Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Radicalité informationnelle : « les jeunes considèrent les médias moins comme établissant des faits que comme proposant des narrations »

Publié par La Rédaction23 octobre 2018,

Entretien avec Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre.

"La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens", sous la direction d'Olivier Galland et Anne Muxel (PUF, 2018).

En septembre et octobre 2016, une équipe de chercheurs du CNRS dirigée par Anne Muxel et Olivier Galland ont conduit une enquête auprès de de plus de 7000 élèves de seconde de 21 lycées publics des académies de Lille, Créteil, Dijon et Aix-Marseille. Les résultats de cette vaste enquête ont été publiés au printemps dernier sous le titre La Tentation radicale (PUF, 2018). Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre y signent le chapitre consacré à la radicalité informationnelle et aux théories du complot. Ils ont accepté de répondre à nos questions.

Conspiracy Watch : Une large majorité des lycéens de votre enquête accréditent l’idée que les attentats du 11 septembre 2001 ont été commandités par la CIA et non par Al-Qaïda – seuls 1 sur 3 rejetant cet énoncé. Comment l’expliquer ?

Vincenzo Cicchelli & Sylvie Octobre : Dans notre enquête, la moitié des élèves des lycées interrogés considèrent que les attentats du 11 septembre ont été organisés par la CIA et non par Oussama Ben Laden. Cela signifie que l’adhésion aux théories du complot est assez largement répandue chez les jeunes. On trouve plusieurs facteurs explicatifs :

- un rapport aux médias qui est plutôt de défiance : du fait de la forte concurrence entre faits établis et faits alternatifs, vérités officielles et vérités alternatives, la situation des jeunes à l’égard des médias est paradoxale. D’un côté, ils expriment massivement une défiance à l’égard des discours médiatiques, estimant que la vérité leur est cachée. 67% d’entre eux pensent que les médias n’ont pas dit toute la vérité au sujet des attentats. De l’autre, ils continuent néanmoins à faire d’abord confiance aux médias traditionnels (48%), alors même qu’ils revendiquent le recours aux idées personnelles (33%). Les lycéens sont nombreux dans les entretiens à mettre très fortement en doute les versions médiatiques des attentats, comme « officielles ».

- la valorisation des idées ou des opinions personnelles, fruit d’un recours massif aux médias-cultures juvéniles. Celles-ci fournissent d’abord des schémas narratifs d’interprétation du réel, de Jason Bourne à Katniss Everdeen, leurs héros sont souvent aux prises avec des secrets, des complots, des apparences qu’il leur faut dévoiler. Ensuite, les fonctionnements des médias-cultures requièrent des jeunes qu’ils se mettent en position de bricoleurs : ils sont ainsi habitués à composer du sens sur la base de puzzles médiatiques, la production culturelle les ayant accoutumés à interpréter, décrypter, démasquer. Enfin, le numérique a donné aux jeunes la possibilité d’agir sur les contenus informationnels et culturels, d’en transformer la signification, et de diffuser leurs « bricolages », cette posture devenant un mode d’expression de l’individualité.

Ces deux traits donnent corps chez les jeunes à une vision particulière de « l’esprit critique », entendu moins comme le fait de tenir une proposition pour vraie ou fausse en la passant au crible de la raison, que comme une réception des médias se fondant sur une posture interprétative, sur des actes de braconnage, de picorage et de réagencement. Habitués par les médias-cultures à regarder le monde comme un ensemble de récits plausibles, les jeunes considèrent les médias moins comme établissant des faits que comme proposant des narrations. Cette conception a probablement concouru à une baisse dans la confiance dans les médias dominants et officiels, toujours soupçonnés de manipulation.

CW : Le malaise identitaire joue-t-il un rôle dans l’adhésion complotiste ? Quels sont les autres facteurs explicatifs à l’œuvre ?

VC & SO : Cette mentalité complotiste articule plusieurs éléments : une intolérance au hasard qui plaide pour la recherche de raisons cachées ; une méfiance à l’égard des apparences qui fait appel à une connexion entre des éléments a priori disparates ; et une valorisation de la critique et du jugement « personnels ». Les événements les plus négligeables sont élevés au rang de faits pertinents et les liens de causalité qui sont établis entre eux sont reformulés afin de construire des nouveaux récits qui comportent un fort effet de réel pour ceux qui les colportent et peuvent se muer en storytelling ayant des effets négatifs sur la production et la réception de l’information. Enfin, adhérer à une explication complotiste procure des bénéficies narcissiques, car cela permet de dévoiler une réalité cachée, de démasquer une fausse vérité, de faire partie du cercle de ceux qui savent et qui comprennent, qui ne sont pas victimes des apparences et développent des idées autonomes.

Les facteurs explicatifs de cette mentalité complotiste sont au nombre de cinq dans l’enquête quantitative :

1) une absence d’intégration économique (56% de ceux dont le père est chômeur ou n’ayant jamais travaillé adhèrent totalement ou partiellement aux théories du complot et 59% dans le cas où c’est la mère).

2) un sentiment de discrimination : les lycéens qui déclarent avoir subi des discriminations sont plus enclins à adhérer aux explications complotistes (58%) et ceux qui ont ressenti des discriminations ethnico-religieuses le sont encore davantage (63%).

3) un sentiment d’injustice : les lycéens qui estiment que la société française est injuste adhèrent nettement plus aux explications complotistes (71%). En outre, ceux qui réfutent la légitimité de la devise républicaine sont plus nombreux à adhérer à des idées complotistes : c’est le cas de 57% de ceux qui ne confèrent aucune importance aux trois éléments de la devise républicaine.

4) un échec scolaire : les lycéens insatisfaits de leur orientation scolaire semblent plus nombreux à adhérer à ces thèses (57%).

5) la prégnance de la religion : le niveau de complotisme est plus élevé chez les jeunes musulmans (64%), ceux qui ont reçu une éducation dans laquelle la religion avait une grande importante (60%), qui font de la communauté religieuse leur premier horizon d’appartenance (58%), qui lui confèrent une grande importance dans leurs activités culturelles (62%), ou qui se sentent très proches des communautés immigrées (58%).

CW : Quels types de propos avez-vous recueillis de la part des lycéens qui ont participé à l’enquête ?

VC & SO : Ce qui a retenu notre attention dans les entretiens auprès des jeunes est la prégnance de mécanismes de fictionnalisation par lesquels ces derniers retrouvent dans le réel et dans les médias-cultures des schèmes interprétatif communs : la fiction est pour eux un étalon de mesure de la réalité.

Tout d’abord, les adolescents font appel à des références issues des œuvres contemporaines de fiction – notamment les films et les séries télé – pour répondre au doute créé par ce qui leur semble « incohérent », « bizarre » ou « pas vrai » dans les informations auxquelles ils ont été confrontés après les attentats. Dans leur esprit, la réalité ne doit pas laisser place au hasard, pour que l’acteur/spectateur adhère à la cohérence du récit.

Ensuite, la prégnance de ces récits est favorisée par la puissance de l’image animée en diffusion rapide (le verbe d’action le plus employé dans les entretiens au sujet des informations sur les attentats est « voir »). L’image donne l’illusion du reflet du réel, de « la preuve par le direct » dont parlent les jeunes, bref elle a valeur de témoignage et il n’est pas étonnant que les médias mentionnés par les adolescents pour s’informer soient les chaînes en continu (BFM, I-Télé…). La force des images est telle qu’elle peut convaincre, à l’encontre de toutes opinions majoritaires ou officielles. Leur viralité interdit le temps de la vérification, favorise la réaction pulsionnelle, dans une logique de concurrence, voire de surenchère, entre médias officiels et sources alternatives. La prolifération des images ainsi que celle des émotions produites induisent une incertitude principielle : quasiment tous les adolescents déclarent ne pas pouvoir être sûrs de la véracité de l’information.

CW : Vous avez dégagé une posture que vous proposez d’appeler la « radicalité informationnelle » et qui ne concernerait pas moins de 9% des jeunes de votre étude. Comment la définissez-vous ?

VC & SO : Nous la définissons de la façon suivante : il s’agit d’une distance aux médias traditionnels, qui s’accompagne d’une adhésion à des vérités alternatives, d’une perméabilité aux théories du complot et d’une participation à la diffusion de vidéos de Daech. Défiance à l’égard des médias et mentalité complotiste sont des phénomènes générationnels, auquel le complotisme radical donne une inflexion plus dure. Un dernier élément contribue à faire basculer dans la radicalité informationnelle : la participation active aux flux informationnels de Daech. On peut distinguer deux niveaux de participation : la consommation de vidéos (qui dénote un intérêt pour un sujet), et leur (re)mise en circulation (qui participe à l’entretien du flux d’informations, comportement plus rare et que l’on peut qualifier de radical). S’ils ne sont que 4% à les rediffuser, ils sont 45% à déclarer les voir sans les partager.

Finalement, la radicalité informationnelle, telle que nous l’avons définie, concerne 9% des lycéens de notre enquête : c’est dans ce groupe que l’on trouve le plus de jeunes qui sont très méfiants à l’égard des discours des médias (64% versus 28% en moyenne) – les jeunes qui en sont membres déclarent ne faire confiance ni aux médias français (77% versus 52%), ni aux médias étrangers (98% versus 92%), ni aux blogs français (93% versus 89%) et font nettement plus appel aux médias alternatifs étrangers (21% d’entre eux déclarent faire confiance aux blogs et réseaux sociaux étrangers versus 3% en moyenne). Ils combinent à cette défiance à l’égard des versions officielles et/ou nationales une plus grande valorisation de leurs idées personnelles (41% versus 33%). Par ailleurs, ce sont ceux qui adhèrent le plus aux théories du complot (57% versus 7%), et visionnent et partagent le plus massivement les vidéos de Daech (39% versus 4%).

CW : Les lycéens qui visionnent et partagent des vidéos de l’Etat islamique sont, comparés à la moyenne des lycéens, beaucoup plus susceptibles d’aimer des personnalités comme Dieudonné, Oussama Ben Laden, Tariq Ramadan ou… Vladimir Poutine ! N’est-ce pas un paradoxe ? Diriez-vous que le complotisme est l’antichambre de la radicalité politique ?

VC & SO : Les 4% des jeunes qui partagent ces vidéos aiment particulièrement Oussama Ben Laden (4 fois plus que la moyenne), Tariq Ramadan (un peu moins de 3 fois plus que la moyenne), Dieudonné (2 fois plus que la moyenne) et Poutine un peu moins de deux fois plus. Cela n’est pas surprenant dans la mesure où ces jeunes sont près de 6 fois plus nombreux que la moyenne à être très radicaux politiquement. Par conséquent, sans pouvoir affirmer que le complotisme conduit à la radicalité politique, ou l’inverse, il est certain que les deux sont intimement liés.

 

Vincenzo Cicchelli est maître de conférences, GEMASS/CNRS/Paris Sorbonne.

Sylvie Octobre est chargée de recherches, DEPS/Ministère de la culture, chercheure associée au GEMASS/CNRS/Paris Sorbonne.

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Entretien avec Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre.

"La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens", sous la direction d'Olivier Galland et Anne Muxel (PUF, 2018).

En septembre et octobre 2016, une équipe de chercheurs du CNRS dirigée par Anne Muxel et Olivier Galland ont conduit une enquête auprès de de plus de 7000 élèves de seconde de 21 lycées publics des académies de Lille, Créteil, Dijon et Aix-Marseille. Les résultats de cette vaste enquête ont été publiés au printemps dernier sous le titre La Tentation radicale (PUF, 2018). Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre y signent le chapitre consacré à la radicalité informationnelle et aux théories du complot. Ils ont accepté de répondre à nos questions.

Conspiracy Watch : Une large majorité des lycéens de votre enquête accréditent l’idée que les attentats du 11 septembre 2001 ont été commandités par la CIA et non par Al-Qaïda – seuls 1 sur 3 rejetant cet énoncé. Comment l’expliquer ?

Vincenzo Cicchelli & Sylvie Octobre : Dans notre enquête, la moitié des élèves des lycées interrogés considèrent que les attentats du 11 septembre ont été organisés par la CIA et non par Oussama Ben Laden. Cela signifie que l’adhésion aux théories du complot est assez largement répandue chez les jeunes. On trouve plusieurs facteurs explicatifs :

- un rapport aux médias qui est plutôt de défiance : du fait de la forte concurrence entre faits établis et faits alternatifs, vérités officielles et vérités alternatives, la situation des jeunes à l’égard des médias est paradoxale. D’un côté, ils expriment massivement une défiance à l’égard des discours médiatiques, estimant que la vérité leur est cachée. 67% d’entre eux pensent que les médias n’ont pas dit toute la vérité au sujet des attentats. De l’autre, ils continuent néanmoins à faire d’abord confiance aux médias traditionnels (48%), alors même qu’ils revendiquent le recours aux idées personnelles (33%). Les lycéens sont nombreux dans les entretiens à mettre très fortement en doute les versions médiatiques des attentats, comme « officielles ».

- la valorisation des idées ou des opinions personnelles, fruit d’un recours massif aux médias-cultures juvéniles. Celles-ci fournissent d’abord des schémas narratifs d’interprétation du réel, de Jason Bourne à Katniss Everdeen, leurs héros sont souvent aux prises avec des secrets, des complots, des apparences qu’il leur faut dévoiler. Ensuite, les fonctionnements des médias-cultures requièrent des jeunes qu’ils se mettent en position de bricoleurs : ils sont ainsi habitués à composer du sens sur la base de puzzles médiatiques, la production culturelle les ayant accoutumés à interpréter, décrypter, démasquer. Enfin, le numérique a donné aux jeunes la possibilité d’agir sur les contenus informationnels et culturels, d’en transformer la signification, et de diffuser leurs « bricolages », cette posture devenant un mode d’expression de l’individualité.

Ces deux traits donnent corps chez les jeunes à une vision particulière de « l’esprit critique », entendu moins comme le fait de tenir une proposition pour vraie ou fausse en la passant au crible de la raison, que comme une réception des médias se fondant sur une posture interprétative, sur des actes de braconnage, de picorage et de réagencement. Habitués par les médias-cultures à regarder le monde comme un ensemble de récits plausibles, les jeunes considèrent les médias moins comme établissant des faits que comme proposant des narrations. Cette conception a probablement concouru à une baisse dans la confiance dans les médias dominants et officiels, toujours soupçonnés de manipulation.

CW : Le malaise identitaire joue-t-il un rôle dans l’adhésion complotiste ? Quels sont les autres facteurs explicatifs à l’œuvre ?

VC & SO : Cette mentalité complotiste articule plusieurs éléments : une intolérance au hasard qui plaide pour la recherche de raisons cachées ; une méfiance à l’égard des apparences qui fait appel à une connexion entre des éléments a priori disparates ; et une valorisation de la critique et du jugement « personnels ». Les événements les plus négligeables sont élevés au rang de faits pertinents et les liens de causalité qui sont établis entre eux sont reformulés afin de construire des nouveaux récits qui comportent un fort effet de réel pour ceux qui les colportent et peuvent se muer en storytelling ayant des effets négatifs sur la production et la réception de l’information. Enfin, adhérer à une explication complotiste procure des bénéficies narcissiques, car cela permet de dévoiler une réalité cachée, de démasquer une fausse vérité, de faire partie du cercle de ceux qui savent et qui comprennent, qui ne sont pas victimes des apparences et développent des idées autonomes.

Les facteurs explicatifs de cette mentalité complotiste sont au nombre de cinq dans l’enquête quantitative :

1) une absence d’intégration économique (56% de ceux dont le père est chômeur ou n’ayant jamais travaillé adhèrent totalement ou partiellement aux théories du complot et 59% dans le cas où c’est la mère).

2) un sentiment de discrimination : les lycéens qui déclarent avoir subi des discriminations sont plus enclins à adhérer aux explications complotistes (58%) et ceux qui ont ressenti des discriminations ethnico-religieuses le sont encore davantage (63%).

3) un sentiment d’injustice : les lycéens qui estiment que la société française est injuste adhèrent nettement plus aux explications complotistes (71%). En outre, ceux qui réfutent la légitimité de la devise républicaine sont plus nombreux à adhérer à des idées complotistes : c’est le cas de 57% de ceux qui ne confèrent aucune importance aux trois éléments de la devise républicaine.

4) un échec scolaire : les lycéens insatisfaits de leur orientation scolaire semblent plus nombreux à adhérer à ces thèses (57%).

5) la prégnance de la religion : le niveau de complotisme est plus élevé chez les jeunes musulmans (64%), ceux qui ont reçu une éducation dans laquelle la religion avait une grande importante (60%), qui font de la communauté religieuse leur premier horizon d’appartenance (58%), qui lui confèrent une grande importance dans leurs activités culturelles (62%), ou qui se sentent très proches des communautés immigrées (58%).

CW : Quels types de propos avez-vous recueillis de la part des lycéens qui ont participé à l’enquête ?

VC & SO : Ce qui a retenu notre attention dans les entretiens auprès des jeunes est la prégnance de mécanismes de fictionnalisation par lesquels ces derniers retrouvent dans le réel et dans les médias-cultures des schèmes interprétatif communs : la fiction est pour eux un étalon de mesure de la réalité.

Tout d’abord, les adolescents font appel à des références issues des œuvres contemporaines de fiction – notamment les films et les séries télé – pour répondre au doute créé par ce qui leur semble « incohérent », « bizarre » ou « pas vrai » dans les informations auxquelles ils ont été confrontés après les attentats. Dans leur esprit, la réalité ne doit pas laisser place au hasard, pour que l’acteur/spectateur adhère à la cohérence du récit.

Ensuite, la prégnance de ces récits est favorisée par la puissance de l’image animée en diffusion rapide (le verbe d’action le plus employé dans les entretiens au sujet des informations sur les attentats est « voir »). L’image donne l’illusion du reflet du réel, de « la preuve par le direct » dont parlent les jeunes, bref elle a valeur de témoignage et il n’est pas étonnant que les médias mentionnés par les adolescents pour s’informer soient les chaînes en continu (BFM, I-Télé…). La force des images est telle qu’elle peut convaincre, à l’encontre de toutes opinions majoritaires ou officielles. Leur viralité interdit le temps de la vérification, favorise la réaction pulsionnelle, dans une logique de concurrence, voire de surenchère, entre médias officiels et sources alternatives. La prolifération des images ainsi que celle des émotions produites induisent une incertitude principielle : quasiment tous les adolescents déclarent ne pas pouvoir être sûrs de la véracité de l’information.

CW : Vous avez dégagé une posture que vous proposez d’appeler la « radicalité informationnelle » et qui ne concernerait pas moins de 9% des jeunes de votre étude. Comment la définissez-vous ?

VC & SO : Nous la définissons de la façon suivante : il s’agit d’une distance aux médias traditionnels, qui s’accompagne d’une adhésion à des vérités alternatives, d’une perméabilité aux théories du complot et d’une participation à la diffusion de vidéos de Daech. Défiance à l’égard des médias et mentalité complotiste sont des phénomènes générationnels, auquel le complotisme radical donne une inflexion plus dure. Un dernier élément contribue à faire basculer dans la radicalité informationnelle : la participation active aux flux informationnels de Daech. On peut distinguer deux niveaux de participation : la consommation de vidéos (qui dénote un intérêt pour un sujet), et leur (re)mise en circulation (qui participe à l’entretien du flux d’informations, comportement plus rare et que l’on peut qualifier de radical). S’ils ne sont que 4% à les rediffuser, ils sont 45% à déclarer les voir sans les partager.

Finalement, la radicalité informationnelle, telle que nous l’avons définie, concerne 9% des lycéens de notre enquête : c’est dans ce groupe que l’on trouve le plus de jeunes qui sont très méfiants à l’égard des discours des médias (64% versus 28% en moyenne) – les jeunes qui en sont membres déclarent ne faire confiance ni aux médias français (77% versus 52%), ni aux médias étrangers (98% versus 92%), ni aux blogs français (93% versus 89%) et font nettement plus appel aux médias alternatifs étrangers (21% d’entre eux déclarent faire confiance aux blogs et réseaux sociaux étrangers versus 3% en moyenne). Ils combinent à cette défiance à l’égard des versions officielles et/ou nationales une plus grande valorisation de leurs idées personnelles (41% versus 33%). Par ailleurs, ce sont ceux qui adhèrent le plus aux théories du complot (57% versus 7%), et visionnent et partagent le plus massivement les vidéos de Daech (39% versus 4%).

CW : Les lycéens qui visionnent et partagent des vidéos de l’Etat islamique sont, comparés à la moyenne des lycéens, beaucoup plus susceptibles d’aimer des personnalités comme Dieudonné, Oussama Ben Laden, Tariq Ramadan ou… Vladimir Poutine ! N’est-ce pas un paradoxe ? Diriez-vous que le complotisme est l’antichambre de la radicalité politique ?

VC & SO : Les 4% des jeunes qui partagent ces vidéos aiment particulièrement Oussama Ben Laden (4 fois plus que la moyenne), Tariq Ramadan (un peu moins de 3 fois plus que la moyenne), Dieudonné (2 fois plus que la moyenne) et Poutine un peu moins de deux fois plus. Cela n’est pas surprenant dans la mesure où ces jeunes sont près de 6 fois plus nombreux que la moyenne à être très radicaux politiquement. Par conséquent, sans pouvoir affirmer que le complotisme conduit à la radicalité politique, ou l’inverse, il est certain que les deux sont intimement liés.

 

Vincenzo Cicchelli est maître de conférences, GEMASS/CNRS/Paris Sorbonne.

Sylvie Octobre est chargée de recherches, DEPS/Ministère de la culture, chercheure associée au GEMASS/CNRS/Paris Sorbonne.

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