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Populisme : « les "théories du complot" permettent de diaboliser les élites »

Quel rôle le complotisme joue-t-il dans le populisme ? Alors que les éditions du Cerf viennent de faire paraître Le dictionnaire des populismes, sous la direction d'Olivier Dard, Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, Conspiracy Watch publie ici un extrait de la notice « complotisme » signée par le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff.*

"Le dictionnaire des populismes", sous la direction d'Olivier Dard, Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois (éd. du Cerf, 2019).

Au cours des deux dernières décennies, la crise des démocraties représentatives a parfois été interprétée comme l’indice d’un passage à la « post-démocratie », définie par la dissociation entre ce que fait un gouvernement et ce que les citoyens qui l’ont élu voudraient qu’il fît. Le mépris de la souveraineté populaire par une technocratie dénationalisée n’a cessé de se manifester. En témoigne l’annulation, par les élites européistes, du rejet par référendum du projet de traité constitutionnel européen (29 mai 2005). D’où, chez les citoyens-électeurs, le sentiment d’une trahison permanente des élites gouvernantes, qui alimente leur indignation, leur colère ou leur révolte, mais aussi leurs fantasmes, notamment l’idée d’un « complot contre les peuples ». Des fantasmes qui se nourrissent cependant de faits, liés à l’entre-soi, au cynisme et à la corruption des élites. Ce qu’on appelle « populisme » est avant tout une série de symptômes de cette crise et un ensemble informel de propositions, souvent floues et contradictoires, censées permettre de la surmonter.

Depuis les années 2000, nombreux sont les politistes qui caractérisent le populisme comme une idéologie conceptuellement « maigre » ou « mince » (thin), réductible à la vision sommaire d’une coupure entre un peuple « pur » ou vertueux et des élites corrompues, assortie de l’idée d’une « trahison » de ceux d’en bas par ceux d’en haut – ce qui se traduit souvent par une vision complotiste des dirigeants en place. Les « théories du complot » permettent en effet de diaboliser les élites, supposées illégitimes, en les assimilant à un groupe de conspirateurs ou aux agents d’une puissance occulte. À vrai dire, c’est là un résumé de ce qui se répétait chez certains spécialistes du phénomène depuis les années 1960, frappés par la pauvreté idéologique des mouvements dits populistes. C’est ce qui m’a conduit, au début des années 1990, à catégoriser le populisme comme un « style politique ».

Le « style » populiste implique un appel au peuple lancé par le leader : cet appel est personnel, il s’adresse au peuple tout entier –  à l’exception des élites illégitimes, soupçonnées de « comploter » –, il doit être direct et inciter au changement, lequel est imaginé comme une rupture purificatrice avec le présent (« le Système », supposé « corrompu »). Dans la rhétorique du nouveau populisme, à la dénonciation du système politique en place s’ajoute celle du « mondialisme »,  interprété comme un « complot » contre les peuples et les nations. L’anti-élitisme et l’antimondialisme forment un cercle vicieux, s’alimentant de l’imaginaire conspirationniste. En ce sens, le « style » populiste est inséparable du « style paranoïaque » en politique, qui se nourrit du ressentiment.

On connaît depuis les années 1990 la toile de fond de l’insurrection des « gilets jaunes » qui a suscité, en même temps que de l’enthousiasme chez certains, une vague de panique morale chez les autres : la perte de confiance croissante dans la démocratie libérale ou représentative, s’accompagnant soit d’une dépolitisation, soit d’une flambée d’utopisme autour de la demande d’une démocratie participative. Cette crise de confiance, mise en évidence par de nombreuses enquêtes d’opinion, est une crise de la démocratie représentative, qui va de pair avec la perte de crédibilité des élites en général, laquelle suscite des révoltes contre les élites dirigeantes jugées étrangères et hostiles au « peuple » et dénoncées comme corrompues. On peut décider de voir dans cet antiélitisme un indice de « populisme ».

Or, c’est un fait attesté que l’extrême défiance de secteurs importants de la population, en particulier en France, vis-à-vis du personnel politique, des médias et des experts « officiels » se traduit par des croyances complotistes. Les élites visibles sont accusées d’être étrangères au peuple et de poursuivre leurs seuls intérêts, contraires au bien commun. Et elles sont aussi accusées d’être de connivence entre elles et d’agir en secret pour asseoir, préserver ou étendre leur domination, bref, de conspirer. Le schème de ces accusations est bien connu : les élites complotent contre les peuples qu’elles trompent, oppriment et exploitent. Elles formeraient ainsi une oligarchie transnationale. Les « ennemis du peuple » sont  réinventés. Voilà qui présuppose que non seulement le peuple est sage et bon, mais qu’il a toujours raison. C’est là en faire une entité collective admirable et intrinsèquement respectable. Présupposé naïf, qui témoigne d’une mythologisation du peuple, érigé en une sorte de communauté des meilleurs, disons, une nouvelle aristocratie.

Le complot des élites est souvent imaginé comme mondial et lié à la mondialisation (dite libérale ou capitaliste), et, en tant que tel, dénoncé surtout par les militants ou les sympathisants des partis d’extrême droite ou d’extrême gauche, qu’on a aujourd’hui tendance à qualifier de « populistes ». La nouveauté rhétorique est qu’ils se qualifient parfois eux-mêmes de « populistes », retournant et revendiquant ainsi le stigmate.

La révolte contre les élites est à l’ordre du jour. La diabolisation desdites élites tout autant, comme si elles formaient une population homogène et intrinsèquement corrompue, face à un peuple non moins homogène, mais quant à lui supposé « sain » et « honnête ». Vision manichéenne qui essentialise « les élites » non moins que « le peuple », celui-ci angélisé, celles-là diabolisées. C’est là mythologiser la question, en la simplifiant à outrance. Toutes les élites, du pouvoir comme de l’intelligence, ne sont bien sûr pas corrompues, et tous « ceux d’en bas » ne sont pas des anges. Le peuple-bisounours ne fait rêver que les aveugles volontaires, qu’ils soient révolutionnaires ou réactionnaires. Quant à la « libération de la parole », au nom de la sainte ou de la juste colère, elle peut faire s’envoler les groupes en effervescence vers de nouveaux lendemains qui chantent, ou bien, plus prosaïquement, initier un déferlement de propos injurieux ou diffamatoires et des rafales d’appels à la haine ou à la violence contre les « mauvais » sujets ou des ennemis fantasmés.

Ce que les élites ont d’abord en commun aux yeux de leurs ennemis, c’est la connivence. L’accusation de connivence implique l’idée d’une certaine complicité entre les élites dirigeantes, qui se partagent le pouvoir et les richesses, et dont la conséquence est la perversion ou la destruction du jeu méritocratique, ce qui engendre des discriminations et plus largement de l’injustice sociale. L’accusation n’est nullement délirante en tant que telle, elle peut se fonder sur des arguments solides, et avancer des preuves empiriques, mais elle peut aussi dériver vers le soupçon plus ou moins paranoïaque, et prendre la forme d’une vision complotiste (« ils s’entendent tous pour nous tromper », « nous plumer », etc.). On retrouve la vision d’un « système » avec une scène visible (où se donnent en spectacle les groupes politiques concurrents) et des coulisses (où se nouent des ententes et se trament des complots). Bref, les élites mentent et le « système » est intrinsèquement trompeur : tel est le premier argument polémique. Son efficacité symbolique vient de ce qu’il mêle d’une façon inextricable des faits avérés de connivence à des fantasmes, à des accusations fausses ou mensongères. Il est donc particulièrement difficile à contrer.

Les élites sont dénoncées ensuite en ce qu’elles sont perçues, souvent à juste titre, comme appartenant fondamentalement à une communauté transnationale, étrangère aux peuples et méprisant les citoyens ordinaires. Quand le peuple vote mal, les gouvernants supposés éclairés savent corriger le tir par des artifices d’ordre juridique. Les élites en place ne se sentent pas tenues de respecter la volonté des citoyens. Dans la hiérarchie des cercles d’appartenance qui leur est propre (ou qui leur est prêtée), l’appartenance nationale est secondaire. C’est en cela qu’elles violeraient l’un des principes constitutifs de la démocratie moderne, qui suppose le cadre de l’État-nation. Elles apparaissent dès lors comme plus ou moins étrangères aux communautés de citoyens que sont les nations dotées d’un toit étatique. La souveraineté nationale et l’identité historico-culturelle de la nation leur paraissent se réduire à des survivances déplorables d’un passé dépassé. Constituant une caste transnationale, les « élites mondialisées et déterritorialisées » sont devenues à la fois étrangères et hostiles aux appartenances nationales. C’est pourquoi elles peuvent être visées par une forme spécifique de xénophobie : le parti des élites devient le parti de l’étranger. Ou encore le parti des traîtres et des déserteurs de la patrie.

Associée à l’accusation de corruption lancée contre les élites, on trouve souvent celle de conspiration des élites contre « le peuple » ou « les peuples ». En France, d’après une enquête réalisée par l’Ifop en décembre 2018, cette vision complotiste des élites (gouvernants, dominants, dirigeants, etc.) et, d’une façon générale, les croyances complotistes sont plus répandues chez les moins de 35 ans, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées, qui votent plus que la moyenne pour les extrêmes. En outre, sachant que les « gilets jaunes » sont majoritairement issus de la « France périphérique » – celle des catégories modestes, précarisées, des « perdants de la mondialisation » –, il s’avère que la porosité de ces derniers et de leurs sympathisants aux thématiques complotistes est nettement plus élevée que dans le reste de la population. Chez « ceux d’en bas », le complotisme va de pair avec une forte défiance à l’égard des élites et des médias traditionnels et avec un scepticisme croissant vis-à-vis des « bienfaits » de la mondialisation, aux valeurs et aux normes de laquelle les élites appellent les peuples à s’adapter pour ne pas disparaître. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que « populisme » rime avec complotisme et avec « antimondialisme ». Mais cette observation est loin d’épuiser la question complexe du populisme.

Tout leader populiste s’adressant au peuple prétend lui désigner ses véritables ennemis, ceux d’en haut (les élites illégitimes), ceux d’alentour (« le système ») ou ceux d’ailleurs ou venant d’ailleurs (les étrangers hostiles, les immigrés envahisseurs), et plus particulièrement les ennemis cachés à l’intérieur du corps national – d’où la vision conspirationniste, illustrée par telle ou telle « théorie du complot », qu’on rencontre ordinairement dans les discours ou les écrits des leaders populistes. Rappelons que le modèle historique du complot antinational est le complot juif ou judéomaçonnique (ou encore judéo-bolchevique), qu’on ne trouve plus que marginalement chez les leaders nationaux-populistes en Europe de l’Ouest, ce qui n’est pas le cas à l’Est : Hongrie, Pologne, Roumanie, etc., où les ethno-populismes continuent d’être idéologiquement structurés par la mythologie de l’ennemi « judéo-maçon » et « judéo-communiste ».

Quant à l’antiaméricanisme, le plus souvent lié à un « antisionisme » virulent,  il se rencontre dans toutes les formes, de gauche et de droite, du nouveau populisme. L’anti-élitisme y prend ordinairement la forme classique de la théorie du complot (« On nous ment ; on nous trompe ; on nous mène en bateau »), sur la base de la conviction  que le peuple est la victime d’un complot organisé contre lui par « ceux d’en haut » ou « ceux d’ailleurs » (ou de nulle part), les élites transnationales ou cosmopolites,  censées incarner le mal politique. L’anti-élitisme dérive souvent vers le conspirationnisme : le « mondialisme » est imaginé comme la source de tous les maux de l’humanité.

 

Bibliographie

Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, tr. fr. J. Charnay, préface de Ph. Raynaud, Paris, François Bourin Éditeurs, 2012.

Pierre-André Taguieff, Court Traité de complotologie, suivi de Le « Complot judéo-maçonnique » : fabrication d’un mythe apocalyptique moderne, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013 ; La Revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015.

 

* Merci aux éditions du Cerf et à Pierre-André Taguieff de nous autoriser à reproduire ce texte en exclusivité.

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"Le dictionnaire des populismes", sous la direction d'Olivier Dard, Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois (éd. du Cerf, 2019).

Au cours des deux dernières décennies, la crise des démocraties représentatives a parfois été interprétée comme l’indice d’un passage à la « post-démocratie », définie par la dissociation entre ce que fait un gouvernement et ce que les citoyens qui l’ont élu voudraient qu’il fît. Le mépris de la souveraineté populaire par une technocratie dénationalisée n’a cessé de se manifester. En témoigne l’annulation, par les élites européistes, du rejet par référendum du projet de traité constitutionnel européen (29 mai 2005). D’où, chez les citoyens-électeurs, le sentiment d’une trahison permanente des élites gouvernantes, qui alimente leur indignation, leur colère ou leur révolte, mais aussi leurs fantasmes, notamment l’idée d’un « complot contre les peuples ». Des fantasmes qui se nourrissent cependant de faits, liés à l’entre-soi, au cynisme et à la corruption des élites. Ce qu’on appelle « populisme » est avant tout une série de symptômes de cette crise et un ensemble informel de propositions, souvent floues et contradictoires, censées permettre de la surmonter.

Depuis les années 2000, nombreux sont les politistes qui caractérisent le populisme comme une idéologie conceptuellement « maigre » ou « mince » (thin), réductible à la vision sommaire d’une coupure entre un peuple « pur » ou vertueux et des élites corrompues, assortie de l’idée d’une « trahison » de ceux d’en bas par ceux d’en haut – ce qui se traduit souvent par une vision complotiste des dirigeants en place. Les « théories du complot » permettent en effet de diaboliser les élites, supposées illégitimes, en les assimilant à un groupe de conspirateurs ou aux agents d’une puissance occulte. À vrai dire, c’est là un résumé de ce qui se répétait chez certains spécialistes du phénomène depuis les années 1960, frappés par la pauvreté idéologique des mouvements dits populistes. C’est ce qui m’a conduit, au début des années 1990, à catégoriser le populisme comme un « style politique ».

Le « style » populiste implique un appel au peuple lancé par le leader : cet appel est personnel, il s’adresse au peuple tout entier –  à l’exception des élites illégitimes, soupçonnées de « comploter » –, il doit être direct et inciter au changement, lequel est imaginé comme une rupture purificatrice avec le présent (« le Système », supposé « corrompu »). Dans la rhétorique du nouveau populisme, à la dénonciation du système politique en place s’ajoute celle du « mondialisme »,  interprété comme un « complot » contre les peuples et les nations. L’anti-élitisme et l’antimondialisme forment un cercle vicieux, s’alimentant de l’imaginaire conspirationniste. En ce sens, le « style » populiste est inséparable du « style paranoïaque » en politique, qui se nourrit du ressentiment.

On connaît depuis les années 1990 la toile de fond de l’insurrection des « gilets jaunes » qui a suscité, en même temps que de l’enthousiasme chez certains, une vague de panique morale chez les autres : la perte de confiance croissante dans la démocratie libérale ou représentative, s’accompagnant soit d’une dépolitisation, soit d’une flambée d’utopisme autour de la demande d’une démocratie participative. Cette crise de confiance, mise en évidence par de nombreuses enquêtes d’opinion, est une crise de la démocratie représentative, qui va de pair avec la perte de crédibilité des élites en général, laquelle suscite des révoltes contre les élites dirigeantes jugées étrangères et hostiles au « peuple » et dénoncées comme corrompues. On peut décider de voir dans cet antiélitisme un indice de « populisme ».

Or, c’est un fait attesté que l’extrême défiance de secteurs importants de la population, en particulier en France, vis-à-vis du personnel politique, des médias et des experts « officiels » se traduit par des croyances complotistes. Les élites visibles sont accusées d’être étrangères au peuple et de poursuivre leurs seuls intérêts, contraires au bien commun. Et elles sont aussi accusées d’être de connivence entre elles et d’agir en secret pour asseoir, préserver ou étendre leur domination, bref, de conspirer. Le schème de ces accusations est bien connu : les élites complotent contre les peuples qu’elles trompent, oppriment et exploitent. Elles formeraient ainsi une oligarchie transnationale. Les « ennemis du peuple » sont  réinventés. Voilà qui présuppose que non seulement le peuple est sage et bon, mais qu’il a toujours raison. C’est là en faire une entité collective admirable et intrinsèquement respectable. Présupposé naïf, qui témoigne d’une mythologisation du peuple, érigé en une sorte de communauté des meilleurs, disons, une nouvelle aristocratie.

Le complot des élites est souvent imaginé comme mondial et lié à la mondialisation (dite libérale ou capitaliste), et, en tant que tel, dénoncé surtout par les militants ou les sympathisants des partis d’extrême droite ou d’extrême gauche, qu’on a aujourd’hui tendance à qualifier de « populistes ». La nouveauté rhétorique est qu’ils se qualifient parfois eux-mêmes de « populistes », retournant et revendiquant ainsi le stigmate.

La révolte contre les élites est à l’ordre du jour. La diabolisation desdites élites tout autant, comme si elles formaient une population homogène et intrinsèquement corrompue, face à un peuple non moins homogène, mais quant à lui supposé « sain » et « honnête ». Vision manichéenne qui essentialise « les élites » non moins que « le peuple », celui-ci angélisé, celles-là diabolisées. C’est là mythologiser la question, en la simplifiant à outrance. Toutes les élites, du pouvoir comme de l’intelligence, ne sont bien sûr pas corrompues, et tous « ceux d’en bas » ne sont pas des anges. Le peuple-bisounours ne fait rêver que les aveugles volontaires, qu’ils soient révolutionnaires ou réactionnaires. Quant à la « libération de la parole », au nom de la sainte ou de la juste colère, elle peut faire s’envoler les groupes en effervescence vers de nouveaux lendemains qui chantent, ou bien, plus prosaïquement, initier un déferlement de propos injurieux ou diffamatoires et des rafales d’appels à la haine ou à la violence contre les « mauvais » sujets ou des ennemis fantasmés.

Ce que les élites ont d’abord en commun aux yeux de leurs ennemis, c’est la connivence. L’accusation de connivence implique l’idée d’une certaine complicité entre les élites dirigeantes, qui se partagent le pouvoir et les richesses, et dont la conséquence est la perversion ou la destruction du jeu méritocratique, ce qui engendre des discriminations et plus largement de l’injustice sociale. L’accusation n’est nullement délirante en tant que telle, elle peut se fonder sur des arguments solides, et avancer des preuves empiriques, mais elle peut aussi dériver vers le soupçon plus ou moins paranoïaque, et prendre la forme d’une vision complotiste (« ils s’entendent tous pour nous tromper », « nous plumer », etc.). On retrouve la vision d’un « système » avec une scène visible (où se donnent en spectacle les groupes politiques concurrents) et des coulisses (où se nouent des ententes et se trament des complots). Bref, les élites mentent et le « système » est intrinsèquement trompeur : tel est le premier argument polémique. Son efficacité symbolique vient de ce qu’il mêle d’une façon inextricable des faits avérés de connivence à des fantasmes, à des accusations fausses ou mensongères. Il est donc particulièrement difficile à contrer.

Les élites sont dénoncées ensuite en ce qu’elles sont perçues, souvent à juste titre, comme appartenant fondamentalement à une communauté transnationale, étrangère aux peuples et méprisant les citoyens ordinaires. Quand le peuple vote mal, les gouvernants supposés éclairés savent corriger le tir par des artifices d’ordre juridique. Les élites en place ne se sentent pas tenues de respecter la volonté des citoyens. Dans la hiérarchie des cercles d’appartenance qui leur est propre (ou qui leur est prêtée), l’appartenance nationale est secondaire. C’est en cela qu’elles violeraient l’un des principes constitutifs de la démocratie moderne, qui suppose le cadre de l’État-nation. Elles apparaissent dès lors comme plus ou moins étrangères aux communautés de citoyens que sont les nations dotées d’un toit étatique. La souveraineté nationale et l’identité historico-culturelle de la nation leur paraissent se réduire à des survivances déplorables d’un passé dépassé. Constituant une caste transnationale, les « élites mondialisées et déterritorialisées » sont devenues à la fois étrangères et hostiles aux appartenances nationales. C’est pourquoi elles peuvent être visées par une forme spécifique de xénophobie : le parti des élites devient le parti de l’étranger. Ou encore le parti des traîtres et des déserteurs de la patrie.

Associée à l’accusation de corruption lancée contre les élites, on trouve souvent celle de conspiration des élites contre « le peuple » ou « les peuples ». En France, d’après une enquête réalisée par l’Ifop en décembre 2018, cette vision complotiste des élites (gouvernants, dominants, dirigeants, etc.) et, d’une façon générale, les croyances complotistes sont plus répandues chez les moins de 35 ans, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées, qui votent plus que la moyenne pour les extrêmes. En outre, sachant que les « gilets jaunes » sont majoritairement issus de la « France périphérique » – celle des catégories modestes, précarisées, des « perdants de la mondialisation » –, il s’avère que la porosité de ces derniers et de leurs sympathisants aux thématiques complotistes est nettement plus élevée que dans le reste de la population. Chez « ceux d’en bas », le complotisme va de pair avec une forte défiance à l’égard des élites et des médias traditionnels et avec un scepticisme croissant vis-à-vis des « bienfaits » de la mondialisation, aux valeurs et aux normes de laquelle les élites appellent les peuples à s’adapter pour ne pas disparaître. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que « populisme » rime avec complotisme et avec « antimondialisme ». Mais cette observation est loin d’épuiser la question complexe du populisme.

Tout leader populiste s’adressant au peuple prétend lui désigner ses véritables ennemis, ceux d’en haut (les élites illégitimes), ceux d’alentour (« le système ») ou ceux d’ailleurs ou venant d’ailleurs (les étrangers hostiles, les immigrés envahisseurs), et plus particulièrement les ennemis cachés à l’intérieur du corps national – d’où la vision conspirationniste, illustrée par telle ou telle « théorie du complot », qu’on rencontre ordinairement dans les discours ou les écrits des leaders populistes. Rappelons que le modèle historique du complot antinational est le complot juif ou judéomaçonnique (ou encore judéo-bolchevique), qu’on ne trouve plus que marginalement chez les leaders nationaux-populistes en Europe de l’Ouest, ce qui n’est pas le cas à l’Est : Hongrie, Pologne, Roumanie, etc., où les ethno-populismes continuent d’être idéologiquement structurés par la mythologie de l’ennemi « judéo-maçon » et « judéo-communiste ».

Quant à l’antiaméricanisme, le plus souvent lié à un « antisionisme » virulent,  il se rencontre dans toutes les formes, de gauche et de droite, du nouveau populisme. L’anti-élitisme y prend ordinairement la forme classique de la théorie du complot (« On nous ment ; on nous trompe ; on nous mène en bateau »), sur la base de la conviction  que le peuple est la victime d’un complot organisé contre lui par « ceux d’en haut » ou « ceux d’ailleurs » (ou de nulle part), les élites transnationales ou cosmopolites,  censées incarner le mal politique. L’anti-élitisme dérive souvent vers le conspirationnisme : le « mondialisme » est imaginé comme la source de tous les maux de l’humanité.

 

Bibliographie

Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, tr. fr. J. Charnay, préface de Ph. Raynaud, Paris, François Bourin Éditeurs, 2012.

Pierre-André Taguieff, Court Traité de complotologie, suivi de Le « Complot judéo-maçonnique » : fabrication d’un mythe apocalyptique moderne, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013 ; La Revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015.

 

* Merci aux éditions du Cerf et à Pierre-André Taguieff de nous autoriser à reproduire ce texte en exclusivité.

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Pierre-André Taguieff
Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff a publié de très nombreux travaux sur le conspirationnisme et l'antisémitisme. On peut citer notamment La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme (Fayard/Mille et une nuits, 2005), Court Traité de complotologie (Fayard/Mille et une nuits, 2013), Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (éditions Hermann, 2020) ou encore Théories du complot : populisme et complotisme (Entremises éditions, 2023).
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