Une loi très controversée a été promulguée il y a deux semaines en Pologne. Visant notamment à bannir l’usage de l’expression « camps de la mort polonais », elle menace de trois ans de prison toute personne qui « attribue à la République de Pologne et à la nation polonaise, publiquement et contrairement à la réalité des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité de crimes nazis perpétrés par le IIIe Reich allemand ». Directeur de recherche émérite au CNRS, le sociologue et politiste Jean-Charles Szurek revient pour nous sur les tenants et aboutissants de ce texte (dernier ouvrage paru : La Pologne, les Juifs et le communisme, Houdiard, 2010).
Conspiracy Watch : Peut-on dire qu’il y a eu pendant la Seconde Guerre mondiale des camps de la mort « polonais » ?
Jean-Charles Szurek : Depuis longtemps, les autorités de Varsovie sont excédées – à juste titre – par l’expression « camps de la mort polonais », rarement utilisée en français, beaucoup plus fréquemment en anglais (« Polish death camps »), expression censée, selon ses utilisateurs, nommer en réalité les camps de concentration ou d’extermination nazis installés en Pologne occupée par les Allemands. Visiblement, la dénomination exacte a emprunté le chemin de la facilité. Je ne crois pas avoir perçu, chaque fois que cette expression venait à moi, une quelconque malveillance de la part de ses locuteurs, plutôt une grande ignorance, voire inconscience. Barack Obama lui-même l’a utilisée en 2012 (où étaient ses conseillers ?). Si cette expression circulait de façon artisanale dans le passé, elle a acquis un stade « développé » avec deux phénomènes : le développement instantané de l’information et la mondialisation de la mémoire. Ce stade est devenu « industriel » depuis la promulgation de la loi.
CW : Dans quel contexte politique cette loi a-t-elle été votée ?
J-C S. : Cette loi s’inscrit dans la vision d’une droite conservatrice et nationaliste, préexistant à la victoire du parti Droit et Justice (PiS), qui s’attache à proposer aux Polonais une lecture héroïque de leur passé. Un passé fait de Justes – dont on mentionne régulièrement qu’il est le principal groupe national reconnu à Yad Vashem –, de combattants anticommunistes radicaux (surtout les « soldats maudits », ces soldats qui ont plongé dans la clandestinité après 1945). Ce passé idéalisé repose également sur la dénonciation des accords dits de la Table ronde de 1989, accord qui a conduit au changement de régime et qui a maintenu les anciennes élites dans une forme de pouvoir, légal cette fois (les anciens communistes, convertis à la social-démocratie, furent réélus lors de plusieurs consultations). En gros, cette droite entend mener le plus loin possible l’entreprise de décommunisation – qui a déjà largement eu lieu – en faisant table rase du passé.
L’Institut de la Mémoire nationale, puissante institution créée en 1998 et chargée notamment de mettre au jour les crimes du communisme à partir des dossiers de la police politique, fut l’organe choisi pour ce combat. Il dut également continuer à mener des investigations sur les crimes nazis conformément aux institutions polonaises qui l’avaient précédé. Les responsables de l’Institut ne s’attendaient sûrement pas à ce que le dossier le plus chaud, quasiment dès sa création, fût celui symbolisé par Jedwabne, du nom de cette bourgade où la population juive avait été massacrée par ses voisins polonais le 10 juillet 1941. Cette découverte signa la naissance d’une nouvelle école historique qui, depuis lors, a poussé très loin les recherches sur les responsabilités de Polonais dans la destruction des Juifs. Ce sont ces historiens qui sont de fait visés par la loi. A noter d’ailleurs que l’expression « Camps de la mort polonais » n’y figure pas.
CW : Concrètement, quels sont les effets qu'elle pourrait avoir sur la recherche historique ?
J-C S. : Elle pourrait déjà dissuader de jeunes chercheurs de se porter vers un domaine si risqué. Elle peut surtout empêcher les spécialistes de travailler. Les auteurs de la loi disent qu’elle ne concernerait pas la recherche fondamentale ni les artistes (un film comme Ida, par exemple y échapperait). Le texte permet cependant d’autres interprétations. Un article scientifique ne sera pas mis en cause, mais quid de sa version vulgarisée ? Et qui jugera, au pénal, que cette dernière n’est plus scientifique ? Au civil, n’importe quel propos d’historien, de témoin, d’enseignant peut être mis en cause par une association qui se dit légitime – une association d'anciens combattants par exemple. C’est donc une intrusion inouïe, unique depuis la chute du communisme, dans la liberté de la recherche. Il est à noter que des diplomates polonais interviennent déjà dans notre champ : l’ambassadeur de Pologne en France vient d’envoyer une lettre de protestation contre la préface que j’ai rédigée au livre de Sidi N’Diaye (Tutsis du Rwanda et Juifs de Pologne, victimes de la même haine, éd. Le Bord de l’Eau, 2017), ouvrage qui ne compare en rien les génocides mais les imaginaires de haine, et qui, à mon sens, apporte des éléments de réflexion nouveaux sur les mécanismes génocidaires.
CW : Peut-on rapprocher cette loi des lois anti-négationnistes adoptées dans plusieurs pays européens, comme la loi Gayssot en France, loi qui est notamment accusée d'instaurer une vérité ou une histoire « officielle » ?
J-C S. : Cela n’a rien à voir. La loi Gayssot est née dans le contexte d’un nouvel antisémitisme qui empruntait, dans les années 1980, la négation « technique » des chambres à gaz, d’où l’appellation « négationnisme ». Son introduction avait surtout pour but le respect et la dignité des déportés encore vivants et non l’imposition d’une histoire officielle. En Pologne, c’est le contraire. La nouvelle loi vise à empêcher les recherches qui disent la vérité sur les responsabilités de Polonais dans les meurtres de Juifs sous l’Occupation allemande et les mauvais traitements qu’ils leur ont fait subir. Ces recherches sont menées par le Centre de recherche sur l’Extermination des Juifs, sous la tutelle de l’Académie des Sciences (équivalent du CNRS), et non par des hurluberlus.
Voir aussi :
Une loi très controversée a été promulguée il y a deux semaines en Pologne. Visant notamment à bannir l’usage de l’expression « camps de la mort polonais », elle menace de trois ans de prison toute personne qui « attribue à la République de Pologne et à la nation polonaise, publiquement et contrairement à la réalité des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité de crimes nazis perpétrés par le IIIe Reich allemand ». Directeur de recherche émérite au CNRS, le sociologue et politiste Jean-Charles Szurek revient pour nous sur les tenants et aboutissants de ce texte (dernier ouvrage paru : La Pologne, les Juifs et le communisme, Houdiard, 2010).
Conspiracy Watch : Peut-on dire qu’il y a eu pendant la Seconde Guerre mondiale des camps de la mort « polonais » ?
Jean-Charles Szurek : Depuis longtemps, les autorités de Varsovie sont excédées – à juste titre – par l’expression « camps de la mort polonais », rarement utilisée en français, beaucoup plus fréquemment en anglais (« Polish death camps »), expression censée, selon ses utilisateurs, nommer en réalité les camps de concentration ou d’extermination nazis installés en Pologne occupée par les Allemands. Visiblement, la dénomination exacte a emprunté le chemin de la facilité. Je ne crois pas avoir perçu, chaque fois que cette expression venait à moi, une quelconque malveillance de la part de ses locuteurs, plutôt une grande ignorance, voire inconscience. Barack Obama lui-même l’a utilisée en 2012 (où étaient ses conseillers ?). Si cette expression circulait de façon artisanale dans le passé, elle a acquis un stade « développé » avec deux phénomènes : le développement instantané de l’information et la mondialisation de la mémoire. Ce stade est devenu « industriel » depuis la promulgation de la loi.
CW : Dans quel contexte politique cette loi a-t-elle été votée ?
J-C S. : Cette loi s’inscrit dans la vision d’une droite conservatrice et nationaliste, préexistant à la victoire du parti Droit et Justice (PiS), qui s’attache à proposer aux Polonais une lecture héroïque de leur passé. Un passé fait de Justes – dont on mentionne régulièrement qu’il est le principal groupe national reconnu à Yad Vashem –, de combattants anticommunistes radicaux (surtout les « soldats maudits », ces soldats qui ont plongé dans la clandestinité après 1945). Ce passé idéalisé repose également sur la dénonciation des accords dits de la Table ronde de 1989, accord qui a conduit au changement de régime et qui a maintenu les anciennes élites dans une forme de pouvoir, légal cette fois (les anciens communistes, convertis à la social-démocratie, furent réélus lors de plusieurs consultations). En gros, cette droite entend mener le plus loin possible l’entreprise de décommunisation – qui a déjà largement eu lieu – en faisant table rase du passé.
L’Institut de la Mémoire nationale, puissante institution créée en 1998 et chargée notamment de mettre au jour les crimes du communisme à partir des dossiers de la police politique, fut l’organe choisi pour ce combat. Il dut également continuer à mener des investigations sur les crimes nazis conformément aux institutions polonaises qui l’avaient précédé. Les responsables de l’Institut ne s’attendaient sûrement pas à ce que le dossier le plus chaud, quasiment dès sa création, fût celui symbolisé par Jedwabne, du nom de cette bourgade où la population juive avait été massacrée par ses voisins polonais le 10 juillet 1941. Cette découverte signa la naissance d’une nouvelle école historique qui, depuis lors, a poussé très loin les recherches sur les responsabilités de Polonais dans la destruction des Juifs. Ce sont ces historiens qui sont de fait visés par la loi. A noter d’ailleurs que l’expression « Camps de la mort polonais » n’y figure pas.
CW : Concrètement, quels sont les effets qu'elle pourrait avoir sur la recherche historique ?
J-C S. : Elle pourrait déjà dissuader de jeunes chercheurs de se porter vers un domaine si risqué. Elle peut surtout empêcher les spécialistes de travailler. Les auteurs de la loi disent qu’elle ne concernerait pas la recherche fondamentale ni les artistes (un film comme Ida, par exemple y échapperait). Le texte permet cependant d’autres interprétations. Un article scientifique ne sera pas mis en cause, mais quid de sa version vulgarisée ? Et qui jugera, au pénal, que cette dernière n’est plus scientifique ? Au civil, n’importe quel propos d’historien, de témoin, d’enseignant peut être mis en cause par une association qui se dit légitime – une association d'anciens combattants par exemple. C’est donc une intrusion inouïe, unique depuis la chute du communisme, dans la liberté de la recherche. Il est à noter que des diplomates polonais interviennent déjà dans notre champ : l’ambassadeur de Pologne en France vient d’envoyer une lettre de protestation contre la préface que j’ai rédigée au livre de Sidi N’Diaye (Tutsis du Rwanda et Juifs de Pologne, victimes de la même haine, éd. Le Bord de l’Eau, 2017), ouvrage qui ne compare en rien les génocides mais les imaginaires de haine, et qui, à mon sens, apporte des éléments de réflexion nouveaux sur les mécanismes génocidaires.
CW : Peut-on rapprocher cette loi des lois anti-négationnistes adoptées dans plusieurs pays européens, comme la loi Gayssot en France, loi qui est notamment accusée d'instaurer une vérité ou une histoire « officielle » ?
J-C S. : Cela n’a rien à voir. La loi Gayssot est née dans le contexte d’un nouvel antisémitisme qui empruntait, dans les années 1980, la négation « technique » des chambres à gaz, d’où l’appellation « négationnisme ». Son introduction avait surtout pour but le respect et la dignité des déportés encore vivants et non l’imposition d’une histoire officielle. En Pologne, c’est le contraire. La nouvelle loi vise à empêcher les recherches qui disent la vérité sur les responsabilités de Polonais dans les meurtres de Juifs sous l’Occupation allemande et les mauvais traitements qu’ils leur ont fait subir. Ces recherches sont menées par le Centre de recherche sur l’Extermination des Juifs, sous la tutelle de l’Académie des Sciences (équivalent du CNRS), et non par des hurluberlus.
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