Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Populisme : les réseaux sociaux n'expliquent pas tout

Publié par La Rédaction30 novembre 2019,

Selon le chroniqueur du New York Times Ross Douthat, les progressistes ont trop tendance à estimer qu'une simple régulation d'Internet suffirait à régler les problèmes de la démagogie et de l'intolérance. Dans une tribune parue le 23 novembre dernier, il questionne la thèse, récemment défendue par le comédien britannique Sacha Baron Cohen, qui voudrait que les réseaux sociaux aient joué un rôle crucial dans l'essor des mouvements populistes. Conspiracy Watch en propose ici une traduction en français.

Sacha Baron Cohen (capture d'écran YouTube/ADL, 21/11/2019).

Les réseaux sociaux sont mauvais pour tout et pour tout le monde : êtres humains, journalistes et autres formes de vie. Mais au moins fournissent-ils certains rapprochements aptes à inspirer des éditorialistes – et paradoxalement sur la façon dont une addiction aux réseaux sociaux peut nuire à la manière dont le libéralisme comprend le monde.

Ainsi, un discours de Sacha Baron Cohen (l'acteur principal de Borat, un faux journaliste) s'est invité vendredi [22 novembre] sur mon fil Twitter. Dans cette pastille vidéo très partagée, l'acteur condamne « une poignée d’entreprises de l'Internet » qui aurait construit « la plus grande machine de propagande de l’histoire » œuvrant à la montée de l'autoritarisme, de la démagogie et de l'intolérance.

Au même moment, Twitter mettait au jour une récente étude d'universitaires français, canadien et américain, lesquels ont examiné la relation entre les réseaux sociaux, comme chambres d’échos médiatiques, et le soutien au populisme, en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ces chercheurs ont conclu qu'il n’existait là sinon aucune relation, du moins aucune relation négative : les électeurs populistes étaient un peu plus susceptibles de fréquenter dans la vie réelle des personnes d'appartenances ethnique ou sociale similaires mais, sur Internet, ils n'étaient pas plus susceptibles que les autres électeurs de rester dans une chambre d’écho. Mieux, l'utilisation des réseaux sociaux s’est avérée fortement corrélée à une opposition à la campagne de Donald Trump.

Ce n’est pas la première étude à remettre en question le rôle prétendument central des réseaux sociaux dans l’histoire du populisme de droite. Peu de temps après son élection, des statisticiens des universités Brown et Stanford ont constaté que Trump avait été bien moins performant que Mitt Romney et John McCain parmi les électeurs qui tirent leurs informations du Net, alors que ceux qu’il avait convaincus étaient souvent les plus déconnectés.

Ces indices ne signifient pas que les rumeurs conspirationnistes qui se déploient en ligne n’ont aucune influence sur le populisme. Les gens sont peut-être plus vulnérables aux fausses nouvelles propagées sur Internet s’ils n’y surfent qu’occasionnellement. Le partisan lambda d'une cause quelconque peut facilement y devenir dingue. Et Cohen a raison de dire que des petites minorités de pervers, des pédophiles aux antisémites, utilisent les plateformes en ligne de façon sournoise – et que les géants de l’Internet s'abritent derrière la liberté d’expression pour s’affranchir de leurs responsabilité vis-à-vis de tout cela.

Mais soyons plus prudents s'agissant du narratif plus large sur lequel Sacha Baron Cohen fonde son propos, un narratif très répandu parmi les démocrates selon lequel « l'égout » des réseaux sociaux expliquerait tout, du climatoscepticisme au ressentiment contre les immigrés, où les trolls russes et les stars de YouTube seraient les acteurs les plus importants de l'ère populiste, et où la régulation de la liberté d'expression en ligne est présentée comme le principal moyen de restaurer l'ordre libéral.

De fait, les recherches précitées suggèrent un scénario différent : les couches éduquées et progressistes, qui sont elles-mêmes toujours plus connectées, confortablement installées dans leur propre bulle cognitive qu’elles ne cessent de renforcer, finissent par analyser le populisme par le biais de leur expérience numérique, même lorsque leur analyse est clairement défaillante.

Dans une récente contribution au Boston Review, Eitan Hersh, maître de conférences en sciences politiques à l’université Tufts, note que de nombreux Américains de gauche pratiquent la politique comme une sorte d'« amateurisme politique » surconnecté, dans lequel l’engagement dans le monde réel recule au profit d'un engagement incessant « derrière des écrans » d'ordinateur ou de smartphone.

Là, la centralité des écrans devient une donnée. Quand on passe tout son temps sur Twitter et Facebook, ces plateformes semblent entièrement expliquer l'attrait de l’extrême-droite. Et il suffirait de mieux réguler les réseaux sociaux pour traiter le cas Trump, en finir avec Marine Le Pen ou marginaliser Nigel Farage.

Mais si ceux d’en face sont en fait moins souvent connectés que vous, cette hypothèse vous conduit à commettre deux erreurs.

Un : vous finissez par ne plus voir les forces évidentes du monde réel qui font la force du populisme, en vous persuadant qu’un ajustement algorithmique ou un fact-checking plus efficace remédieront à des tendances profondes – stagnation économique, crise sociale ­– qui existeraient avec ou sans infox.

Deux : vous perdez de vue la façon dont votre propre bulle d’information est une force potentielle d’extrémisation­ – y compris aux yeux de ceux qui vous observent de l’extérieur, à qui elle donne du progressisme l’image d’un monde étouffant rempli d’idéologues sur-éduqués. Ainsi, l’actuelle primaire du Parti démocrate semble se dérouler dans la bulle des réseaux sociaux, la ligne progressiste y est faussée par l’infinité des boucles de réactions en ligne et les surenchères en cascade.

Ce qui ne signifie pas qu’actuellement le conservatisme ne soit pas passablement perverti lui-même, ou que les réseaux sociaux aient été bénéfiques pour la décence et le bon sens de la droite (rappelez-vous par où j’ai commencé : les réseaux sociaux sont mauvais pour tout). Mais ce qui cloche avec le conservatisme a tout autant à voir avec les vieux médias, émissions de radios ou plateaux de télévision, et avec l’isolement et la déconnexion du monde réel, qu’avec QAnon. Donald Trump doit sa (relative) capacité de résilience à l'inertie informationnelle des électeurs dans une période économique favorable, non à l’extrémisme inhérent à YouTube.

Et si ces électeurs sont l’enjeu de la bataille, alors toutes les stratégies des Démocrates seront insuffisantes, à moins que la gauche ne comprenne qu'avant de réguler les réseaux sociaux pour les autres, elle doit apprendre à résister à Internet.

 

Source : Ross Douthat, "Social Media and the Populist Moment", The New York Times, 23 novembre 2019 (tr. fr. : P. M. pour Conspiracy Watch).

 

Voir aussi :

Populisme : « les "théories du complot" permettent de diaboliser les élites »

Ces algorithmes qui favorisent la propagation des théories du complot : le cas YouTube

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Selon le chroniqueur du New York Times Ross Douthat, les progressistes ont trop tendance à estimer qu'une simple régulation d'Internet suffirait à régler les problèmes de la démagogie et de l'intolérance. Dans une tribune parue le 23 novembre dernier, il questionne la thèse, récemment défendue par le comédien britannique Sacha Baron Cohen, qui voudrait que les réseaux sociaux aient joué un rôle crucial dans l'essor des mouvements populistes. Conspiracy Watch en propose ici une traduction en français.

Sacha Baron Cohen (capture d'écran YouTube/ADL, 21/11/2019).

Les réseaux sociaux sont mauvais pour tout et pour tout le monde : êtres humains, journalistes et autres formes de vie. Mais au moins fournissent-ils certains rapprochements aptes à inspirer des éditorialistes – et paradoxalement sur la façon dont une addiction aux réseaux sociaux peut nuire à la manière dont le libéralisme comprend le monde.

Ainsi, un discours de Sacha Baron Cohen (l'acteur principal de Borat, un faux journaliste) s'est invité vendredi [22 novembre] sur mon fil Twitter. Dans cette pastille vidéo très partagée, l'acteur condamne « une poignée d’entreprises de l'Internet » qui aurait construit « la plus grande machine de propagande de l’histoire » œuvrant à la montée de l'autoritarisme, de la démagogie et de l'intolérance.

Au même moment, Twitter mettait au jour une récente étude d'universitaires français, canadien et américain, lesquels ont examiné la relation entre les réseaux sociaux, comme chambres d’échos médiatiques, et le soutien au populisme, en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ces chercheurs ont conclu qu'il n’existait là sinon aucune relation, du moins aucune relation négative : les électeurs populistes étaient un peu plus susceptibles de fréquenter dans la vie réelle des personnes d'appartenances ethnique ou sociale similaires mais, sur Internet, ils n'étaient pas plus susceptibles que les autres électeurs de rester dans une chambre d’écho. Mieux, l'utilisation des réseaux sociaux s’est avérée fortement corrélée à une opposition à la campagne de Donald Trump.

Ce n’est pas la première étude à remettre en question le rôle prétendument central des réseaux sociaux dans l’histoire du populisme de droite. Peu de temps après son élection, des statisticiens des universités Brown et Stanford ont constaté que Trump avait été bien moins performant que Mitt Romney et John McCain parmi les électeurs qui tirent leurs informations du Net, alors que ceux qu’il avait convaincus étaient souvent les plus déconnectés.

Ces indices ne signifient pas que les rumeurs conspirationnistes qui se déploient en ligne n’ont aucune influence sur le populisme. Les gens sont peut-être plus vulnérables aux fausses nouvelles propagées sur Internet s’ils n’y surfent qu’occasionnellement. Le partisan lambda d'une cause quelconque peut facilement y devenir dingue. Et Cohen a raison de dire que des petites minorités de pervers, des pédophiles aux antisémites, utilisent les plateformes en ligne de façon sournoise – et que les géants de l’Internet s'abritent derrière la liberté d’expression pour s’affranchir de leurs responsabilité vis-à-vis de tout cela.

Mais soyons plus prudents s'agissant du narratif plus large sur lequel Sacha Baron Cohen fonde son propos, un narratif très répandu parmi les démocrates selon lequel « l'égout » des réseaux sociaux expliquerait tout, du climatoscepticisme au ressentiment contre les immigrés, où les trolls russes et les stars de YouTube seraient les acteurs les plus importants de l'ère populiste, et où la régulation de la liberté d'expression en ligne est présentée comme le principal moyen de restaurer l'ordre libéral.

De fait, les recherches précitées suggèrent un scénario différent : les couches éduquées et progressistes, qui sont elles-mêmes toujours plus connectées, confortablement installées dans leur propre bulle cognitive qu’elles ne cessent de renforcer, finissent par analyser le populisme par le biais de leur expérience numérique, même lorsque leur analyse est clairement défaillante.

Dans une récente contribution au Boston Review, Eitan Hersh, maître de conférences en sciences politiques à l’université Tufts, note que de nombreux Américains de gauche pratiquent la politique comme une sorte d'« amateurisme politique » surconnecté, dans lequel l’engagement dans le monde réel recule au profit d'un engagement incessant « derrière des écrans » d'ordinateur ou de smartphone.

Là, la centralité des écrans devient une donnée. Quand on passe tout son temps sur Twitter et Facebook, ces plateformes semblent entièrement expliquer l'attrait de l’extrême-droite. Et il suffirait de mieux réguler les réseaux sociaux pour traiter le cas Trump, en finir avec Marine Le Pen ou marginaliser Nigel Farage.

Mais si ceux d’en face sont en fait moins souvent connectés que vous, cette hypothèse vous conduit à commettre deux erreurs.

Un : vous finissez par ne plus voir les forces évidentes du monde réel qui font la force du populisme, en vous persuadant qu’un ajustement algorithmique ou un fact-checking plus efficace remédieront à des tendances profondes – stagnation économique, crise sociale ­– qui existeraient avec ou sans infox.

Deux : vous perdez de vue la façon dont votre propre bulle d’information est une force potentielle d’extrémisation­ – y compris aux yeux de ceux qui vous observent de l’extérieur, à qui elle donne du progressisme l’image d’un monde étouffant rempli d’idéologues sur-éduqués. Ainsi, l’actuelle primaire du Parti démocrate semble se dérouler dans la bulle des réseaux sociaux, la ligne progressiste y est faussée par l’infinité des boucles de réactions en ligne et les surenchères en cascade.

Ce qui ne signifie pas qu’actuellement le conservatisme ne soit pas passablement perverti lui-même, ou que les réseaux sociaux aient été bénéfiques pour la décence et le bon sens de la droite (rappelez-vous par où j’ai commencé : les réseaux sociaux sont mauvais pour tout). Mais ce qui cloche avec le conservatisme a tout autant à voir avec les vieux médias, émissions de radios ou plateaux de télévision, et avec l’isolement et la déconnexion du monde réel, qu’avec QAnon. Donald Trump doit sa (relative) capacité de résilience à l'inertie informationnelle des électeurs dans une période économique favorable, non à l’extrémisme inhérent à YouTube.

Et si ces électeurs sont l’enjeu de la bataille, alors toutes les stratégies des Démocrates seront insuffisantes, à moins que la gauche ne comprenne qu'avant de réguler les réseaux sociaux pour les autres, elle doit apprendre à résister à Internet.

 

Source : Ross Douthat, "Social Media and the Populist Moment", The New York Times, 23 novembre 2019 (tr. fr. : P. M. pour Conspiracy Watch).

 

Voir aussi :

Populisme : « les "théories du complot" permettent de diaboliser les élites »

Ces algorithmes qui favorisent la propagation des théories du complot : le cas YouTube

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