Chercheuse associée au Centre d’histoire du XIXe siècle et autrice de Vitriol : Les agressions à l'acide du XIXe siècle à nos jours (Champ Vallon, 2020), l’historienne Karine Salomé a accepté de revenir pour Conspiracy Watch sur le massacre de prétendus « empoisonneurs » par la foule parisienne lors de l’épidémie de choléra de 1832. Un épisode tragique, dont le contexte épidémique semble parfois faire écho au nôtre, à l’heure où la pandémie de Covid-19 suscite les suspicions, les accusations et les fantasmes les plus farfelus… Entretien.
Conspiracy Watch : Il y a quelques années, vous signiez un texte sur le massacre des « empoisonneurs » à Paris en 1832. Que s'est-il passé à cette occasion ?
Karine Salomé : Le 15 mars 1832, le choléra arrive en France. Quelques jours plus tard, il est à Paris. Début avril, le 3 et le 4 avril, de prétendus empoisonneurs, accusés de diffuser le choléra, sont lynchés par la « foule » parisienne lors de différents incidents. Il y a, selon les sources, 5 ou 6 morts, tous des hommes, ainsi qu’un nombre équivalent qui échappent à la mort, en se cachant pendant plusieurs heures pour certains.
CW : Qu’ont-ils fait pour se voir accusés ainsi ?
K. S. : Le contexte est tendu. On a une espèce d’effervescence dans la rue et les esprits s’échauffent facilement. Il suffit qu’un simple passant adopte une attitude pouvant paraître équivoque ou ambiguë pour que se déchaîne la violence. Tout peut partir de choses très anodines : passer plusieurs fois devant un marchand de vin, regarder un puit, parfois même tenir une bouteille dans sa main, suffisent à vous désigner comme un « empoisonneur »… Ça peut aussi être des propos, le simple fait d’évoquer l’empoisonnement par exemple. Ou alors c’est quelqu’un qui donne des bonbons à des enfants et tout d’un coup une personne intervient en disant « Ne mangez pas, c’est empoisonné ! », et là se forme un attroupement avec des conséquences tragiques.
CW : Comment bascule-t-on dans une telle violence ?
K. S. : C’est la grande question ! C’est la première fois que la France, qui n’avait pas connu d’épidémies depuis la fin du XVIIIe siècle, est touchée par le choléra. La maladie fait très peur, puisqu’on en ignore l’origine et que la mortalité augmente très vite : à Paris, il y a 4 morts le 26 mars, puis 400 morts par jour la semaine du 5 avril, pour finalement atteindre des pics à presque 1 000 morts par jour. Les malades meurent très rapidement, Paris est traversée par des brancards et des tombereaux qui transportent les corps. Ce contexte anxiogène alimente les rumeurs d’empoisonnement.
CW : Les violences se concentrent à Paris ?
K. S. : Oui, principalement. En province, il y a quelques cas de violence qui auraient pu être commises, je pense notamment à Brest où se forme un attroupement autour de trois individus mais où finalement rien ne se passe. Il y a aussi des villages qui se sont armés pour qu’aucune « étranger » n’y pénètre, notamment parce que beaucoup de Parisiens quittent Paris, les plus riches évidemment, mais aussi des étudiants qui reviennent en province, les maçons de la Creuse qui reviennent chez eux, etc.
CW : Peut-on penser qu’il y a eu de vrais empoisonneurs ?
K. S. : À mon avis, non. On a plutôt l’impression d’un retour à cette idée, déjà présente pour d’autres épidémies, comme la Peste noire du XIVe siècle, aux rumeurs d’empoisonnement qui désignaient différentes catégories de personnes comme coupables. On voit mal pourquoi il y aurait des empoisonneurs et comment ils pourraient fonctionner. Le choléra se suffit à lui-même en fait, il se diffuse par l’eau infectée, par exemple par les déjections des malades.
CW : Y a-t-il chez la foule l’idée que ces prétendus empoisonneurs font partie d’une conjuration ou plutôt qu’ils agissent dans une démarche individuelle ?
K. S. : Les sources manquent un peu sur le discours de ces foules, mais a priori c’est plutôt l’idée d’un complot qui se diffuse, un complot qui émanerait d’abord du gouvernement et des riches, qui voudraient se débarrasser des catégories populaires, car de fait le choléra touche d’abord les couches les plus pauvres de la population. Il y a aussi l’idée d’un complot des médecins, qui se serviraient de l’épidémie pour avoir des corps à disposition pour pouvoir pratiquer des dissections... On va donc avoir des cas de médecins qui sont malmenés par la foule, un par exemple qui parvient à s’en sortir en brandissant son bistouri. Une source fait même état de médecins assassinés, mais aucun cas n’est confirmé.
CW : A-t-on un moyen de savoir à quel point l’opinion est imprégnée de ces théories du complot ?
K. S. : Il semble que les catégories populaires aient vraiment cru au complot. C’est du moins ce qui ressort des sources de presse, mais elles émanent des élites, donc on peut s’interroger sur leur fiabilité peut-être. Mais des témoignages convergents font état de cette conviction populaire de l’existence d’un complot, par exemple celui de la comtesse de Boigne qui raconte comment elle essaie de convaincre ses domestiques qu’il ne s’agit pas d’un complot. Car inversement, on a l’impression que les catégories aisées, la bourgeoisie, l’aristocratie, restent tout à fait étrangères à cette conviction.
CW : Est-ce qu’on a une tradition dans la foule française de la chasse à l’empoisonneur ?
K. S. : Oui, ça a été montré par des historiens comme Jean Delumeau : à chaque épidémie, il y a ces rumeurs d’empoisonnement, qui se traduisent généralement par la stigmatisation de certaines communautés, les Juifs, les vagabonds, etc., et donnent parfois lieu à des massacres. Mais c’est vrai pour l’Europe d’une manière générale, pas seulement pour la France. Pour chaque période, on adapte un peu la rumeur au contexte, le choix du bouc émissaire peut varier. Mais demeure cette idée que, pour comprendre une épidémie qui paraît nouvelle et incompréhensible, le plus simple est de désigner un responsable. Il a fallu très peu de temps pour que cette idée d’empoisonnement ressurgisse automatiquement : moins d’une quinzaine de jours après l’apparition de la maladie en France !
CW : Qui sont les boucs émissaires en 1832 ?
K. S. : Alors justement, c’est un peu ça l’originalité : il n’y a pas de catégorie particulière désignée. On évoquait plus haut les médecins et les riches, mais si on regarde qui ont été les victimes, ce sont des individus lambda qui ont été attrapés par la foule sans qu’ils incarnent une catégorie particulière. Tout ce qu’on peut constater, c’est qu’ils relevaient a priori d’une catégorie un tout petit peu plus aisée que ceux qui les ont massacrés, mais sans qu’il y ait d’énormes différences…
CW : Est-ce qu’on a des figures publiques, des personnalités, qui cristallisent les haines de la foule et les rumeurs ?
K. S. : Non, pas vraiment. Il y a quand même l’idée que c’est un coup du gouvernement, donc le roi derrière, mais sans qu’il y ait de figures particulières qui cristallisent le mécontentement.
CW : Quelle est la réaction des autorités ?
K. S. : Au début, elles semblent en partie accréditer la thèse de l’empoisonnement : une circulaire du préfet de police de Paris, Henri Gisquet, demande à ses agents d’être vigilants et dénonce l’existence de « misérables » qui empoisonneraient les fontaines. Cette circulaire se retrouve ensuite placardée sur les murs et reprise par la presse. Il n’y aura pas par la suite de proclamation du roi ou du gouvernement dans ce sens-là, mais cette déclaration du préfet de police est un peu étonnante, elle donne l’impression que les autorités, du moins les autorités de police, ont cru à ces fantasmes d’empoisonnement. Peut-être que face à cette maladie qu’on ne maîtrise pas, elles ont pu considérer comme une hypothèse possible la première explication venue, c’est comme ça que je l’interprète. Mais quand les massacres se déroulent, les autorités vont aussi tenter de protéger les victimes : on est à une époque où la violence du peuple est considérée comme inadmissible, signe de sauvagerie et de barbarie. Mi-avril, un officier de la garde municipale est décoré de la Légion d’honneur pour avoir extrait des innocents de la foule. On a aussi des cas d’individus qui se réfugient dans des postes de police et sont protégés par les policiers.
CW : Paradoxalement on a eu, au début de l’épidémie, l’idée que la France était à l’abri...
K. S. : Oui, le choléra a déjà frappé durement la Russie d’abord, puis la Pologne et la Grande-Bretagne ensuite, mais les autorités politiques et militaires françaises sont convaincues que la France, eu égard à son état d’avancement sanitaire, économique et social, ne sera pas gravement impactée par l’épidémie. Donc on retrouve des discours qui expliquent que le choléra va certainement toucher la France, mais sans grand danger et qu’il suffit de prendre quelques petites précautions, comme nettoyer les rues avec du chlore.
CW : Comment réagit l’opinion publique à ces massacres ?
K. S. : C’est une indignation unanime contre ces massacres, qui seraient le signe d’une barbarie indigne de la civilisation et de l’époque. En revanche les interprétations de ce déchaînement varient, certains y voient un peuple égaré, d’autre un peuple manipulé. Il y a l’idée qu’il faut éduquer les masses pour éviter cela. Les épidémies suivantes de choléra, qui reviendra régulièrement en France, dans les années 1850 notamment, ne donneront d’ailleurs plus lieu à des massacres.
CW : On est également dans un contexte politique explosif ?
K. S. : Oui, la monarchie de Juillet a été instaurée seulement deux ans plus tôt et doit très vite faire face à l’opposition des républicains et des royalistes légitimistes. Le contexte politique est extrêmement tendu : il y a des émeutes, notamment en 1831 à Lyon et à Paris, une mutinerie en 1832 dans la prison parisienne de Sainte-Pélagie, dans laquelle des républicains sont enfermés et d'où la foule essaie de les faire évader. Juste après le choléra, il y aura les émeutes républicaines de juin 1832, où la répression va être très forte. Donc, dans ce contexte très tendu, les rumeurs d’empoisonnement alimentent l’antagonisme : la presse qui soutient le régime affirme qu’il n’y a pas d’empoisonnement, mais que ceux qui « empoisonnent » l’atmosphère, c’est l’opposition politique, les républicains et les légitimistes.
CW : Y a-t-il une coloration politique dans ces massacres ?
K. S. : Le problème c’est que cette foule est insaisissable finalement, puisque seulement quelques personnes vont être arrêtées et jugées. Au moment de leurs procès, les accusés se défaussent complètement de leurs responsabilités, expliquant qu’ils étaient là par hasard, ou même qu’ils ont essayé d’empêcher les lynchages. Certains de leurs avocats essaient d’ailleurs de justifier et d’excuser l’emballement en évoquant le défilé des brancards dans les rues ou la circulaire équivoque du préfet. A aucun moment ils n’assument leurs gestes ni n'expliquent comment a pu fonctionner cet engrenage mortifère. Il est donc impossible de dire que le massacre a été « organisé », ou animé par telle ou telle idée. J’ai l’impression que c’est plutôt un déchaînement de violence qui advient tout à coup et qui ne dure d’ailleurs que quelques jours. Cependant, le choléra et ses conséquences participent au discrédit du roi et sont peut-être l’une des causes des tensions qui aboutissent à l’insurrection de juin 1832.
CW : Que pense l’historienne que vous êtes d’éventuels parallèles qu’on pourrait faire entre l’épidémie d’alors et celle d’aujourd’hui ?
K. S. : Je suis plus habituée à fouiller les archives et essayer de comprendre le passé qu’à analyser le présent ou anticiper le futur. Mais on a retrouvé un peu cette idée d’une épidémie d’origine inconnue, qui viendrait d’un pays lointain, d’une communauté particulière, en l’occurrence la communauté asiatique. Aux États-Unis notamment, il y a eu des agressions contre des personnes d’origine asiatique, mais elles ont été plutôt le fait d’individus agissant seuls, pas dans des mouvements de foule contre un individu. On voit en tout cas que le déchaînement de violence n’a pas disparu dans notre société, par exemple avec certaines images de manifestations où des manifestants en groupe se jettent sur un policier au sol. On se dit que finalement, dans d’autres circonstances, une telle violence pourrait aussi se reporter sur des individus lambda.
CW : Pourrait-on comparer la foule informe d’alors aux réseaux sociaux d’aujourd’hui ?
K. S. : Peut-être d’une certaine manière avec la rapidité de diffusion de la communication. L’ampleur n’est bien évidemment pas la même, car avec les réseaux sociaux on peut contacter beaucoup plus de personnes. Mais en termes de rapidité d’information, en 1832, des attroupements de dizaines, peut-être centaines de personnes se forment très vite, avec une circulation très rapide des discours haineux qui conduisent à la violence. Il y a aussi cette question de l’anonymat, parce qu’effectivement on ne sait pas qui est cette foule, la responsabilité est diluée, c’est ce fonctionnement bien connu où puisqu’on est un groupe, personne n’est responsable finalement. On retrouve un peu cet aspect sur Internet.
CW : L’éducation a peut-être pu faire reculer le niveau de violence, mais les théories du complot, elles, n’ont pas disparu ?
K. S. : Oui c’est assez amusant de constater que, quels que soient les supports et les époques, les théories du complot circulent. On a un peu l’impression que l’éducation, en tout cas pour certains, n’empêche toujours pas de croire tout ce qui est dit sans aller le vérifier au préalable. En fait l’esprit critique n’est pas toujours très développé… Et ce n’est pas forcément une question de masses ou de milieu social, les classes aisées peuvent tout aussi bien être touchées.
CW : Y a-t-il des gens qui, à l’époque, promeuvent de soi-disant traitements miracles contre le choléra ?
K. S. : Les médecins ont des avis différents. Pour les uns, ça vient de l’air ; pour les autres, c’est une contagion. Donc ils préconisent des traitements différents selon leurs interprétations, plus ou moins fantasques : certains affirment qu’il faut réchauffer le corps et donc recommandent de boire des tisanes, d’autres à l’inverse pensent qu’il faut le refroidir et prescrivent des boissons glacées ou des bains de pied… On a aussi des gens qui achètent du camphre, beaucoup de camphre, avec l’idée que ça permettrait de purifier l’air. On voit le prix du camphre exploser, ce qui abonde d’ailleurs dans le sens du complot, puisqu’il y a l’idée que ce sont les riches qui l’ont acheté et qui donc vont pouvoir seuls se protéger.
Voir aussi :
Conspiracy Watch : Il y a quelques années, vous signiez un texte sur le massacre des « empoisonneurs » à Paris en 1832. Que s'est-il passé à cette occasion ?
Karine Salomé : Le 15 mars 1832, le choléra arrive en France. Quelques jours plus tard, il est à Paris. Début avril, le 3 et le 4 avril, de prétendus empoisonneurs, accusés de diffuser le choléra, sont lynchés par la « foule » parisienne lors de différents incidents. Il y a, selon les sources, 5 ou 6 morts, tous des hommes, ainsi qu’un nombre équivalent qui échappent à la mort, en se cachant pendant plusieurs heures pour certains.
CW : Qu’ont-ils fait pour se voir accusés ainsi ?
K. S. : Le contexte est tendu. On a une espèce d’effervescence dans la rue et les esprits s’échauffent facilement. Il suffit qu’un simple passant adopte une attitude pouvant paraître équivoque ou ambiguë pour que se déchaîne la violence. Tout peut partir de choses très anodines : passer plusieurs fois devant un marchand de vin, regarder un puit, parfois même tenir une bouteille dans sa main, suffisent à vous désigner comme un « empoisonneur »… Ça peut aussi être des propos, le simple fait d’évoquer l’empoisonnement par exemple. Ou alors c’est quelqu’un qui donne des bonbons à des enfants et tout d’un coup une personne intervient en disant « Ne mangez pas, c’est empoisonné ! », et là se forme un attroupement avec des conséquences tragiques.
CW : Comment bascule-t-on dans une telle violence ?
K. S. : C’est la grande question ! C’est la première fois que la France, qui n’avait pas connu d’épidémies depuis la fin du XVIIIe siècle, est touchée par le choléra. La maladie fait très peur, puisqu’on en ignore l’origine et que la mortalité augmente très vite : à Paris, il y a 4 morts le 26 mars, puis 400 morts par jour la semaine du 5 avril, pour finalement atteindre des pics à presque 1 000 morts par jour. Les malades meurent très rapidement, Paris est traversée par des brancards et des tombereaux qui transportent les corps. Ce contexte anxiogène alimente les rumeurs d’empoisonnement.
CW : Les violences se concentrent à Paris ?
K. S. : Oui, principalement. En province, il y a quelques cas de violence qui auraient pu être commises, je pense notamment à Brest où se forme un attroupement autour de trois individus mais où finalement rien ne se passe. Il y a aussi des villages qui se sont armés pour qu’aucune « étranger » n’y pénètre, notamment parce que beaucoup de Parisiens quittent Paris, les plus riches évidemment, mais aussi des étudiants qui reviennent en province, les maçons de la Creuse qui reviennent chez eux, etc.
CW : Peut-on penser qu’il y a eu de vrais empoisonneurs ?
K. S. : À mon avis, non. On a plutôt l’impression d’un retour à cette idée, déjà présente pour d’autres épidémies, comme la Peste noire du XIVe siècle, aux rumeurs d’empoisonnement qui désignaient différentes catégories de personnes comme coupables. On voit mal pourquoi il y aurait des empoisonneurs et comment ils pourraient fonctionner. Le choléra se suffit à lui-même en fait, il se diffuse par l’eau infectée, par exemple par les déjections des malades.
CW : Y a-t-il chez la foule l’idée que ces prétendus empoisonneurs font partie d’une conjuration ou plutôt qu’ils agissent dans une démarche individuelle ?
K. S. : Les sources manquent un peu sur le discours de ces foules, mais a priori c’est plutôt l’idée d’un complot qui se diffuse, un complot qui émanerait d’abord du gouvernement et des riches, qui voudraient se débarrasser des catégories populaires, car de fait le choléra touche d’abord les couches les plus pauvres de la population. Il y a aussi l’idée d’un complot des médecins, qui se serviraient de l’épidémie pour avoir des corps à disposition pour pouvoir pratiquer des dissections... On va donc avoir des cas de médecins qui sont malmenés par la foule, un par exemple qui parvient à s’en sortir en brandissant son bistouri. Une source fait même état de médecins assassinés, mais aucun cas n’est confirmé.
CW : A-t-on un moyen de savoir à quel point l’opinion est imprégnée de ces théories du complot ?
K. S. : Il semble que les catégories populaires aient vraiment cru au complot. C’est du moins ce qui ressort des sources de presse, mais elles émanent des élites, donc on peut s’interroger sur leur fiabilité peut-être. Mais des témoignages convergents font état de cette conviction populaire de l’existence d’un complot, par exemple celui de la comtesse de Boigne qui raconte comment elle essaie de convaincre ses domestiques qu’il ne s’agit pas d’un complot. Car inversement, on a l’impression que les catégories aisées, la bourgeoisie, l’aristocratie, restent tout à fait étrangères à cette conviction.
CW : Est-ce qu’on a une tradition dans la foule française de la chasse à l’empoisonneur ?
K. S. : Oui, ça a été montré par des historiens comme Jean Delumeau : à chaque épidémie, il y a ces rumeurs d’empoisonnement, qui se traduisent généralement par la stigmatisation de certaines communautés, les Juifs, les vagabonds, etc., et donnent parfois lieu à des massacres. Mais c’est vrai pour l’Europe d’une manière générale, pas seulement pour la France. Pour chaque période, on adapte un peu la rumeur au contexte, le choix du bouc émissaire peut varier. Mais demeure cette idée que, pour comprendre une épidémie qui paraît nouvelle et incompréhensible, le plus simple est de désigner un responsable. Il a fallu très peu de temps pour que cette idée d’empoisonnement ressurgisse automatiquement : moins d’une quinzaine de jours après l’apparition de la maladie en France !
CW : Qui sont les boucs émissaires en 1832 ?
K. S. : Alors justement, c’est un peu ça l’originalité : il n’y a pas de catégorie particulière désignée. On évoquait plus haut les médecins et les riches, mais si on regarde qui ont été les victimes, ce sont des individus lambda qui ont été attrapés par la foule sans qu’ils incarnent une catégorie particulière. Tout ce qu’on peut constater, c’est qu’ils relevaient a priori d’une catégorie un tout petit peu plus aisée que ceux qui les ont massacrés, mais sans qu’il y ait d’énormes différences…
CW : Est-ce qu’on a des figures publiques, des personnalités, qui cristallisent les haines de la foule et les rumeurs ?
K. S. : Non, pas vraiment. Il y a quand même l’idée que c’est un coup du gouvernement, donc le roi derrière, mais sans qu’il y ait de figures particulières qui cristallisent le mécontentement.
CW : Quelle est la réaction des autorités ?
K. S. : Au début, elles semblent en partie accréditer la thèse de l’empoisonnement : une circulaire du préfet de police de Paris, Henri Gisquet, demande à ses agents d’être vigilants et dénonce l’existence de « misérables » qui empoisonneraient les fontaines. Cette circulaire se retrouve ensuite placardée sur les murs et reprise par la presse. Il n’y aura pas par la suite de proclamation du roi ou du gouvernement dans ce sens-là, mais cette déclaration du préfet de police est un peu étonnante, elle donne l’impression que les autorités, du moins les autorités de police, ont cru à ces fantasmes d’empoisonnement. Peut-être que face à cette maladie qu’on ne maîtrise pas, elles ont pu considérer comme une hypothèse possible la première explication venue, c’est comme ça que je l’interprète. Mais quand les massacres se déroulent, les autorités vont aussi tenter de protéger les victimes : on est à une époque où la violence du peuple est considérée comme inadmissible, signe de sauvagerie et de barbarie. Mi-avril, un officier de la garde municipale est décoré de la Légion d’honneur pour avoir extrait des innocents de la foule. On a aussi des cas d’individus qui se réfugient dans des postes de police et sont protégés par les policiers.
CW : Paradoxalement on a eu, au début de l’épidémie, l’idée que la France était à l’abri...
K. S. : Oui, le choléra a déjà frappé durement la Russie d’abord, puis la Pologne et la Grande-Bretagne ensuite, mais les autorités politiques et militaires françaises sont convaincues que la France, eu égard à son état d’avancement sanitaire, économique et social, ne sera pas gravement impactée par l’épidémie. Donc on retrouve des discours qui expliquent que le choléra va certainement toucher la France, mais sans grand danger et qu’il suffit de prendre quelques petites précautions, comme nettoyer les rues avec du chlore.
CW : Comment réagit l’opinion publique à ces massacres ?
K. S. : C’est une indignation unanime contre ces massacres, qui seraient le signe d’une barbarie indigne de la civilisation et de l’époque. En revanche les interprétations de ce déchaînement varient, certains y voient un peuple égaré, d’autre un peuple manipulé. Il y a l’idée qu’il faut éduquer les masses pour éviter cela. Les épidémies suivantes de choléra, qui reviendra régulièrement en France, dans les années 1850 notamment, ne donneront d’ailleurs plus lieu à des massacres.
CW : On est également dans un contexte politique explosif ?
K. S. : Oui, la monarchie de Juillet a été instaurée seulement deux ans plus tôt et doit très vite faire face à l’opposition des républicains et des royalistes légitimistes. Le contexte politique est extrêmement tendu : il y a des émeutes, notamment en 1831 à Lyon et à Paris, une mutinerie en 1832 dans la prison parisienne de Sainte-Pélagie, dans laquelle des républicains sont enfermés et d'où la foule essaie de les faire évader. Juste après le choléra, il y aura les émeutes républicaines de juin 1832, où la répression va être très forte. Donc, dans ce contexte très tendu, les rumeurs d’empoisonnement alimentent l’antagonisme : la presse qui soutient le régime affirme qu’il n’y a pas d’empoisonnement, mais que ceux qui « empoisonnent » l’atmosphère, c’est l’opposition politique, les républicains et les légitimistes.
CW : Y a-t-il une coloration politique dans ces massacres ?
K. S. : Le problème c’est que cette foule est insaisissable finalement, puisque seulement quelques personnes vont être arrêtées et jugées. Au moment de leurs procès, les accusés se défaussent complètement de leurs responsabilités, expliquant qu’ils étaient là par hasard, ou même qu’ils ont essayé d’empêcher les lynchages. Certains de leurs avocats essaient d’ailleurs de justifier et d’excuser l’emballement en évoquant le défilé des brancards dans les rues ou la circulaire équivoque du préfet. A aucun moment ils n’assument leurs gestes ni n'expliquent comment a pu fonctionner cet engrenage mortifère. Il est donc impossible de dire que le massacre a été « organisé », ou animé par telle ou telle idée. J’ai l’impression que c’est plutôt un déchaînement de violence qui advient tout à coup et qui ne dure d’ailleurs que quelques jours. Cependant, le choléra et ses conséquences participent au discrédit du roi et sont peut-être l’une des causes des tensions qui aboutissent à l’insurrection de juin 1832.
CW : Que pense l’historienne que vous êtes d’éventuels parallèles qu’on pourrait faire entre l’épidémie d’alors et celle d’aujourd’hui ?
K. S. : Je suis plus habituée à fouiller les archives et essayer de comprendre le passé qu’à analyser le présent ou anticiper le futur. Mais on a retrouvé un peu cette idée d’une épidémie d’origine inconnue, qui viendrait d’un pays lointain, d’une communauté particulière, en l’occurrence la communauté asiatique. Aux États-Unis notamment, il y a eu des agressions contre des personnes d’origine asiatique, mais elles ont été plutôt le fait d’individus agissant seuls, pas dans des mouvements de foule contre un individu. On voit en tout cas que le déchaînement de violence n’a pas disparu dans notre société, par exemple avec certaines images de manifestations où des manifestants en groupe se jettent sur un policier au sol. On se dit que finalement, dans d’autres circonstances, une telle violence pourrait aussi se reporter sur des individus lambda.
CW : Pourrait-on comparer la foule informe d’alors aux réseaux sociaux d’aujourd’hui ?
K. S. : Peut-être d’une certaine manière avec la rapidité de diffusion de la communication. L’ampleur n’est bien évidemment pas la même, car avec les réseaux sociaux on peut contacter beaucoup plus de personnes. Mais en termes de rapidité d’information, en 1832, des attroupements de dizaines, peut-être centaines de personnes se forment très vite, avec une circulation très rapide des discours haineux qui conduisent à la violence. Il y a aussi cette question de l’anonymat, parce qu’effectivement on ne sait pas qui est cette foule, la responsabilité est diluée, c’est ce fonctionnement bien connu où puisqu’on est un groupe, personne n’est responsable finalement. On retrouve un peu cet aspect sur Internet.
CW : L’éducation a peut-être pu faire reculer le niveau de violence, mais les théories du complot, elles, n’ont pas disparu ?
K. S. : Oui c’est assez amusant de constater que, quels que soient les supports et les époques, les théories du complot circulent. On a un peu l’impression que l’éducation, en tout cas pour certains, n’empêche toujours pas de croire tout ce qui est dit sans aller le vérifier au préalable. En fait l’esprit critique n’est pas toujours très développé… Et ce n’est pas forcément une question de masses ou de milieu social, les classes aisées peuvent tout aussi bien être touchées.
CW : Y a-t-il des gens qui, à l’époque, promeuvent de soi-disant traitements miracles contre le choléra ?
K. S. : Les médecins ont des avis différents. Pour les uns, ça vient de l’air ; pour les autres, c’est une contagion. Donc ils préconisent des traitements différents selon leurs interprétations, plus ou moins fantasques : certains affirment qu’il faut réchauffer le corps et donc recommandent de boire des tisanes, d’autres à l’inverse pensent qu’il faut le refroidir et prescrivent des boissons glacées ou des bains de pied… On a aussi des gens qui achètent du camphre, beaucoup de camphre, avec l’idée que ça permettrait de purifier l’air. On voit le prix du camphre exploser, ce qui abonde d’ailleurs dans le sens du complot, puisqu’il y a l’idée que ce sont les riches qui l’ont acheté et qui donc vont pouvoir seuls se protéger.
Voir aussi :
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