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Pierre Lagrange : « La même rhétorique que le négationnisme »

Publié par La Rédaction31 mars 2004, ,

Pierre Lagrange : « La même rhétorique que le négationnisme »
Sociologue, Pierre Lagrange (1) étudie depuis longtemps les phénomènes récurrents déclenchés par ceux qu'il appelle « les adeptes du complot ». Il décrypte les raisons du succès remporté par les thèses de Thierry Meyssan.

Le livre de Thierry Meyssan remporte un succès inattendu. Pourquoi ?

Les événements du 11 septembre nous ont confrontés à une réalité tellement proche de la science-fiction que les interprétations paranoïaques, habituellement limitées à certains réseaux, ont pu se déployer au-delà. Elles ont dépassé le cadre d'Internet, qui n'était pas parvenu depuis le mois d'octobre à lancer le phénomène. Il manquait un livre qui, grâce à l'émission de Thierry Ardisson, a permis à ces thèses de décoller.

Pourquoi l'opinion est-elle aussi sensible à de telles opérations ?

Ce phénomène n'est pas typique des Français. Soupçonner le gouvernement de cacher des choses est un sport national américain. Souvenons-nous de l'affaire de Roswell, cet accident supposé d'un ovni dans le désert du Nouveau-Mexique en 1947. Sans parler de toutes les théories sur l'assassinat de Kennedy ou sur l'idée que l'homme n'a jamais mis le pied sur la Lune. D'ailleurs, l'éditeur de Thierry Meyssan a aussi publié des livres sur les « mensonges officiels » au sujet des ovnis et du débarquement sur la Lune. Ce genre de controverses permet à tout un chacun de quitter sa place de spectateur et de devenir acteur et « expert ».

Le grand argument, c'est : regardez les photos et constatez par vous-même. Avec cette idée très forte que les photos restitueraient une réalité immédiatement accessible à notre regard. Cette affaire s'accroche sur une formidable ambiguïté entre le fait que la réalité nécessite l'intervention d'experts et d'instruments pour être mise en évidence et une certaine vulgate qui enseigne que nous pouvons tous constater les choses par nous-mêmes. Les discussions autour du film amateur de l'assassinat de Kennedy ou le film de l'autopsie de Roswell diffusé en 1995 utilisent cet argument à fond, alors que ces deux films permettent d'accrocher toutes les interprétations possibles.

Sur quoi repose le « conspirationnisme » ?

Il repose sur l'opposition entre deux conceptions de l'histoire entre lesquelles nous hésitons constamment : l'histoire arrive « par accident », dans un contexte x ou y avec des événements qui s'enchaînent, ou l'histoire est dirigée en sous-main par des acteurs puissants et secrets. C'est le thème classique des « sociétés secrètes qui mènent le monde ». Meyssan s'appuie sur une évidence : le FBI et le Pentagone nous cachent des choses. Vu le contexte, le contraire serait étonnant. La presse a eu l'occasion de s'interroger sur les versions des autorités américaines au sujet de la découverte du passeport de Mohammed Atta dans les ruines du World Trade Center ou de la cassette vidéo de Ben Laden. Mais Meyssan fait un saut supplémentaire, et derrière ces « mensonges de la vie quotidienne » des services secrets américains auxquels on est tellement habitués, il dévoile une « autre » réalité : en fait, prétend-il, ce que vous avez cru est totalement faux, il n'y a même pas eu d'avion, les coupables ne sont pas ceux que l'on croit, etc.

Les négationnistes fonctionnent de la même manière.

C'est en effet la même rhétorique : discussion de témoignages, de photos, avec cette idée que le moindre défaut implique qu'il n'y a rien eu. C'est comme de nier la réalité du débarquement sur la Lune à cause d'ombres sur des clichés. Que fait-on alors de tous les acteurs, depuis les boulons des fusées jusqu'aux téléspectateurs, en passant par les chercheurs, les contrats, etc., qui ont participé à la construction de ces événements ? On commet souvent deux erreurs au sujet de ce genre de thèses. La première serait de croire que ces « critiques » sont irrationnels. Pas du tout, ils sont au contraire hyperrationnalistes. En fait, ils utilisent et retournent des raisonnements qui ont longtemps servi pour dénigrer par exemple les amateurs de soucoupes volantes. A force de dire aux «soucoupistes» qu'ils n'avaient pas de preuves, certains d'entre eux ont fini par répondre qu'on les leur cachait.

La seconde erreur est d'associer cette manie des complots avec l'extrême droite. Ce n'est pas faux, mais c'est insuffisant. Thierry Meyssan n'est pas d'extrême droite, il est même connu pour son militantisme d'extrême gauche contre l'extrême droite. De la même manière, les thèses de Faurisson sur l'inexistence des chambres à gaz ont été diffusées par la Vieille Taupe, groupe d'extrême gauche. Cela dit, en face de Meyssan, il y a les groupes d'extrême droite à tendance ésotérique qui expliquent que les événements du 11 septembre se placent dans un grand complot historique qui porte sur le destin de cette région du monde. A nouveau, les raisons qu'on nous donne officiellement ne sont pas les vraies raisons des événements, et ce qui se passe n'est pas ce que l'on croit.

En revanche, ce qui est constant, c'est la quasi-impossibilité d'engager une véritable controverse. D'abord, parce que les partisans du complot refusent de payer le prix qu'exige le débat (acquérir le statut d'expert et engager autre chose que des débats d'opinion). Ensuite, parce que le contradicteur est rapidement dénoncé comme un agent du complot.

De quel complot s'agit-il aujourd'hui ?

Celui d'un groupe puissant au sein du plus puissant des Etats, qui contrôle la vérité (c'est la thèse de la série télé X-Files). Meyssan et les amateurs de complot ont des arguments, car, d'une part, ces rumeurs circulent souvent au sein de nombreux réseaux (pompiers, pilotes, etc.) et d'agences officielles (combien de « révélations » faites par d'anciens de la CIA ou de l'armée sur Kennedy ou Roswell...). Ensuite, parce que, parmi les agents de la CIA, il y a des tas de types qui voudraient être capables de faire ça. Les paranoïaques sont dans les deux camps.

(1) Membre associé du laboratoire d'anthropologie et d'histoire institut culturel (Lahic). Auteur de La Rumeur de Roswell, éd. La Découverte, collection « Enquêtes », 1996.

Source : Le Monde, 30 mars 2002.

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Pierre Lagrange : « La même rhétorique que le négationnisme »
Sociologue, Pierre Lagrange (1) étudie depuis longtemps les phénomènes récurrents déclenchés par ceux qu'il appelle « les adeptes du complot ». Il décrypte les raisons du succès remporté par les thèses de Thierry Meyssan.

Le livre de Thierry Meyssan remporte un succès inattendu. Pourquoi ?

Les événements du 11 septembre nous ont confrontés à une réalité tellement proche de la science-fiction que les interprétations paranoïaques, habituellement limitées à certains réseaux, ont pu se déployer au-delà. Elles ont dépassé le cadre d'Internet, qui n'était pas parvenu depuis le mois d'octobre à lancer le phénomène. Il manquait un livre qui, grâce à l'émission de Thierry Ardisson, a permis à ces thèses de décoller.

Pourquoi l'opinion est-elle aussi sensible à de telles opérations ?

Ce phénomène n'est pas typique des Français. Soupçonner le gouvernement de cacher des choses est un sport national américain. Souvenons-nous de l'affaire de Roswell, cet accident supposé d'un ovni dans le désert du Nouveau-Mexique en 1947. Sans parler de toutes les théories sur l'assassinat de Kennedy ou sur l'idée que l'homme n'a jamais mis le pied sur la Lune. D'ailleurs, l'éditeur de Thierry Meyssan a aussi publié des livres sur les « mensonges officiels » au sujet des ovnis et du débarquement sur la Lune. Ce genre de controverses permet à tout un chacun de quitter sa place de spectateur et de devenir acteur et « expert ».

Le grand argument, c'est : regardez les photos et constatez par vous-même. Avec cette idée très forte que les photos restitueraient une réalité immédiatement accessible à notre regard. Cette affaire s'accroche sur une formidable ambiguïté entre le fait que la réalité nécessite l'intervention d'experts et d'instruments pour être mise en évidence et une certaine vulgate qui enseigne que nous pouvons tous constater les choses par nous-mêmes. Les discussions autour du film amateur de l'assassinat de Kennedy ou le film de l'autopsie de Roswell diffusé en 1995 utilisent cet argument à fond, alors que ces deux films permettent d'accrocher toutes les interprétations possibles.

Sur quoi repose le « conspirationnisme » ?

Il repose sur l'opposition entre deux conceptions de l'histoire entre lesquelles nous hésitons constamment : l'histoire arrive « par accident », dans un contexte x ou y avec des événements qui s'enchaînent, ou l'histoire est dirigée en sous-main par des acteurs puissants et secrets. C'est le thème classique des « sociétés secrètes qui mènent le monde ». Meyssan s'appuie sur une évidence : le FBI et le Pentagone nous cachent des choses. Vu le contexte, le contraire serait étonnant. La presse a eu l'occasion de s'interroger sur les versions des autorités américaines au sujet de la découverte du passeport de Mohammed Atta dans les ruines du World Trade Center ou de la cassette vidéo de Ben Laden. Mais Meyssan fait un saut supplémentaire, et derrière ces « mensonges de la vie quotidienne » des services secrets américains auxquels on est tellement habitués, il dévoile une « autre » réalité : en fait, prétend-il, ce que vous avez cru est totalement faux, il n'y a même pas eu d'avion, les coupables ne sont pas ceux que l'on croit, etc.

Les négationnistes fonctionnent de la même manière.

C'est en effet la même rhétorique : discussion de témoignages, de photos, avec cette idée que le moindre défaut implique qu'il n'y a rien eu. C'est comme de nier la réalité du débarquement sur la Lune à cause d'ombres sur des clichés. Que fait-on alors de tous les acteurs, depuis les boulons des fusées jusqu'aux téléspectateurs, en passant par les chercheurs, les contrats, etc., qui ont participé à la construction de ces événements ? On commet souvent deux erreurs au sujet de ce genre de thèses. La première serait de croire que ces « critiques » sont irrationnels. Pas du tout, ils sont au contraire hyperrationnalistes. En fait, ils utilisent et retournent des raisonnements qui ont longtemps servi pour dénigrer par exemple les amateurs de soucoupes volantes. A force de dire aux «soucoupistes» qu'ils n'avaient pas de preuves, certains d'entre eux ont fini par répondre qu'on les leur cachait.

La seconde erreur est d'associer cette manie des complots avec l'extrême droite. Ce n'est pas faux, mais c'est insuffisant. Thierry Meyssan n'est pas d'extrême droite, il est même connu pour son militantisme d'extrême gauche contre l'extrême droite. De la même manière, les thèses de Faurisson sur l'inexistence des chambres à gaz ont été diffusées par la Vieille Taupe, groupe d'extrême gauche. Cela dit, en face de Meyssan, il y a les groupes d'extrême droite à tendance ésotérique qui expliquent que les événements du 11 septembre se placent dans un grand complot historique qui porte sur le destin de cette région du monde. A nouveau, les raisons qu'on nous donne officiellement ne sont pas les vraies raisons des événements, et ce qui se passe n'est pas ce que l'on croit.

En revanche, ce qui est constant, c'est la quasi-impossibilité d'engager une véritable controverse. D'abord, parce que les partisans du complot refusent de payer le prix qu'exige le débat (acquérir le statut d'expert et engager autre chose que des débats d'opinion). Ensuite, parce que le contradicteur est rapidement dénoncé comme un agent du complot.

De quel complot s'agit-il aujourd'hui ?

Celui d'un groupe puissant au sein du plus puissant des Etats, qui contrôle la vérité (c'est la thèse de la série télé X-Files). Meyssan et les amateurs de complot ont des arguments, car, d'une part, ces rumeurs circulent souvent au sein de nombreux réseaux (pompiers, pilotes, etc.) et d'agences officielles (combien de « révélations » faites par d'anciens de la CIA ou de l'armée sur Kennedy ou Roswell...). Ensuite, parce que, parmi les agents de la CIA, il y a des tas de types qui voudraient être capables de faire ça. Les paranoïaques sont dans les deux camps.

(1) Membre associé du laboratoire d'anthropologie et d'histoire institut culturel (Lahic). Auteur de La Rumeur de Roswell, éd. La Découverte, collection « Enquêtes », 1996.

Source : Le Monde, 30 mars 2002.

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