Samedi 27 février, Alain Finkielkraut recevait dans Répliques (France Culture) Anastasia Colosimo, auteure des Bûchers de la liberté (Stock, 2016). Vers la fin de l'émission, consacrée au blasphème et à la question du sacré, la discussion en vint à la loi Gayssot réprimant les propos négationnistes et à la question connexe de la paranoïa complotiste.
Anastasia Colosimo n'est pas dupe du procès en « deux poids, deux mesures » intenté à la loi Gayssot qui transparaît au travers de l'argument rhétorique bien connu selon lequel on aurait le droit de caricaturer le Prophète de l'islam mais pas de nier l'extermination des Juifs. Sans aucune équivoque, elle estime que l'on ne peut pas mettre sur le même plan une « vérité » révélée et une vérité historique. Une fois rappelée cette distinction essentielle, elle s'inquiète toutefois des effets pervers de ces « lois mémorielles » qui limitent la liberté d'expression au nom du respect dû à la vérité historique :
« S'il n'y a pas de "deux poids deux mesures" dans la loi [Gayssot], cette loi donne un sentiment de "deux poids deux mesures" ; [de sorte qu'elle] contribue à la folie complotiste de personnages comme Dieudonné et Soral [qui] retirent de tout cela une vraie figure de martyrs ».
L'interdiction des propos négationnistes en général, celle du spectacle de Dieudonné en particulier, procéderaient d'une stratégie contestable car foncièrement contre-productive. Quant au refus de débattre avec les complotistes, il alimenterait le conspirationnisme plutôt qu'il ne l'endiguerait.
Cet argument est assez répandu. Il prospère avant tout sur notre incapacité collective à lui opposer un démenti ferme et résolu. Pour cette raison, il mérite qu'on s'y arrête. C'est en effet une curieuse manière de combattre un discours fallacieux que de commencer par lui concéder l'essentiel. Car si l'on est persuadé de l'inanité de l'argument du « deux poids, deux mesures » ; si l'on est convaincu qu'il n'est qu'un « sentiment » – et un sentiment trompeur de surcroît – ; si l'on est conscient que Dieudonné et Soral essaient de se faire passer pour des martyrs qu'ils ne sont pas ; alors le courage et la plus impérieuse des pédagogies doivent être de le dire, de le clamer, de le marteler sans cesse s'il le faut, plutôt que de renoncer à ce que l'on sait être juste.
Les antisémites, les négationnistes et les obsédés du complot font feu de tout bois. Pense-t-on un seul instant qu'ils puissent se satisfaire de nos concessions ? Et croit-on vraiment que le conspirationnisme a besoin, pour proliférer, de la loi Gayssot ou de l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné ? Ne sommes-nous pas là face à une inversion des causes et des effets ?
L'argument d'Anastasia Colosimo a pour lui la dégradation considérable de la situation sur le terrain de l'antisémitisme et du conspirationnisme au cours des dernières années : force est de constater qu'ils se sont développés. Mais il n'est pas non plus prouvé que l'absence de « cordon sanitaire » soit de nature à les contenir. Songeons simplement que les pays où l'on enregistre les plus forts taux d'opinions négationnistes sont des pays où ces idées circulent librement. Les négationnistes, qui ont le sens de leurs intérêts, le savent fort bien qui réclament en permanence l'abrogation de la loi Gayssot. Si leurs vœux se réalisaient, toute l'énergie qu'ils déploient actuellement sur cette ligne de front, ils la réinvestiraient, demain, dans la négation des chambres à gaz.
La montée en puissance du phénomène conspirationniste est un phénomène global et multicausal. De X-Files au Da Vinci Code, les fictions littéraires ou cinématographiques reposant sur une intrigue conspirationniste sont innombrables et il serait naïf de penser qu'elles n'exercent aucune influence culturelle sur nos représentations. En outre, les contenus conspirationnistes sont considérablement amplifiés par Internet, principal vecteur d'information chez les jeunes.
Peut-on soutenir sérieusement qu'il suffirait d'intégrer sans réserve les partisans de la théorie du complot dans le champ du débat public légitime pour résoudre le problème ? N'est-ce pas essayer d'éteindre un incendie avec de l'essence ? En réalité, les conspirationnistes ont accès aux médias mainstream bien plus souvent qu'à leur tour. Sur Internet, le rapport des forces tourne clairement à leur avantage. Et régulièrement, des théories du complot sont diffusées, sans contrepoint critique, sur des chaînes de télévision conventionnelles.
La relative marginalisation du complotisme fournit surtout à ses partisans l'argument d'un discours victimaire. Elle leur permet de se présenter comme des parias, des damnés de la liberté d'expression. Si cet argument est de plus en plus répandu, n'est-ce pas aussi simplement parce que les partisans des théories du complot sont de plus en plus nombreux ?
En fait-on seulement assez contre le conspirationnisme ? Là est peut-être là la seule vraie question. « Je suis pour déconstruire leurs discours » assure Anastasia Colosimo. « Déconstruire leurs discours », c'est ce que certains, une poignée, s'emploient à faire depuis des années sur Internet et dans une indifférence qui fut longtemps quasi-générale. Ils n'acceptent généralement pas de débattre en public avec les conspirationnistes, sachant trop la valeur du cadeau qu'ils leur feraient alors et la mystification à laquelle ils se prêteraient.
Pour prouver aux complotistes qu'ils ont tort, pour leur montrer qu'ils ne sont pas des martyrs de la liberté d'expression, faudra-t-il, demain, se résoudre à organiser des débats publics opposant évolutionnistes et créationnistes ? Ou « exterminationnistes » et négationnistes ? Demande-t-on à des astrophysiciens de débattre avec des tenants de la théorie de la Terre plate ?
Les conditions d'un débat authentique, qui ne se résume pas à un dialogue de sourds, sont-elles réunies lorsqu'on a affaire à des faussaires, à ce qu'Anastasia Colosimo appelle elle-même « des personnages aussi exécrables que Dieudonné et Soral » ? Dans un texte fameux, Pierre Vidal-Naquet a jadis tranché cette question : « Un dialogue entre deux hommes, fussent-ils adversaires, suppose un terrain commun, un commun respect, en l'occurrence, de la vérité ».
* Texte publié initialement sur le site du HuffingtonPost.
Samedi 27 février, Alain Finkielkraut recevait dans Répliques (France Culture) Anastasia Colosimo, auteure des Bûchers de la liberté (Stock, 2016). Vers la fin de l'émission, consacrée au blasphème et à la question du sacré, la discussion en vint à la loi Gayssot réprimant les propos négationnistes et à la question connexe de la paranoïa complotiste.
Anastasia Colosimo n'est pas dupe du procès en « deux poids, deux mesures » intenté à la loi Gayssot qui transparaît au travers de l'argument rhétorique bien connu selon lequel on aurait le droit de caricaturer le Prophète de l'islam mais pas de nier l'extermination des Juifs. Sans aucune équivoque, elle estime que l'on ne peut pas mettre sur le même plan une « vérité » révélée et une vérité historique. Une fois rappelée cette distinction essentielle, elle s'inquiète toutefois des effets pervers de ces « lois mémorielles » qui limitent la liberté d'expression au nom du respect dû à la vérité historique :
« S'il n'y a pas de "deux poids deux mesures" dans la loi [Gayssot], cette loi donne un sentiment de "deux poids deux mesures" ; [de sorte qu'elle] contribue à la folie complotiste de personnages comme Dieudonné et Soral [qui] retirent de tout cela une vraie figure de martyrs ».
L'interdiction des propos négationnistes en général, celle du spectacle de Dieudonné en particulier, procéderaient d'une stratégie contestable car foncièrement contre-productive. Quant au refus de débattre avec les complotistes, il alimenterait le conspirationnisme plutôt qu'il ne l'endiguerait.
Cet argument est assez répandu. Il prospère avant tout sur notre incapacité collective à lui opposer un démenti ferme et résolu. Pour cette raison, il mérite qu'on s'y arrête. C'est en effet une curieuse manière de combattre un discours fallacieux que de commencer par lui concéder l'essentiel. Car si l'on est persuadé de l'inanité de l'argument du « deux poids, deux mesures » ; si l'on est convaincu qu'il n'est qu'un « sentiment » – et un sentiment trompeur de surcroît – ; si l'on est conscient que Dieudonné et Soral essaient de se faire passer pour des martyrs qu'ils ne sont pas ; alors le courage et la plus impérieuse des pédagogies doivent être de le dire, de le clamer, de le marteler sans cesse s'il le faut, plutôt que de renoncer à ce que l'on sait être juste.
Les antisémites, les négationnistes et les obsédés du complot font feu de tout bois. Pense-t-on un seul instant qu'ils puissent se satisfaire de nos concessions ? Et croit-on vraiment que le conspirationnisme a besoin, pour proliférer, de la loi Gayssot ou de l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné ? Ne sommes-nous pas là face à une inversion des causes et des effets ?
L'argument d'Anastasia Colosimo a pour lui la dégradation considérable de la situation sur le terrain de l'antisémitisme et du conspirationnisme au cours des dernières années : force est de constater qu'ils se sont développés. Mais il n'est pas non plus prouvé que l'absence de « cordon sanitaire » soit de nature à les contenir. Songeons simplement que les pays où l'on enregistre les plus forts taux d'opinions négationnistes sont des pays où ces idées circulent librement. Les négationnistes, qui ont le sens de leurs intérêts, le savent fort bien qui réclament en permanence l'abrogation de la loi Gayssot. Si leurs vœux se réalisaient, toute l'énergie qu'ils déploient actuellement sur cette ligne de front, ils la réinvestiraient, demain, dans la négation des chambres à gaz.
La montée en puissance du phénomène conspirationniste est un phénomène global et multicausal. De X-Files au Da Vinci Code, les fictions littéraires ou cinématographiques reposant sur une intrigue conspirationniste sont innombrables et il serait naïf de penser qu'elles n'exercent aucune influence culturelle sur nos représentations. En outre, les contenus conspirationnistes sont considérablement amplifiés par Internet, principal vecteur d'information chez les jeunes.
Peut-on soutenir sérieusement qu'il suffirait d'intégrer sans réserve les partisans de la théorie du complot dans le champ du débat public légitime pour résoudre le problème ? N'est-ce pas essayer d'éteindre un incendie avec de l'essence ? En réalité, les conspirationnistes ont accès aux médias mainstream bien plus souvent qu'à leur tour. Sur Internet, le rapport des forces tourne clairement à leur avantage. Et régulièrement, des théories du complot sont diffusées, sans contrepoint critique, sur des chaînes de télévision conventionnelles.
La relative marginalisation du complotisme fournit surtout à ses partisans l'argument d'un discours victimaire. Elle leur permet de se présenter comme des parias, des damnés de la liberté d'expression. Si cet argument est de plus en plus répandu, n'est-ce pas aussi simplement parce que les partisans des théories du complot sont de plus en plus nombreux ?
En fait-on seulement assez contre le conspirationnisme ? Là est peut-être là la seule vraie question. « Je suis pour déconstruire leurs discours » assure Anastasia Colosimo. « Déconstruire leurs discours », c'est ce que certains, une poignée, s'emploient à faire depuis des années sur Internet et dans une indifférence qui fut longtemps quasi-générale. Ils n'acceptent généralement pas de débattre en public avec les conspirationnistes, sachant trop la valeur du cadeau qu'ils leur feraient alors et la mystification à laquelle ils se prêteraient.
Pour prouver aux complotistes qu'ils ont tort, pour leur montrer qu'ils ne sont pas des martyrs de la liberté d'expression, faudra-t-il, demain, se résoudre à organiser des débats publics opposant évolutionnistes et créationnistes ? Ou « exterminationnistes » et négationnistes ? Demande-t-on à des astrophysiciens de débattre avec des tenants de la théorie de la Terre plate ?
Les conditions d'un débat authentique, qui ne se résume pas à un dialogue de sourds, sont-elles réunies lorsqu'on a affaire à des faussaires, à ce qu'Anastasia Colosimo appelle elle-même « des personnages aussi exécrables que Dieudonné et Soral » ? Dans un texte fameux, Pierre Vidal-Naquet a jadis tranché cette question : « Un dialogue entre deux hommes, fussent-ils adversaires, suppose un terrain commun, un commun respect, en l'occurrence, de la vérité ».
* Texte publié initialement sur le site du HuffingtonPost.
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