La traduction en langue française du Style paranoïaque (François Bourin Editeur), le maître ouvrage de l’historien américain Richard Hofstadter (1916-1970), vient enfin de paraître. L’occasion de (re-) découvrir un véritable « classique », qui continue d’offrir matière à réflexion à tous ceux que la prolifération des théories du complot inquiète.
Lire les bonnes feuilles ici et là.
Récipiendaire à deux reprises du prix Pulitzer, professeur à l’université Columbia de New York, Hofstadter a durablement marqué le paysage intellectuel américain. Ses études sur l’imaginaire du complot et la droite américaine, qui ont été réunies pour la première fois en 1965 sous le titre The Paranoid Style in American Politics, font figure de travaux pionniers dans l’approche de la mentalité conspirationniste. Aucun texte autre que celui-ci n’est d’ailleurs aussi systématiquement cité dans la littérature universitaire sur les théories du complot.
Mais pour Julien Charnay, l'éditeur du Style paranoïaque (publié dans la collection "Washington Square" qu'il a créée chez François Bourin), le succès de l’ouvrage dépasse largement les cercles savants :
« Bien au-delà du monde académique stricto sensu, le livre fait l’objet aux Etats-Unis d’un véritable culte dans le monde intellectuel new yorkais. Mais aussi dans les milieux littéraires, chez les amateurs de Don DeLillo, Thomas Pynchon ou encore Philip Roth, des écrivains qui abordent le thème de la paranoïa dans leurs romans ».
Sans doute faut-il chercher le secret de cette extraordinaire longévité dans la manière dont Hofstadter a su saisir et fixer les principaux traits du paranoïaque avide de théories du complot : un portrait à la fois honnête, précis et, disons-le, non dénué d’une certaine dose d’ironie. Comment pourrait-il en être autrement dès lors qu’il s’agit de rendre compte des représentations du monde d’individus qui se persuadent – et tentent de persuader les autres – que le président des Etats-Unis est un agent communiste, que les Nations unies sont sur le point de prendre le contrôle de leur gouvernement, ou que des milliers de soldats chinois postés à la frontière mexicaine et « camouflés dans des uniformes de couleur bleu poudre » se tiennent prêts à envahir le pays ?
Une présomption de naïveté, qui tourne vite à la suspicion, pèse sur quiconque s’emploie, à l’heure actuelle, à critiquer les théories du complot, si bien que toute réflexion sur le sujet commence par la formulation d’un truisme du type : « oui, les complots existent ». D’aucuns croient même devoir renvoyer dos à dos « ceux qui voient des complots partout » et « ceux qui n’en voient nulle part ». Lire Hofstadter aujourd’hui permet de prendre la mesure du niveau affligeant auquel nous ramènent quelques graphomanes pressés et bruyants, plus soucieux de trouver des excuses aux adeptes du style paranoïaque que véritablement inquiets de la résurgence de cette authentique pathologie politique. Car il y a cinquante ans, Richard Hofstadter tranchait la question en convenant qu’il a « bien existé des actes de conspiration au cours de l’histoire et que ce n’est pas être paranoïaque que de prendre acte de leur présence ». Mais, poursuivait-il en substance, il n’y a pas une différence de degrés mais une différence de nature entre le fait de repérer des complots ça et là dans l’histoire, et celui d’envisager que l’histoire puisse avoir pour moteur « une vaste et gigantesque conspiration (…) ourdie par des forces démoniaques dotées d’une puissance quasi transcendante ».
Dès lors que le secret est inhérent à toute stratégie politique, l’existence de complots, d’ententes discrètes, de machinations au service d’intérêts cachés, ne peut jamais être complètement exclue. Mais en historien des idées, c’est moins les complots réels qui intéressent Hofstadter que « la dimension non rationnelle de la politique » : les mythes, les fantasmes, les représentations qui, il faut y insister, ne font pas moins l’histoire que ne la font les conspirations – dans le sens où « tout ce qui est secret peut souvent être présenté sans trop exagérer comme relevant d’une conspiration ». Hofstadter appréhende ainsi la politique comme un univers où se déploient des styles rhétoriques, des postures symboliques, des systèmes de croyances qu’il convient d’étudier pour ce qu’ils sont et pour le rôle crucial qu’ils jouent dans l’histoire. « La politique, écrit-il, est aussi une arène où sont projetés des sentiments et des pulsions n’ayant que très peu de rapports avec les enjeux manifestes. (…) La compétition politique elle-même est profondément influencée par la manière dont elle est perçue, ressentie ».
Lorsque Richard Hofstadter publie The Paranoid Style in American Politics, la parenthèse maccarthyste s’est refermée. Non sans avoir laissé dans son sillage un conspirationnisme contestataire qui imprime sa marque à la campagne de Barry Goldwater, le candidat républicain aux élections présidentielles de 1964. Les partisans de Goldwater, dont certains militent à la John Birch Society, une organisation anticommuniste fondée par un « prospère fabricant de bonbons à la retraite », développent alors une rhétorique particulièrement véhémente. Pour la caractériser, Hofstadter se voit contraint de piocher dans le champ sémantique de la paranoïa clinique, introduisant une distinction claire entre celle-ci et la paranoïa de type politique qui l’intéresse :
« À vrai dire, la notion même de style paranoïaque n’aurait que peu de valeur historique ou de pertinence pour nous actuellement si elle n’était appliquée qu’à des personnes profondément déséquilibrées. C’est l’usage même de modes d’expression paranoïaques par des individus plus ou moins équilibrés qui donne toute son importance au phénomène ».Tout en se réclamant de la tradition conservatrice, cette droite radicale est engagée dans une révolte « pseudo-conservatrice », qualificatif qu’Hofstadter emprunte à Theodore Adorno et à ses Etudes sur la personnalité autoritaire. « Assez étrangers à l’esprit de modération et de compromis associé au vrai conservatisme », ces « pseudo-conservateurs », explique Hofstadter, « présentent les signes d’une insatisfaction profonde et perpétuelle vis-à-vis de la société américaine, de ses traditions et de ses institutions ».Remontant jusqu’au XVIIIe siècle, Hofstadter montre que, qu’elle que soit la forme qu’elle prend dans l’histoire des Etats-Unis (antimaçonnisme, anticatholicisme, anticommunisme, antisémitisme…), la peur du Complot s’exprime selon des invariants rhétoriques bien précis. L’analogie avec notre époque s’impose d’elle-même au lecteur tant le livre d’Hofstadter entre en résonnance avec notre actualité la plus immédiate. Comment, en effet, ne pas faire un parallèle entre les spéculations exaltées de la John Birch Society et les philippiques complotistes du Tea Party lancées contre l’Administration Obama ? Et comment ne pas penser à des figures comme celles de l’Américain Lyndon LaRouche (dont l’organisation édite des affiches affublant Barack Obama des moustaches d’Hitler) ou du Français Thierry Meyssan dans la description hofstadterienne de ces « leaders de groupes pseudo-conservateurs [qui] trouvent dans cette activité de propagande un moyen de subsistance, transformant ainsi leur tendance à la paranoïa en atout professionnel » ? « Peut-être, poursuit l’historien facétieux, l’une des formes de thérapie par le travail les plus perverses qu’ait connues l’homme » !
Le Style paranoïaque est « un de ces livres sources auxquels on trouve une actualité toujours renouvelée, très au-delà du contexte où ils ont été écrits » écrit le politologue Philippe Raynaud dans sa préface à l’édition française. Auteure de La Société parano (Payot, 2005), la sociologue Véronique Campion-Vincent considère elle aussi que « l’analyse d’Hofstadter a conservé une forte valeur prédictive. Les conditions sociales des années soixante et d’aujourd’hui sont bien différentes : hier prospérité économique et omniprésence de la menace communiste, aujourd’hui crise économique, disparition du communisme mais ubiquité des menaces. Le style paranoïaque est pourtant encore plus présent aujourd’hui, au point d’être devenu un "tic" s’appliquant même aux désastres naturels ».
Un style dont la droite n’a pas le monopole. Car s’il constitue « un trait commun aux nationalismes frustrés et au fascisme », Hofstadter note « que l’on en trouve souvent trace dans la presse de gauche ». Examinant « l’importance particulière attachée à la figure du renégat de la cause ennemie » dans la rhétorique paranoïaque, l’historien note que les mouvements extrémistes font par exemple une place de choix à ces « ex-communistes passés rapidement de la gauche paranoïaque à la droite paranoïaque sans jamais rompre avec la psychologie fondamentalement manichéenne qui sous-tend les deux courants ». Car le paranoïaque se tient prêt à livrer un combat dans lequel s’opposent le Bien et le Mal. « D’après cette vision du monde, nos problèmes [ne sont] en définitive que d’ordre moral ; bien plus que cela : la vie morale n’est ni complexe ni difficile, elle ne connaît ni vicissitudes ni confusion ; elle est fondamentalement simple ».
Le paranoïaque imagine ainsi son ennemi sous les traits d’un être amoral, dépravé, qui jouit et tire profit des souffrances qu’il provoque grâce à l’immense pouvoir dont il dispose. Face à un tel adversaire, chaque victoire n’est qu’un succès relatif qui renforce incessamment la frustration du conspirationniste et accroît encore son ressentiment. Ressentiment paradoxal car c’est au nom de la démocratie qu’il sape les fondements même de la démocratie :
« Un élément essentiel de la vision du monde défendue par les "pseudo-conservateurs" est cette idée que les présidents récents sont des hommes aux intentions diaboliques qui conspirent contre le bien public. Cette vision a non seulement pour conséquence de discréditer les chefs d’État, mais elle conduit, bien au-delà, à remettre en question la validité d’un système politique qui ne cesse de porter de tels hommes au pouvoir ».
« Réflexion inquiète sur les conditions d’un débat politique civilisé », comme l’écrit Philippe Raynaud, Le Style paranoïaque ne limite pas son propos aux temps modernes ou au seul exemple américain. Pour Hofstadter, la paranoïa politique comme disposition d’esprit constitue ainsi un phénomène récurrent à travers le temps et l’espace, qu’il n’hésite pas à rapprocher de la structure psychologique observable dans les sectes millénaristes médiévales étudiées par Norman Cohn dans Les Fanatiques de l’Apocalypse (1957). C’est pourquoi « l’adepte du discours paranoïaque (…) a toujours le sentiment de se trouver face à un tournant majeur : c’est maintenant ou jamais que la résistance à la conspiration doit s’organiser. Il s’agit toujours du dernier moment possible pour agir ». Light on Masonry, le manuel de référence de la littérature antimaçonnique américaine au XIXe siècle, affirmait par exemple que la franc-maçonnerie représentait un danger « des plus imminents, car au cours de son histoire, l’homme n’a jamais fait l’expérience d’une conspiration de telle envergure, mobilisant autant d’individus, si soigneusement organisée pour semer la confusion. Bien que mise au jour, cette conspiration se maintient dans sa toute-puissance ».
Les lignes qui précèdent, écrites il y a près de deux siècles, sont-elles vraiment si différentes de ce que l’on peut trouver sur Internet aujourd’hui ? La véritable urgence ne réside-t-elle pas alors dans la déconstruction et la mise en perspective historique de ces poussées de fièvre paranoïaque ? Une chose est sûre : dans cette entreprise interminable, Hofstadter continue de nous être d’un précieux secours.
Le style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, de Richard Hofstadter, préface de Philippe Raynaud, François Bourin Editeur, collection « Washington Square » (dir. Julien Charnay).
La traduction en langue française du Style paranoïaque (François Bourin Editeur), le maître ouvrage de l’historien américain Richard Hofstadter (1916-1970), vient enfin de paraître. L’occasion de (re-) découvrir un véritable « classique », qui continue d’offrir matière à réflexion à tous ceux que la prolifération des théories du complot inquiète.
Lire les bonnes feuilles ici et là.
Récipiendaire à deux reprises du prix Pulitzer, professeur à l’université Columbia de New York, Hofstadter a durablement marqué le paysage intellectuel américain. Ses études sur l’imaginaire du complot et la droite américaine, qui ont été réunies pour la première fois en 1965 sous le titre The Paranoid Style in American Politics, font figure de travaux pionniers dans l’approche de la mentalité conspirationniste. Aucun texte autre que celui-ci n’est d’ailleurs aussi systématiquement cité dans la littérature universitaire sur les théories du complot.
Mais pour Julien Charnay, l'éditeur du Style paranoïaque (publié dans la collection "Washington Square" qu'il a créée chez François Bourin), le succès de l’ouvrage dépasse largement les cercles savants :
« Bien au-delà du monde académique stricto sensu, le livre fait l’objet aux Etats-Unis d’un véritable culte dans le monde intellectuel new yorkais. Mais aussi dans les milieux littéraires, chez les amateurs de Don DeLillo, Thomas Pynchon ou encore Philip Roth, des écrivains qui abordent le thème de la paranoïa dans leurs romans ».
Sans doute faut-il chercher le secret de cette extraordinaire longévité dans la manière dont Hofstadter a su saisir et fixer les principaux traits du paranoïaque avide de théories du complot : un portrait à la fois honnête, précis et, disons-le, non dénué d’une certaine dose d’ironie. Comment pourrait-il en être autrement dès lors qu’il s’agit de rendre compte des représentations du monde d’individus qui se persuadent – et tentent de persuader les autres – que le président des Etats-Unis est un agent communiste, que les Nations unies sont sur le point de prendre le contrôle de leur gouvernement, ou que des milliers de soldats chinois postés à la frontière mexicaine et « camouflés dans des uniformes de couleur bleu poudre » se tiennent prêts à envahir le pays ?
Une présomption de naïveté, qui tourne vite à la suspicion, pèse sur quiconque s’emploie, à l’heure actuelle, à critiquer les théories du complot, si bien que toute réflexion sur le sujet commence par la formulation d’un truisme du type : « oui, les complots existent ». D’aucuns croient même devoir renvoyer dos à dos « ceux qui voient des complots partout » et « ceux qui n’en voient nulle part ». Lire Hofstadter aujourd’hui permet de prendre la mesure du niveau affligeant auquel nous ramènent quelques graphomanes pressés et bruyants, plus soucieux de trouver des excuses aux adeptes du style paranoïaque que véritablement inquiets de la résurgence de cette authentique pathologie politique. Car il y a cinquante ans, Richard Hofstadter tranchait la question en convenant qu’il a « bien existé des actes de conspiration au cours de l’histoire et que ce n’est pas être paranoïaque que de prendre acte de leur présence ». Mais, poursuivait-il en substance, il n’y a pas une différence de degrés mais une différence de nature entre le fait de repérer des complots ça et là dans l’histoire, et celui d’envisager que l’histoire puisse avoir pour moteur « une vaste et gigantesque conspiration (…) ourdie par des forces démoniaques dotées d’une puissance quasi transcendante ».
Dès lors que le secret est inhérent à toute stratégie politique, l’existence de complots, d’ententes discrètes, de machinations au service d’intérêts cachés, ne peut jamais être complètement exclue. Mais en historien des idées, c’est moins les complots réels qui intéressent Hofstadter que « la dimension non rationnelle de la politique » : les mythes, les fantasmes, les représentations qui, il faut y insister, ne font pas moins l’histoire que ne la font les conspirations – dans le sens où « tout ce qui est secret peut souvent être présenté sans trop exagérer comme relevant d’une conspiration ». Hofstadter appréhende ainsi la politique comme un univers où se déploient des styles rhétoriques, des postures symboliques, des systèmes de croyances qu’il convient d’étudier pour ce qu’ils sont et pour le rôle crucial qu’ils jouent dans l’histoire. « La politique, écrit-il, est aussi une arène où sont projetés des sentiments et des pulsions n’ayant que très peu de rapports avec les enjeux manifestes. (…) La compétition politique elle-même est profondément influencée par la manière dont elle est perçue, ressentie ».
Lorsque Richard Hofstadter publie The Paranoid Style in American Politics, la parenthèse maccarthyste s’est refermée. Non sans avoir laissé dans son sillage un conspirationnisme contestataire qui imprime sa marque à la campagne de Barry Goldwater, le candidat républicain aux élections présidentielles de 1964. Les partisans de Goldwater, dont certains militent à la John Birch Society, une organisation anticommuniste fondée par un « prospère fabricant de bonbons à la retraite », développent alors une rhétorique particulièrement véhémente. Pour la caractériser, Hofstadter se voit contraint de piocher dans le champ sémantique de la paranoïa clinique, introduisant une distinction claire entre celle-ci et la paranoïa de type politique qui l’intéresse :
« À vrai dire, la notion même de style paranoïaque n’aurait que peu de valeur historique ou de pertinence pour nous actuellement si elle n’était appliquée qu’à des personnes profondément déséquilibrées. C’est l’usage même de modes d’expression paranoïaques par des individus plus ou moins équilibrés qui donne toute son importance au phénomène ».Tout en se réclamant de la tradition conservatrice, cette droite radicale est engagée dans une révolte « pseudo-conservatrice », qualificatif qu’Hofstadter emprunte à Theodore Adorno et à ses Etudes sur la personnalité autoritaire. « Assez étrangers à l’esprit de modération et de compromis associé au vrai conservatisme », ces « pseudo-conservateurs », explique Hofstadter, « présentent les signes d’une insatisfaction profonde et perpétuelle vis-à-vis de la société américaine, de ses traditions et de ses institutions ».Remontant jusqu’au XVIIIe siècle, Hofstadter montre que, qu’elle que soit la forme qu’elle prend dans l’histoire des Etats-Unis (antimaçonnisme, anticatholicisme, anticommunisme, antisémitisme…), la peur du Complot s’exprime selon des invariants rhétoriques bien précis. L’analogie avec notre époque s’impose d’elle-même au lecteur tant le livre d’Hofstadter entre en résonnance avec notre actualité la plus immédiate. Comment, en effet, ne pas faire un parallèle entre les spéculations exaltées de la John Birch Society et les philippiques complotistes du Tea Party lancées contre l’Administration Obama ? Et comment ne pas penser à des figures comme celles de l’Américain Lyndon LaRouche (dont l’organisation édite des affiches affublant Barack Obama des moustaches d’Hitler) ou du Français Thierry Meyssan dans la description hofstadterienne de ces « leaders de groupes pseudo-conservateurs [qui] trouvent dans cette activité de propagande un moyen de subsistance, transformant ainsi leur tendance à la paranoïa en atout professionnel » ? « Peut-être, poursuit l’historien facétieux, l’une des formes de thérapie par le travail les plus perverses qu’ait connues l’homme » !
Le Style paranoïaque est « un de ces livres sources auxquels on trouve une actualité toujours renouvelée, très au-delà du contexte où ils ont été écrits » écrit le politologue Philippe Raynaud dans sa préface à l’édition française. Auteure de La Société parano (Payot, 2005), la sociologue Véronique Campion-Vincent considère elle aussi que « l’analyse d’Hofstadter a conservé une forte valeur prédictive. Les conditions sociales des années soixante et d’aujourd’hui sont bien différentes : hier prospérité économique et omniprésence de la menace communiste, aujourd’hui crise économique, disparition du communisme mais ubiquité des menaces. Le style paranoïaque est pourtant encore plus présent aujourd’hui, au point d’être devenu un "tic" s’appliquant même aux désastres naturels ».
Un style dont la droite n’a pas le monopole. Car s’il constitue « un trait commun aux nationalismes frustrés et au fascisme », Hofstadter note « que l’on en trouve souvent trace dans la presse de gauche ». Examinant « l’importance particulière attachée à la figure du renégat de la cause ennemie » dans la rhétorique paranoïaque, l’historien note que les mouvements extrémistes font par exemple une place de choix à ces « ex-communistes passés rapidement de la gauche paranoïaque à la droite paranoïaque sans jamais rompre avec la psychologie fondamentalement manichéenne qui sous-tend les deux courants ». Car le paranoïaque se tient prêt à livrer un combat dans lequel s’opposent le Bien et le Mal. « D’après cette vision du monde, nos problèmes [ne sont] en définitive que d’ordre moral ; bien plus que cela : la vie morale n’est ni complexe ni difficile, elle ne connaît ni vicissitudes ni confusion ; elle est fondamentalement simple ».
Le paranoïaque imagine ainsi son ennemi sous les traits d’un être amoral, dépravé, qui jouit et tire profit des souffrances qu’il provoque grâce à l’immense pouvoir dont il dispose. Face à un tel adversaire, chaque victoire n’est qu’un succès relatif qui renforce incessamment la frustration du conspirationniste et accroît encore son ressentiment. Ressentiment paradoxal car c’est au nom de la démocratie qu’il sape les fondements même de la démocratie :
« Un élément essentiel de la vision du monde défendue par les "pseudo-conservateurs" est cette idée que les présidents récents sont des hommes aux intentions diaboliques qui conspirent contre le bien public. Cette vision a non seulement pour conséquence de discréditer les chefs d’État, mais elle conduit, bien au-delà, à remettre en question la validité d’un système politique qui ne cesse de porter de tels hommes au pouvoir ».
« Réflexion inquiète sur les conditions d’un débat politique civilisé », comme l’écrit Philippe Raynaud, Le Style paranoïaque ne limite pas son propos aux temps modernes ou au seul exemple américain. Pour Hofstadter, la paranoïa politique comme disposition d’esprit constitue ainsi un phénomène récurrent à travers le temps et l’espace, qu’il n’hésite pas à rapprocher de la structure psychologique observable dans les sectes millénaristes médiévales étudiées par Norman Cohn dans Les Fanatiques de l’Apocalypse (1957). C’est pourquoi « l’adepte du discours paranoïaque (…) a toujours le sentiment de se trouver face à un tournant majeur : c’est maintenant ou jamais que la résistance à la conspiration doit s’organiser. Il s’agit toujours du dernier moment possible pour agir ». Light on Masonry, le manuel de référence de la littérature antimaçonnique américaine au XIXe siècle, affirmait par exemple que la franc-maçonnerie représentait un danger « des plus imminents, car au cours de son histoire, l’homme n’a jamais fait l’expérience d’une conspiration de telle envergure, mobilisant autant d’individus, si soigneusement organisée pour semer la confusion. Bien que mise au jour, cette conspiration se maintient dans sa toute-puissance ».
Les lignes qui précèdent, écrites il y a près de deux siècles, sont-elles vraiment si différentes de ce que l’on peut trouver sur Internet aujourd’hui ? La véritable urgence ne réside-t-elle pas alors dans la déconstruction et la mise en perspective historique de ces poussées de fièvre paranoïaque ? Une chose est sûre : dans cette entreprise interminable, Hofstadter continue de nous être d’un précieux secours.
Le style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, de Richard Hofstadter, préface de Philippe Raynaud, François Bourin Editeur, collection « Washington Square » (dir. Julien Charnay).
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