchstone, 1999 et 2001.
[18] Mark Emerson Willey, Pearl Harbor. Mother of All Conspiracies, Philadelphie, Xlibris, 2000.
[19] Douglas Horne, Deception, intrigue, and the road to war. A chronology of significant events detailing President Franklin D. Roosevelt's successful effort to bring a united America into the war against Germany during the Second World War, auto-édité, 2007, 2 volumes.
[20] James Rusbridger & Eric Nave, La Trahison de Pearl Harbor. Comment Churchill entraîna Roosevelt dans la guerre, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1992 (trad. de l’anglais). Rusbridger se basait notamment sur les souvenirs d’Eric Nave (1899-1993), officier des services de décodage australien qui avait participé aux efforts britanniques tendant au déchiffrage du JN-25. Malheureusement pour Rusbridger, Nave n’était plus affecté dans les services britanniques depuis 1940, si bien qu’on voit mal comment il aurait pu confirmer que l’Angleterre aurait perçu à jour le code naval nippon en 1941. Par ailleurs, à la suite de la publication du livre de Rusbridger, Nave a vivement réfuté celui-ci. Il a été depuis établi que Rusbridger avait déformé les mémoires que lui avait laissés Eric Nave (Michael Smith, The Emperor’s Codes. Bletchley Park and the breaking of Japan’s secret ciphers, New York, Bantam, 2000, p. 278). Au moins Rusbridger écartait-il toute culpabilité chez Roosevelt, non sans suggérer que son entourage militaire, mieux informé, l’aurait volontairement laissé dans le vague pour éviter les fuites.
[21] Les préoccupations américaines vis-à-vis de l’Atlantique sont si fortes qu’au printemps 1941, Roosevelt dépouille Pearl Harbor de trois cuirassés, un porte-avions, quatre croiseurs et plusieurs destroyers, suscitant l’ire de l’amiral Kimmel, qui se plaint de perdre continuellement les moyens d’affronter le Japon en cas de guerre (Gordon W. Prange, At dawn we slept. The untold story of Pearl Harbor, New York, Penguin, 1982 et 2001, p. 127-141).
[22] Voir notamment Ladislas Farago, La clef du chiffre. Le décryptage du code japonais et Pearl Harbor, Paris, Stock, 1968, p. 187-194.
[23] Cette démarche japonaise isolée n’a pas reçu d’explication claire à ce jour. S’agissait-il d’une entreprise de désinformation (Edward Behr, Hiro-Hito l’Empereur ambigu, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 310-319) ? Ou résulte-t-il d’un désir sincère de certains Japonais d’éviter la guerre (Roger B. Jeans, Terasaki Hidenari, Pearl Harbor and occupied Japan. A bridge to reality, Lanham, Lexington Books, 2009 et 2011, p. 63-144) ?
[24] À cet égard, ils auraient pu tenir compte des indices délivrés par la diffusion de « messages Vents ». Le 19 novembre 1941 en effet, Tôkyô avait informé ses diplomates que l’annonce d’une crise diplomatique impliquant le Japon s’effectuerait par un pseudo-communiqué météo, « Vent d’est, pluie » (rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis), « Vent d’ouest, clair » (rupture avec la Grande-Bretagne), « Vent du nord, nuageux » (rupture avec la Russie). Il est possible que les Américains aient bel et bien, malgré les contradictions des témoins impliqués dans l’affaire, intercepté les deux premiers messages peu de jours avant l’offensive nippone, de même d’ailleurs que les Britanniques. Si tel est le cas – et l’affirmation relève à l’heure actuelle de la simple hypothèse – les décideurs américains et anglais auraient pu déterminer que la guerre était imminente, mais l’état d’alerte avait déjà été décrété la semaine précédente, et les « messages Vents » ne révélaient aucun des objectifs militaires de l’adversaire.
[25] Le Japon reste perçu par les décideurs américains comme une « Allemagne du pauvre », c'est-à-dire une puissance impérialiste, agressive, mais uniquement capable d’imiter sans rien créer par elle-même, et qu’il suffira de tancer pour la faire rentrer dans le rang. Les leaders britanniques partagent globalement ce sentiment, d’autant qu’ils se refusent à croire que les Japonais attaqueront avant que l’Allemagne ne terrasse l’URSS (Saki Dockrill, « Britain’s grand strategy and Anglo-American leadership in the war against Japan », in Brian Bond & Kyoichi Tachikawa (dir.), British and Japanese military leadership in the Far Eastern War 1941-1945, New York, Routledge, 2004, p. 11).
[26] Anecdote significative : lorsqu’il sera informé du raid japonais, le Secrétaire à la Marine, Frank Knox, laissera éclater sa surprise : « Mon Dieu, ce n’est pas possible, vous voulez dire les Philippines ? » (Audition du major John H. Dillon, Pearl Harbor Attack. Hearings before the Joint Committee of the Pearl Harbor Attack, vol. 8, p. 3836).
[27] Voir notamment, sur ce point, Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor n’était pas possible !, Paris, Stock, 1964, notamment p. 165-304 (trad. de l’anglais).
[28] Le fait que l’escadre de bataille japonaise ait conservé le silence radio est surabondamment établi, notamment par des documents japonais contemporains tels que le journal du contre-amiral Chigusa, « Conquer the Pacific Ocean aboard destroyer Akigumo. War Diary of the Hawaiian Battle », in Donald M. Goldstein & Katherine V. Dillon (éd.), The Pearl Harbor Papers. Inside the Japanese Plans, Dulles, Brassey’s, 1993 et 2000, p. 169-2019, notamment p. 180-195.
[29] Voir la mise au point dévastatrice de Gordon W. Prange, Donald M. Goldstein & Katherine V. Dillon, Pearl Harbor. The verdict of history, New York, Penguin, 1986, p. 52-62 ainsi que Telford Taylor, « Days of Infamy, decades of doubt », The New York Times Magazine, 29 avril 1984 https://www.nytimes.com/1984/04/29/magazine/day-of-infamy-decades-of-doubt.html.
[30] Sur cette problématique, lire Gilbert Bloch, « L’autre « Ultra » : « Magic ». Les décryptements américains pendant la Seconde Guerre mondiale – première partie », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°164, octobre 1991, p. 84-85. Les théories affirmant que les Américains décryptaient le code militaire naval japonais reposent sur de nombreuses inexactitudes, et une colossale mauvaise foi – cf. John Zimmerman, « Pearl Harbor revisionism: Robert Stinnett's day of deceit », Intelligence and National Security, 2002, vol. 17, n°2, p. 127-146. Il est possible que les services de l’US Navy aient accompli quelques avancées en 1941 (Brian Villa & Timothy Wilford, « Signals intelligence and Pearl Harbor. The state of the question », Intelligence and National Security, 2006, vol. 21, n°4, p. 520-556), mais elles n’étaient que très résiduelles. Faute d’avoir percé le code de la Marine impériale, l’US Navy sera incapable de repérer son escadre en chemin vers Pearl Harbor. Voir Philip H. Jacobsen, « Foreknowledge of Pearl Harbor? No! The story of the US Navy’s efforts on JN-25 », Cryptologia, 2003, vol. 27, n°3, p. 193-205 et, du même auteur, « No RDF on the Japanese Strike Force. No Conspiracy ! », International Journal of Intelligence and CounterIntelligence, 2005, vol. 18, p. 142–149. Dans le même sens, voir John Prados, Combined Fleet decoded. The secret history of American intelligence and the Japanese Navy in World War II, Annapolis, Naval Institute Press, 1995, p. 158-177.
[31] Timothy Wilford, dans « Watching the North Pacific. British and Commonwealth intelligence before Pearl Harbor », Intelligence and National Security, 2002, vol. 17, n°4, p. 131-164, a tenté de réhabiliter la thèse du décodage du code naval japonais par les Britanniques, mais son argumentation repose sur plusieurs erreurs, telles que l’allégation, pourtant maintes fois réfutée, selon laquelle les navires japonais en route pour les Hawaii n’auraient pas respecté le silence radio (Philip Jacobsen, « Radio Silence and Radio Deception. Secrecy Insurance for the Pearl Harbor Strike Force », Intelligence and National Security, 2004, vol. 19, n°4, p. 695-718 et, du même auteur, « Radio Silence of the Pearl Harbor Strike Force Confirmed Again. The Saga of Secret Message Serial (SMS) Numbers », Cryptologia, 2007, vol. 31, n°3, p. 223-232).
[32] Prados, Combined Fleet decoded, op. cit., p. 171.
[33] John Ferris, « From Broadway house to Bletchley Park. The diary of Captain Malcolm. D. Kennedy, 1934–1946 », Intelligence and National Security, 1989, 4:3, p. 421-450, notamment p. 439-440.
[34] Martin Gilbert, Churchill. A life, Londres, Minerva, 1992, p. 710.
[35] Cité dans François Kersaudy, Winston Churchill, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2021, p. 561.
Dimanche 7 décembre 1941 : à l’aube, sans déclaration de guerre, l’aéronavale japonaise bombarde la base américaine de Pearl Harbor, dans l’archipel d’Hawaï. C’est un massacre, plus qu’une bataille : cinq cuirassés américains sont coulés, trois endommagés plus ou moins grièvement ; dix autres navires sont touchés, dont trois croiseurs endommagés, quatre destroyers pour moitié envoyés par le fond, pour moitié avariés ; cent-quatre-vingt-huit avions sont également détruits, cent-cinquante-neuf autres endommagés. On recense 2 403 morts, dont 68 civils, et 1 178 blessés.
La Flotte américaine du Pacifique est sinistrée ; seuls ses porte-avions, affectés sur d’autres secteurs, ont providentiellement échappé au drame. Le Japon peut désormais s’emparer des colonies occidentales d’Extrême-Orient sans crainte pour ses arrières. Dans la douleur, les États-Unis deviennent, à leur tour, parties à la Seconde Guerre mondiale.
Chez les Américains, la stupeur le cède bien vite à l’indignation, puis à la fureur, d’autant que la déclaration de guerre, à cause des carences de l’ambassade japonaise, a été remise après l’attaque ! À la tribune du Congrès, le Président Roosevelt sait trouver les mots justes pour en appeler à la mobilisation nationale contre l’Axe. Le 7 décembre, clame-t-il, sera un jour « à jamais marqué d’infamie ». L’Amérique fait bloc derrière lui, et entre en guerre avec une rare unanimité.
Sur le moment, le désastre n’en est pas moins patent, et il faut bien trouver des responsables. L’Administration Roosevelt ne fait pas de quartier : l’amiral Kimmel, commandant la Flotte du Pacifique, et le général Short, qui dirige la garnison de Hawaï, paient leurs – réelles – erreurs d’appréciation, et sont limogés. Leur sont reprochées des « négligences dans l’accomplissement de leur devoir » (« dereliction of duty ») aggravées par des « erreurs de jugement » [1]. Or, ils comptent sur de puissants appuis au sein des forces armées. De même, plusieurs politiciens républicains opposés au démocrate Roosevelt ne tiennent pas à ce que l’affaire soit aussi facilement enterrée.
Entre lobbying et récupérations politiciennes, pas moins de sept commissions d’enquête vont se succéder pendant la guerre, tantôt indulgentes, tantôt accablantes envers Kimmel et Short. Certaines d’entre elles s’en prennent à l’entourage de Roosevelt, tels que le général George C. Marshall (chef de l’état-major de l’armée de Terre) et l’amiral Stark, chef d’état-major de la Marine au moment des faits, accusés de ne pas avoir communiqué à Pearl Harbor les éléments propres à permettre aux autorités locales de se préparer à la guerre [2].
Derrière Marshall et Stark, c’est bien évidemment Roosevelt que l’on cherche à abattre. Les polémiques s’intensifient en 1944, année des élections présidentielles. C’est ainsi que le général Marshall parvient à convaincre d’extrême justesse le candidat républicain à l’élection présidentielle, Thomas Dewey, de garder le silence sur cette affaire pour éviter d’avoir à divulguer des informations susceptibles de porter atteinte à l’effort de guerre [3].
Ces tensions électorales et rivalités intestines accouchent des premières théories du complot incriminant la Maison Blanche. John T. Flynn, un journaliste qui avait milité de toutes ses forces avant la guerre pour que les Etats-Unis restent neutres (au point de co-fonder le comité isolationniste « L’Amérique d’abord »), publie en octobre 1944 un pamphlet modestement intitulé La vérité sur Pearl Harbor : pour la première fois, Roosevelt est expressément accusé, non seulement d’avoir poussé le Japon à entrer en guerre, mais d’avoir dissimulé des informations essentielles à Kimmel et Short, les empêchant ainsi de mettre la base en état d’alerte. Encore Flynn dénonce-t-il surtout, chez Roosevelt, une coupable négligence davantage qu’un plan machiavélique [4]…
Le Congrès s’empare du dossier et réunit enfin sa propre commission d’enquête en 1945. Le 7 février 1946, son rapport est rendu public. Il apaise le débat : Kimmel et Short demeurent coupables, mais leur sont uniquement reprochées des « erreurs d’appréciation », et l’accusation de « manquement à leur devoir » est abandonnée. Quant aux civils et aux militaires de Washington, ils sont exonérés, quoique leurs négligences aient été mises en lumière [5]. Roosevelt, lui, n’est plus là pour se défendre : il est mort le 12 avril 1945, avant même la fin du conflit.
Affaire classée, alors ? Pas vraiment. La Guerre Froide ne tarde pas à déchaîner, aux États-Unis, une hystérie anti-communiste, qui s’en prend au legs politique de la présidence Roosevelt. Des intellectuels qui, jadis, faisaient partie, à l’instar de John T. Flynn, du courant isolationniste hostile à l’entrée en guerre de l’Amérique contre l’Axe, reprennent du poil de la bête. A leurs yeux, pas de doute : si un suaire d’infamie est retombé sur les cadavres de Pearl Harbor, c’est au seul Roosevelt qu’on le doit !
Un historien réputé appartenant à cette mouvance (quoique favorable au New Deal), Charles Beard, soutient en 1948 que Roosevelt a poussé le Japon à entrer en guerre [6]. En 1952, son collègue Charles Tansill, nettement plus agressif, fait du défunt Président américain le responsable de la Seconde Guerre mondiale ! Et d’aller bien plus loin que Flynn et Beard, en prétendant que Roosevelt, non seulement aurait su que le Japon allait frapper Pearl Harbor, mais encore l’aurait délibérément caché à ses commandants militaires en poste à Hawaï [7]. Tansill, il est vrai, tout historien qu’il était, professait une idéologie d’extrême droite, raciste et plus que complaisante envers le Troisième Reich, au point d’être encensé après sa mort par le négationniste Austin App [8].
Les affirmations de Tansill sont appuyées par un autre historien dont l’idéologie modèle les conclusions, Harry Elmer Barnes [9]. Egalement isolationniste avant Pearl Harbor, Barnes s’est déjà signalé comme un ardent défenseur de l’Allemagne dans les controverses historiographiques sur les causes des Première et Seconde Guerres mondiales. Ultérieurement, dans les années 1960, Barnes deviendra ouvertement négationniste, se liant d’amitié avec le négationniste Paul Rassinier, qu’il traduira pour le public américain [10]. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que Barnes instrumentalise Pearl Harbor pour vilipender Roosevelt et exonérer nazis et Japonais de toute culpabilité.
À l’extrême droite américaine se greffent des démarches plus personnelles. Si le général Short est mort en 1949, l’amiral Kimmel, lui, ne cesse de militer en faveur de sa réhabilitation. L’un de ses proches, le contre-amiral Theobald, publie en 1955 Le secret de Pearl Harbor, autre ouvrage clef qui, avec les écrits de Barnes et Tansill, pose le cadre de ce que seront les théories du complot intéressant Pearl Harbor. Aux précédentes allégations conspirationnistes, Theobald ajoute que Roosevelt aurait progressivement dépouillé la base américaine de tout moyen de défense pour y attirer les Japonais [11]…
À l’appui de leurs accusations, Barnes, Tansill et Theobald ne manquent apparemment pas d’arguments. Roosevelt ne faisait pas mystère de son hostilité à l’Allemagne et au Japon. La loi « prêt-bail », la Charte de l’Atlantique, la visite de son conseiller privé, Harry Hopkins, à Moscou, autant d’appuis apportés à la Grande-Bretagne et à l’Union soviétique. Mais l’opinion, comme le Congrès, restaient encore majoritairement isolationniste. Au cours de la campagne présidentielle de 1940, Roosevelt avait même garanti que les « Boys » ne seraient jamais envoyés dans une guerre à l’étranger. Pour unir l’Amérique, il fallait donc pousser l’Allemagne ou le Japon à la faute, et passer pour la victime d’une agression caractérisée. Encore cette agression devait-elle viser directement un intérêt américain, comme le canal de Panama… ou les îles Hawaï.
Dans cette logique complotiste, Roosevelt, tel un démiurge démoniaque, multiplie les provocations à l’encontre de Tokyo : la flotte américaine mouille à Pearl Harbor depuis le mois de mai 1940 ; en juillet 1940, l’embargo est décrété contre le Japon sur le carburant d’aviation ; en octobre, il s’étend à toutes les marchandises servant directement à l’effort de guerre ; le 25 juillet 1941, le chef d’État américain gèle les avoirs japonais aux États-Unis (135 millions de dollars) ; le lendemain, il ordonne avec les Hollandais et les Britanniques un embargo total sur le pétrole. Le Japon perd du jour au lendemain 80 % de ses approvisionnements et sa machine de guerre enlisée en Chine risque de tomber en panne d’essence. Se pose alors à Tokyo l’alternative suivante : la solution négociée ou la guerre. Roosevelt, sciemment, se montre inflexible, et pousse le Japon à déclencher les hostilités [12].
À cette phase, le lecteur ne manque pas de s’étonner : pourquoi Roosevelt a-t-il manœuvré le Japon plutôt que l’Allemagne ? Réponse : parce que l’Empire du Soleil levant était aisément manipulable, et ce pour une raison très simple. Les services de renseignements américains, en effet, avaient remporté une victoire aussi éclatante que discrète, puisqu’ils avaient « cassé » le code diplomatique japonais – baptisé Purple (« Pourpre »). De fait, les dirigeants américains pouvaient lire sans difficulté les messages secrets adressés par le ministère nippon des Affaires étrangères à tous ses établissements à l’étranger !
Or, poursuivent nos auteurs, des messages télégraphiés par Tokyo au consulat japonais d’Honolulu ont été interceptés et déchiffrés avant le raid, et signalaient un certain intérêt des Japonais pour le dispositif militaire américain sur place. Mieux encore, le 27 janvier 1941, l’ambassadeur péruvien au Japon avait alerté son homologue américain que « les Japonais avaient l’intention d’exécuter une attaque surprise contre Pearl Harbor avec toutes leurs forces et toutes leurs armes » [13]. Pourtant, aucune de ces informations ne sera adressée aux commandants de Pearl Harbor.
Plus grave : au matin du 7 décembre à Washington, un message de Tokyo adressé à l’ambassade nippone avait précisé qu’une note diplomatique s’apparentant à une déclaration de guerre devrait être remise au Département d’État américain à 13 heures, heure locale. C’est-à-dire, en tenant compte du décalage horaire, 7 heures 30 à Hawaï, ce qui tendait à indiquer que Pearl Harbor allait être victime d’une attaque à l’aube ! Mais « inexplicablement », l’amiral Stark n’arrivera à son bureau qu’à 09h25, heure de Washington, et, une fois informé, décidera… de ne pas alerter l’amiral Kimmel !
De son côté, ce n’est qu’à 11 heures 25, heure de Washington, que le général Marshall prendra tranquillement connaissance de cette dépêche japonaise : ordre sera donc donné aux commandants militaires outre-mer de « se tenir en alerte », mais suite à une incroyable accumulation de retards, le télégramme en question parviendra à Pearl Harbor six heures après l’attaque. Et Roosevelt ? Le soir du 6 décembre, il avait déduit des derniers messages japonais décodés que « c’était la guerre ». Il n’en fera pourtant rien savoir aux militaires de Hawaï.
Il n’en faut pas davantage pour dénoncer un complot. Quoique cette déduction ait été rapidement discréditée par les historiens [14], elle a été ressuscitée et raffinée dans les années 1980 par un journaliste bien considéré, John Toland. Romancier à ses heures, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la Seconde Guerre mondiale, dont une colossale biographie de Hitler, l’homme possède un indiscutable talent littéraire, qui va donner un second souffle aux théories du complot entourant le 7 décembre 1941. Ce qui lui vaudra de participer, en 1990, à une conférence de l’Institute for Historical Review, une officine négationniste [15].
De fait, avec son livre Infamy, paru en 1982, Toland promeut une thèse encore plus sensationnelle que celles de ses prédécesseurs : l’escadre d’attaque japonaise aurait été repérée par les Américains lors de son périple vers Pearl Harbor [16] !
Et l’écrivain d’enchaîner les révélations. Premièrement, un navire marchand américain faisant le trajet San Francisco-Honolulu, le Lurline, aurait capté début décembre 1941 des messages codés nippons de basse fréquence, laissant entendre qu’une escadre japonaise se trouvait à proximité des îles Hawaï ; les services de renseignements locaux américains en auraient été informés le 3 décembre. Deuxièmement, Robert Ogg, un expert en électronique du 12e district naval de San Francisco, aurait repéré des signaux émanant d’une escadre de porte-avions nippons située au nord-ouest des Hawaï, et aurait transmis l’information à ses supérieurs le même jour. Troisièmement, le commandement de la Défense de l’Alaska aurait détecté, le 6 décembre 1941, des navires japonais à 270 miles au sud-est des Aléoutiennes. Quatrièmement, l’attaché naval hollandais à Washington, Johan E. Ranneft, aurait témoigné avoir été informé par l’Office of Naval Intelligence (renseignements navals américains – ONI) le 2 décembre de l’existence d’une force expéditionnaire japonaise de deux porte-avions se dirigeant vers Pearl Harbor.
À la suite de John Toland, plusieurs « chercheurs », tels que Robert B. Stinnett [17], Mark Emerson Willey [18] et plus récemment Douglas Horne, un adepte des théories du complot dans l’affaire JFK [19], iront jusqu’à prétendre que les décrypteurs américains auraient réussi à percer, en plus du chiffre diplomatique nippon, le code de la Marine japonaise (baptisé Japanese Navy 25, ou JN-25) bien avant l’attaque. En d’autres termes, l’escadre japonaise ne serait pas passée inaperçue des Américains, mais la Maison-Blanche, en toute conscience, lui aurait laissé la voie libre pour mieux préparer « sa » guerre.
Mais le Président américain et ses subordonnés, en premier lieu le général Marshall et l’amiral Stark, sont-ils les seuls coupables ? Pour le chercheur britannique James Rusbridger, les véritables responsables se trouveraient… à Londres. Churchill aurait absolument cherché à faire entrer Roosevelt dans la guerre pour mieux sauver l’Angleterre et l’URSS. À quoi Rusbridger ajoute ce « scoop » : les services d’espionnage britanniques auraient, eux, cassé le code JN-25 (pour « Japanese Navy 25 »), ce qui leur auraient permis de déterminer sans difficulté que Pearl Harbor allait être attaqué. Informé, Churchill se serait tu, pour permettre à la guerre d’éclater [20].
Ne nous laissons pas impressionner. Lesdites théories négligent bon nombre d’éléments, tel que le contexte ou les pesanteurs bureaucratiques américaines de l’époque, et assènent, la plupart du temps, un nombre ahurissant de contre-vérités, la faute à une méthodologie où l’incompétence le dispute à la mauvaise foi.
Tout d’abord, accuser Roosevelt est, en soi, simpliste. C’est, en effet, faire bon marché des jeux de pouvoirs américains : la politique étrangère des États-Unis est certes dirigée par Roosevelt, mais reste éclatée entre plusieurs institutions (le Congrès, le Département d’État, de même que l’appareil militaire scindé entre Marine et armée de terre, sans parler d’autres cercles), si bien qu’elle donne parfois l’impression d’être cacophonique.
De telles frictions expliquent pourquoi la diplomatie américaine vis-à-vis de l’Asie reste longtemps si erratique. L’Empire du Soleil levant envahit la Mandchourie en 1931, s’attaque à la Chine en 1937, mais ce n’est qu’un juillet 1939 que Roosevelt abat contre lui une première mesure de rétorsion concrète, à savoir la dénonciation, avec un délai de préavis de six mois, du traité de commerce signé avec Tokyo en 1911. Il faut attendre un an pour le voir décréter l’embargo sur le carburant d’aviation, décision minimaliste répliquant aux incursions japonaises en Indochine française. L’embargo pétrolier prononcé en juillet 1941, certes lourd de conséquences, ne fait que répondre à l’occupation de l’Indochine par l’armée nippone, véritable pistolet braqué aussi bien vers le cœur de la Chine nationaliste que vers les possessions européennes et américaines en Asie du Sud-Est.
Roosevelt ne cherche pas à attiser le feu dans le Pacifique, bien au contraire. Il espère, en coupant le robinet du pétrole, dissuader les Japonais d’étendre leurs conquêtes, aussi bien vers la Malaisie que vers la Sibérie. Et si, en définitive, il refuse de revenir en arrière, c’est tout simplement parce que les Japonais ne cherchent pas à renier leur propre impérialisme, ni à abandonner les territoires conquis en parfaite violation du droit international. En d’autres termes, céder reviendrait, de la part des États-Unis, à rééditer dans le Pacifique les honteux accords de Munich. Et ce que reprochent les « conspirationnistes » au Président américain, c’est précisément de ne pas avoir adopté l’attitude de Neville Chamberlain.
Fermeté n’est pas synonyme d’imprudence. S’il est vrai qu’en 1941 Roosevelt souhaite faire barrage aux puissances de l’Axe, il ne tient pas pour autant à démarrer le conflit en mauvaise posture. Son attention reste alors surtout focalisée sur l’Allemagne, laquelle occupe l’Europe et peut très bien l’emporter sur l’Union soviétique (aux yeux du monde, le sort de Moscou est encore en suspens en décembre 1941) [21]. Or, si l’économie américaine est la première du monde, l’armée des États-Unis est ridiculement faible. Entrer en guerre sur deux fronts n’est pas souhaitable dans l’immédiat.
D’autant que l’Amérique ne peut laisser ses bases du Pacifique (Hawaï, mais aussi Guam, Wake, et surtout les Philippines) sans défense. Il est ainsi prévu que l’archipel philippin, où officie le général Douglas MacArthur, hérite d’une puissante force aérienne composée de nouveaux bombardiers stratégiques B-17 ; malheureusement, la concentration de cette artillerie volante ne peut s’achever avant le printemps 1942.
Il faut donc gagner du temps, quitte à compromettre sans se compromettre, ce qui conduit Washington, en novembre 1941, à envisager un modus vivendi – au moins provisoire – avec Tokyo. Finalement, le 26 du même mois, le Département d’État jette l’éponge. Roosevelt et son entourage, en effet, ont été avisés de préparatifs de guerre japonais, notamment de vastes mouvements de troupes qui suggèrent une offensive en Asie du Sud-Est. Ils s’attendent à une attaque surprise dans les jours qui suivent, voire le dimanche… 30 novembre [22] !
Les pourparlers diplomatiques ne se justifiant plus du fait de la mauvaise foi japonaise, Washington communique à ses commandants outre-mer un avertissement de guerre qui sera mal interprété par Kimmel et Short, lesquels ne l’assimileront pas à une véritable alerte militaire. Il est vrai que les jours passent… et que rien ne se passe. La fermeté aurait-elle payé ? Le Japon s’est-il « dégonflé » ? Les négociations pourront-elles reprendre ?
Contacté par un émissaire d’une mystérieuse faction pacifiste japonaise, Roosevelt l’espère, et envisage même d’écrire une lettre à Hiro-Hito pour sauver la paix [23]. Cette lettre ne sera envoyée que le 6 décembre. Trop tard. Mais entretemps, la tension s’est relâchée chez les dirigeants américains, ce qui pourrait expliquer la relative nonchalance du général Marshall et de l’amiral Stark au matin du dimanche 7 décembre [24]. Les cercles du pouvoir américains paient, en l’occurrence, leur sous-estimation du Japon : ils lui concèdent un puissant potentiel militaire, mais sans réellement croire qu’il ose s’en servir contre les Etats-Unis [25] !
Dans ce contexte, personne – ni à Washington, ni à Hawaï, ni même à Londres – n’a effectivement imaginé que Pearl Harbor serait la cible. Au pire Roosevelt et ses conseillers s’attendaient-il à une offensive sur les colonies britanniques et hollandaises en Asie du Sud-Est, voire contre les Philippines [26]. Était-il d’ailleurs imaginable, pour un Occidental, que les Japonais réuniraient une puissante armada et l’enverraient traverser 5 000 kilomètres dans le Pacifique Nord ? D’autant que les Japonais ont savamment intoxiqué les Américains sur les capacités réelles de leurs porte-avions. Les pilotes japonais sont d’ailleurs méprisés par leurs confrères et des études académiques prétendent même que leurs yeux bridés les rendent inaptes au vol et au tir de précision !
Négligeant ce contexte « culturel », les complotistes font grand cas de quelques messages diplomatiques « Pourpre » trahissant l’intérêt japonais pour Pearl Harbor. Ces messages étaient en fait noyés dans une masse considérable d’autres signaux, outre qu’ils n’ont pas été tous déchiffrés ou lus à temps. Il était facile, après coup, d’en faire des informations fondamentales. Mais les pratiques bureaucratiques et les rivalités interservices n’ont pas contribué à éclaircir les projets japonais : les services de renseignements américains étaient en effet scindés en plusieurs instances, tels que le FBI, les services de renseignements de l’armée, les services de renseignements de la Marine (eux-mêmes divisés en deux bureaux, l’ONI et le bureau des Communications navales). Chaque organe avait tendance à travailler de son côté, rendant difficile le partage d’informations et leur synthèse, d’autant que le personnel comprenait davantage de techniciens que d’analystes et de bons traducteurs [27].
Roosevelt lui-même n’avait pas accès à tout, car Marshall et Stimson avaient, de leur propre initiative, décidé de lui interdire l’accès de mai à novembre 1941 aux décryptages « Pourpre », par crainte de fuites émanant de la Maison Blanche ! Difficile, dans ces circonstances, de l’imaginer planifiant diaboliquement un coup monté : il n’avait pas toutes les cartes en main…
La flotte adverse a-t-elle d’ailleurs été repérée sur la route des Hawaï, comme l’affirment péremptoirement les conspirationnistes ? Nullement. Archives et survivants nippons attestent en effet que l’escadre expéditionnaire s’est constamment tenue au total silence radio, de manière à éviter précisément tout repérage ennemi [28].
Dès lors, il est absolument impossible que de prétendus messages radio aient été captés par les témoins que nous énumère John Toland, ce qui eût constitué une grossière violation de la procédure à suivre. Il semble à cet égard que le Lurline ait en fait intercepté – sans évidemment pouvoir les décoder – les messages que Tokyo adressait à l’escadre expéditionnaire. De même, il est établi que l’historien américain a déformé les propos de Robert Ogg et que ce dernier n’a jamais évoqué le repérage d’une escadre de porte-avions. Quant au commandement de l’Alaska, il n’a pu repérer les unités japonaises, puisqu’elles se trouvaient bien plus au sud que le ou les navires effectivement détectés. Enfin, le témoignage de l’attaché naval hollandais Johan Ranneft, personnalité d’ailleurs douteuse, souffre de sérieux problèmes de crédibilité. Les archives navales américaines établissent en effet qu’au début du mois de décembre toute trace des porte-avions avait été perdue. En fait, il semblerait que Ranneft ait été victime d’une confusion, qu’il aurait par la suite fait mousser : l’escadre de porte-avions que l’ONI lui aurait mentionnée n’était autre qu’américaine, croisant au nord des îles Marshall le 2 décembre 1941 [29].
Au demeurant, il est prouvé que les Américains étaient loin d’être parvenus à déchiffrer le code naval nippon JN 25. Les complotistes mélangent, par incompétence et/ou malhonnêteté, les genres : si le chiffre JN 25A, entré en service le 1er juin 1939, avait fini par révéler ses secrets, les Américains n’avaient pu lire que quelques bribes livrées par son successeur, le JN 25B, en vigueur à compter du 1er décembre 1940. La décision prise par les Japonais de modifier les tables de chiffrage, intervenue entre le 1er et le 4 décembre 1941, réduira à néant ces patients efforts – on sait d’ailleurs que le chiffre naval japonais donnera encore du fil à retordre aux décrypteurs américains lors des batailles de la Mer de Corail et de Midway, à la mi-1942, détail curieusement « oublié » par les accusateurs de Roosevelt [30].
Et Churchill ? A-t-il su à l’avance ce qui se tramait ? Là encore, les archives ont parlé, décevant les amateurs d’hypothèses sensationnalistes. En décembre 1941, les décrypteurs britanniques avaient à peine mieux réussi que leurs homologues américains à « casser » le JN 25B, mais sans pouvoir connaître dans le détail les plans d’opérations adverses [31]. Quand bien même auraient-ils réussi à aller plus loin qu’ils n’auraient pu découvrir que l’escadre expéditionnaire allait frapper Pearl Harbor : l’ordre de départ japonais du 25 novembre 1941, susceptible de dévoiler le pot-aux-roses, avait été transmis par voie manuelle [32] et le silence radio sera maintenu jusqu’au bout. Comme l’atteste le journal intime tenu à l’époque par un officier des services de décodage britanniques, la nouvelle du raid japonais tombera comme une « complète surprise » [33].
En conséquence, Churchill, s’il n’ignorait pas que la guerre pouvait éclater d’un jour à l’autre, ne pouvait en revanche absolument pas savoir que l’objectif principal des Japonais était Hawaï. Il espérait même que l’inflexibilité américaine tiendrait le Japon à distance [34] ! Et à supposer même, pour les besoins du raisonnement, qu’il ait eu vent des plans nippons ciblant Pearl Harbor, il est absurde d’affirmer qu’il n’aurait rien révélé à Roosevelt, dont il cherchait l’appui – et donc la confiance. « Aucun amant, dira-t-il, ne s’est jamais penché avec autant d’attention sur les caprices de sa maîtresse que je ne l’ai fait moi-même sur ceux de Franklin Roosevelt. » [35]
Au final, il faut considérer que ni Roosevelt, ni Churchill, n’ont envisagé un seul instant que les Japonais allaient s’en prendre à Pearl Harbor. Dans les jours précédant l’attaque, ils supposaient même avoir gagné un répit pour renforcer leurs possessions du Pacifique. Les complications bureaucratiques, la surcharge d’informations interceptées, les négligences des uns et l’incompétence des autres, un parfum de racisme aussi, aboutiront à obscurcir le mystère planant sur la stratégie nippone.
En ce sens, il n’est pas question de réduire les responsabilités de Kimmel et de Short, lesquels n’ont effectivement pas pris les mesures imposées par les divers avertissements de Washington. Mais ils manquaient certes de moyens (hydravions et radars en nombre insuffisant, notamment), outre d’être victimes d’une illusion de sécurité, compte tenu de l’éloignement de leur base. De surcroît, la multiplication des avertissements avait émoussé la vigilance, et l’excès de paranoïa devenait superflu. Bref, l’inconséquence américaine sera à la hauteur de l’ingéniosité nippone.
Car les vrais responsables de la défaite américaine, il serait temps de le reconnaître, ne sont autres que ceux qui ont conçu et exécuté cette offensive aéronavale stupéfiante d’audace, à savoir la Marine impériale japonaise. En un sens, les allégations complotistes ne sont pas sans reproduire les clichés racistes des décideurs américains de l’époque, incapables de concevoir que des Asiatiques oseraient – et réussiraient – pareil exploit militaire… Comme toujours dans les théories du complot, on ne prête qu’aux riches.
Bibliographie sélective
Ladislas Farago, La clef du chiffre. Le décryptage du code japonais et Pearl Harbor, Paris, Stock, 1968 (trad. de l’anglais).
Gordon W. Prange, At dawn we slept. The untold story of Pearl Harbor, New York, Penguin, 1982 et 2001.
Gordon W. Prange, Donald M. Goldstein & Katherine V. Dillon, Pearl Harbor. The verdict of history, New York, Penguin, 1986.
John Prados, Combined Fleet decoded. The secret history of American intelligence and the Japanese Navy in World War II, Annapolis, Naval Institute Press, 1995.
Michael Smith, The Emperor’s Codes. Bletchley Park and the breaking of Japan’s secret ciphers, New York, Bantam, 2000.
Ronald Spector, Eagle against the Sun. The American war with Japan, New York, MacMillan, 1984 et Londres, Penguin, 1987 – trad. française : La Guerre du Pacifique, Paris, Albin Michel, 1987.
Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor n’était pas possible !, Paris, Stock, 1964 (trad. de l’anglais).
Notes :
[1] Voir le rapport préalable de Frank Knox, Secrétaire à la Marine, à l’issue de son inspection conduite en décembre 1941, U.S. Congress Joint Committee on Pearl Harbor Attack, Hearings, 1946, Part 24, p. 1749-1756, http://www.ibiblio.org/pha/congress/Vol24.pdf, ainsi que le rapport d’enquête de la commission Roberts du 23 janvier 1942, http://www.ibiblio.org/pha/pha/roberts/roberts.html.
[2] Les différents rapports des commissions d’enquête sont accessibles en ligne : http://www.ibiblio.org/pha/pha/invest.html.
[3] La lettre du général Marshall à Thomas Dewey du 25 septembre 1944 a été mise en ligne sur le site de la National Security Agency (NSA) : https://www.nsa.gov/portals/75/documents/news-features/declassified-documents/friedman-documents/reports-research/FOLDER_513/41786189082519.pdf.
[4] John T. Flynn, The Truth about Pearl Harbor, New York, octobre 1944. Une réédition parue l’année suivante parue à Glasgow est disponible en ligne : https://archive.org/details/TruthAboutPearlHarbourJohnFlynn1945/America%2C%20Roosevelts%20-%20The%20Truth%20About%20Pearl%20Harbour/mode/2up.
[5] http://www.ibiblio.org/pha/pha/congress/part_0.html
[6] Charles Beard, President Roosevelt and the Coming of the War 1941, Yale University Press, 1948.
[7] Charles C. Tansill, Back door to war. The Roosevelt Foreign Policy 1933-1941, Chicago, Henry Regnery Company, 1952 (rééd. : Greenwood Press, 1975). En ligne : https://mises.org/library/back-door-war-roosevelt-foreign-policy-1933-1941.
[8] John Jackson, « Charles Tansill: A Case of Libertarian Nazi Blindness », https://altrightorigins.com/2018/01/20/libertarian_nazi_blindess/ (20 janvier 2018).
[9] Notamment en dirigeant l’ouvrage collectif, cosigné par Tansill, Perpetual war for perpetual peace, Caldwell, Caxton Printers, 1953 – en ligne : https://mises-media.s3.amazonaws.com/Perpetual%20War%20for%20Perpetual%20Peace_2.pdf. dans Voir également Harry Elmer Barnes, Pearl Harbor after a Quarter of a Century, Arno Press, 1972 – en ligne : https://cdn.mises.org/Left%20and%20Right_4_1_3_1.pdf.
[10] Justus D. Doenecke, « Harry Elmer Barnes », The Wisconsin Magazine of History, vol. 56, n°4, summer, 1973, p. 311-323.
[11] Contre-amiral Robert A. Theobald, Le secret de Pearl Harbor, Paris, Payot, 1955 (trad. de l’anglais). Préfacé par les amiraux Kimmel et Halsey.
[12] Selon les complotistes, Roosevelt aurait suivi à la lettre un mémorandum composé le 7 octobre 1940, dix jours après l’adhésion du Japon au Pacte Tripartite le liant à l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, par Arthur H. McCollum, commandant du département « Extrême-Orient » de l’ONI https://en.wikisource.org/wiki/McCollum_memorandum. McCollum y recommande effectivement de renforcer la présence américaine dans le Pacifique et d’accroître l’aide apportée à la Chine nationaliste (qui tient tête à l’armée impériale depuis 1937), outre d’organiser un embargo total à l’encontre de l’Empire nippon. « Si par ces moyens le Japon peut être amené à commettre un acte de guerre, tant mieux. Dans tous les cas de figure, nous devons être totalement préparés à tenir compte de la menace d’un conflit ». De cette manière, espère McCollum, les États-Unis pourront écraser le Japon et ramener l’ordre dans le Pacifique, ce qui contribuera à maintenir à flots l’Empire britannique menacé de toutes parts par les Allemands et les Italiens. Dont acte, mais les conspirationnistes exagèrent considérablement la portée du document, lequel ne saurait constituer la « Bible » de la politique extérieure américaine de 1940-1941 ! D’autant que les « provocations » que les complotistes imputent à Roosevelt débutent, de leur propre aveu, bien avant l’élaboration de ce mémorandum, ce qui fragilise encore davantage la cohérence des théories du complot sur le sujet.
[13] Sur cet épisode, voir Lew Paper, In the cauldron. Terror, tension, and the American Ambassador’s struggle to avoid Pearl Harbor, Regnery History, 2019, p. 81-93. A l’époque, l’amiral Yamamoto avait certes fait part à sa hiérarchie de son idée d’attaquer Pearl Harbor, mais le haut-commandement japonais ne l’avait pas encore avalisée – loin s’en faut !
[14] Ainsi, les allégations complotistes ont été pulvérisées par un remarquable ouvrage universitaire paru aux Etats-Unis en 1962, Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor n’était pas possible !, Paris, Stock, 1964 (trad. de l’anglais). Elles avaient déjà suscité de nombreuses critiques, sur le fond et la méthode – voir notamment Richard N. Current, « How Stimson Meant to "Maneuver" the Japanese », The Mississippi Valley Historical Review, vol. 40, n°1 , juin 1953, p. 67-74, ainsi que Robert H. Ferrell, « Pearl Harbor and the revisionists », The Historian, vol. 17, n°2, 1955, p. 215-233.
[15] La vidéo de l’intervention de Toland est en ligne : https://archive.org/details/1990-10th-IHR-John-Toland.
[16] John Toland, Infamy. Pearl Harbor and its aftermath, New York, Berkley, 1982 et 1983.
[17] Robert B. Stinnett Day of Deceit. The truth about F.D.R. and Pearl Harbor, New York, Touchstone, 1999 et 2001.
[18] Mark Emerson Willey, Pearl Harbor. Mother of All Conspiracies, Philadelphie, Xlibris, 2000.
[19] Douglas Horne, Deception, intrigue, and the road to war. A chronology of significant events detailing President Franklin D. Roosevelt's successful effort to bring a united America into the war against Germany during the Second World War, auto-édité, 2007, 2 volumes.
[20] James Rusbridger & Eric Nave, La Trahison de Pearl Harbor. Comment Churchill entraîna Roosevelt dans la guerre, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1992 (trad. de l’anglais). Rusbridger se basait notamment sur les souvenirs d’Eric Nave (1899-1993), officier des services de décodage australien qui avait participé aux efforts britanniques tendant au déchiffrage du JN-25. Malheureusement pour Rusbridger, Nave n’était plus affecté dans les services britanniques depuis 1940, si bien qu’on voit mal comment il aurait pu confirmer que l’Angleterre aurait perçu à jour le code naval nippon en 1941. Par ailleurs, à la suite de la publication du livre de Rusbridger, Nave a vivement réfuté celui-ci. Il a été depuis établi que Rusbridger avait déformé les mémoires que lui avait laissés Eric Nave (Michael Smith, The Emperor’s Codes. Bletchley Park and the breaking of Japan’s secret ciphers, New York, Bantam, 2000, p. 278). Au moins Rusbridger écartait-il toute culpabilité chez Roosevelt, non sans suggérer que son entourage militaire, mieux informé, l’aurait volontairement laissé dans le vague pour éviter les fuites.
[21] Les préoccupations américaines vis-à-vis de l’Atlantique sont si fortes qu’au printemps 1941, Roosevelt dépouille Pearl Harbor de trois cuirassés, un porte-avions, quatre croiseurs et plusieurs destroyers, suscitant l’ire de l’amiral Kimmel, qui se plaint de perdre continuellement les moyens d’affronter le Japon en cas de guerre (Gordon W. Prange, At dawn we slept. The untold story of Pearl Harbor, New York, Penguin, 1982 et 2001, p. 127-141).
[22] Voir notamment Ladislas Farago, La clef du chiffre. Le décryptage du code japonais et Pearl Harbor, Paris, Stock, 1968, p. 187-194.
[23] Cette démarche japonaise isolée n’a pas reçu d’explication claire à ce jour. S’agissait-il d’une entreprise de désinformation (Edward Behr, Hiro-Hito l’Empereur ambigu, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 310-319) ? Ou résulte-t-il d’un désir sincère de certains Japonais d’éviter la guerre (Roger B. Jeans, Terasaki Hidenari, Pearl Harbor and occupied Japan. A bridge to reality, Lanham, Lexington Books, 2009 et 2011, p. 63-144) ?
[24] À cet égard, ils auraient pu tenir compte des indices délivrés par la diffusion de « messages Vents ». Le 19 novembre 1941 en effet, Tôkyô avait informé ses diplomates que l’annonce d’une crise diplomatique impliquant le Japon s’effectuerait par un pseudo-communiqué météo, « Vent d’est, pluie » (rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis), « Vent d’ouest, clair » (rupture avec la Grande-Bretagne), « Vent du nord, nuageux » (rupture avec la Russie). Il est possible que les Américains aient bel et bien, malgré les contradictions des témoins impliqués dans l’affaire, intercepté les deux premiers messages peu de jours avant l’offensive nippone, de même d’ailleurs que les Britanniques. Si tel est le cas – et l’affirmation relève à l’heure actuelle de la simple hypothèse – les décideurs américains et anglais auraient pu déterminer que la guerre était imminente, mais l’état d’alerte avait déjà été décrété la semaine précédente, et les « messages Vents » ne révélaient aucun des objectifs militaires de l’adversaire.
[25] Le Japon reste perçu par les décideurs américains comme une « Allemagne du pauvre », c'est-à-dire une puissance impérialiste, agressive, mais uniquement capable d’imiter sans rien créer par elle-même, et qu’il suffira de tancer pour la faire rentrer dans le rang. Les leaders britanniques partagent globalement ce sentiment, d’autant qu’ils se refusent à croire que les Japonais attaqueront avant que l’Allemagne ne terrasse l’URSS (Saki Dockrill, « Britain’s grand strategy and Anglo-American leadership in the war against Japan », in Brian Bond & Kyoichi Tachikawa (dir.), British and Japanese military leadership in the Far Eastern War 1941-1945, New York, Routledge, 2004, p. 11).
[26] Anecdote significative : lorsqu’il sera informé du raid japonais, le Secrétaire à la Marine, Frank Knox, laissera éclater sa surprise : « Mon Dieu, ce n’est pas possible, vous voulez dire les Philippines ? » (Audition du major John H. Dillon, Pearl Harbor Attack. Hearings before the Joint Committee of the Pearl Harbor Attack, vol. 8, p. 3836).
[27] Voir notamment, sur ce point, Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor n’était pas possible !, Paris, Stock, 1964, notamment p. 165-304 (trad. de l’anglais).
[28] Le fait que l’escadre de bataille japonaise ait conservé le silence radio est surabondamment établi, notamment par des documents japonais contemporains tels que le journal du contre-amiral Chigusa, « Conquer the Pacific Ocean aboard destroyer Akigumo. War Diary of the Hawaiian Battle », in Donald M. Goldstein & Katherine V. Dillon (éd.), The Pearl Harbor Papers. Inside the Japanese Plans, Dulles, Brassey’s, 1993 et 2000, p. 169-2019, notamment p. 180-195.
[29] Voir la mise au point dévastatrice de Gordon W. Prange, Donald M. Goldstein & Katherine V. Dillon, Pearl Harbor. The verdict of history, New York, Penguin, 1986, p. 52-62 ainsi que Telford Taylor, « Days of Infamy, decades of doubt », The New York Times Magazine, 29 avril 1984 https://www.nytimes.com/1984/04/29/magazine/day-of-infamy-decades-of-doubt.html.
[30] Sur cette problématique, lire Gilbert Bloch, « L’autre « Ultra » : « Magic ». Les décryptements américains pendant la Seconde Guerre mondiale – première partie », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°164, octobre 1991, p. 84-85. Les théories affirmant que les Américains décryptaient le code militaire naval japonais reposent sur de nombreuses inexactitudes, et une colossale mauvaise foi – cf. John Zimmerman, « Pearl Harbor revisionism: Robert Stinnett's day of deceit », Intelligence and National Security, 2002, vol. 17, n°2, p. 127-146. Il est possible que les services de l’US Navy aient accompli quelques avancées en 1941 (Brian Villa & Timothy Wilford, « Signals intelligence and Pearl Harbor. The state of the question », Intelligence and National Security, 2006, vol. 21, n°4, p. 520-556), mais elles n’étaient que très résiduelles. Faute d’avoir percé le code de la Marine impériale, l’US Navy sera incapable de repérer son escadre en chemin vers Pearl Harbor. Voir Philip H. Jacobsen, « Foreknowledge of Pearl Harbor? No! The story of the US Navy’s efforts on JN-25 », Cryptologia, 2003, vol. 27, n°3, p. 193-205 et, du même auteur, « No RDF on the Japanese Strike Force. No Conspiracy ! », International Journal of Intelligence and CounterIntelligence, 2005, vol. 18, p. 142–149. Dans le même sens, voir John Prados, Combined Fleet decoded. The secret history of American intelligence and the Japanese Navy in World War II, Annapolis, Naval Institute Press, 1995, p. 158-177.
[31] Timothy Wilford, dans « Watching the North Pacific. British and Commonwealth intelligence before Pearl Harbor », Intelligence and National Security, 2002, vol. 17, n°4, p. 131-164, a tenté de réhabiliter la thèse du décodage du code naval japonais par les Britanniques, mais son argumentation repose sur plusieurs erreurs, telles que l’allégation, pourtant maintes fois réfutée, selon laquelle les navires japonais en route pour les Hawaii n’auraient pas respecté le silence radio (Philip Jacobsen, « Radio Silence and Radio Deception. Secrecy Insurance for the Pearl Harbor Strike Force », Intelligence and National Security, 2004, vol. 19, n°4, p. 695-718 et, du même auteur, « Radio Silence of the Pearl Harbor Strike Force Confirmed Again. The Saga of Secret Message Serial (SMS) Numbers », Cryptologia, 2007, vol. 31, n°3, p. 223-232).
[32] Prados, Combined Fleet decoded, op. cit., p. 171.
[33] John Ferris, « From Broadway house to Bletchley Park. The diary of Captain Malcolm. D. Kennedy, 1934–1946 », Intelligence and National Security, 1989, 4:3, p. 421-450, notamment p. 439-440.
[34] Martin Gilbert, Churchill. A life, Londres, Minerva, 1992, p. 710.
[35] Cité dans François Kersaudy, Winston Churchill, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2021, p. 561.
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