Source : Libération, 11 mars 2016.
Fondateur du site Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt est l’un des meilleurs connaisseurs français de la sphère complotiste. Il explique notamment l’essor du complotisme par une diffusion désormais instantanée des récits et la crise de légitimité des autorités constituées.*
Libération : Les conspirationnistes s’attachent-ils à un type particulier d’événement ?
RR : Tout événement marquant sécrète sa réécriture et sa relecture conspirationniste, et cela ne date pas d’hier. L’expression « théorie du complot » elle-même a presque un siècle et demi. Son utilisation - en anglais - est attestée dès 1870, avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui : une croyance extravagante en un complot imaginaire. En 1894, un article satirique du New York Times tourne déjà en dérision les conspirationnistes en expliquant que la guerre de Sécession est l’œuvre des philatélistes, car qui dit nouveaux Etats dit nouveaux timbres. Parmi les complotistes, certains assurent en revanche que ce thème de la théorie du complot serait le produit… d’un complot téléguidé par la CIA après l’assassinat de JFK [abattu à Dallas en 1963, ndlr], pour mieux ridiculiser les thèses dites « alternatives ». Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la diffusion instantanée de ce type de récits, notamment après les attaques terroristes contre Charlie puis le Bataclan.
L : Quels sont les « centres de production » du complotisme ?
RR : Le complotisme n’appartient pas à un seul camp, un seul milieu. C’est un discours qui peut être mis au service d’intérêts très divers, voire de camps politiques parfaitement rivaux. Cela étant, quand on s’intéresse à la partie la plus active et la plus dynamique de la « complosphère » sur Internet, on observe que son principal thème d’obsession, c’est le « complot américano-sioniste ». Avec pour navires amiraux les sites qui gravitent dans la galaxie Soral-Dieudonné (lire page 6), qui fonctionnent en circuit fermé, se reprenant et se citant mutuellement avant que leurs théories ne se diffusent vers d’autres plateformes. Mais le conspirationnisme prend aussi corps dans d’autres milieux extrémistes qui peuvent être diamétralement opposés à ceux-là. Sur un site objectivement islamophobe tel que Riposte laïque, par exemple, qui manie les thèmes du « grand remplacement » et du « complot eurabien ». Ou encore sur le site néoconservateur et pro-israélien Dreuz.
L : Qui est le plus sensible à ces discours ?
RR : Il est difficile de brosser le portrait-type du conspirationniste. Les jeunes, qui s’informent majoritairement sur Internet et n’ont pas forcément les outils critiques leur permettant de trier le vrai et le faux, paraissent plus perméables aux théories du complot. On ne se rend pas assez compte à quel point, par endroits, des gamins ne font aucune distinction entre - disons - le Monde et Egalité & Réconciliation, le site d’Alain Soral. A l’inverse, plus on est diplômé et moins on adhère aux théories du complot - même si, là aussi, c’est un constat qu’il faut nuancer.
L : Y a-t-il un lien entre conspirationnisme et radicalité politique ?
RR : Des études ont montré que plus on est sympathisant d’extrême droite ou d’extrême gauche, plus ou est susceptible d’adhérer à ces théories. Il semble cependant que le phénomène soit encore plus sensible à l’extrême droite. Le complotisme partage avec ces idéologies son aspect manichéen, binaire. Et en même temps, la caractéristique d’une théorie du complot est d’être intellectuellement « coûteuse » : plus on la pousse dans ses retranchements, plus le nombre de questions qu’elle laisse sans réponses est important. Pour continuer à la soutenir, il faut consentir à toujours plus de spéculations hasardeuses et souscrire à une vision du monde de plus en plus paranoïaque.
L : Quel rapport le complotisme entretient-il avec la pensée rationnelle ?
RR : Les conspirationnistes sont moins irrationnels qu’on s’accorde généralement à le penser. Les théories du complot empruntent à la fois à la pensée magique - on est là dans le domaine de ce que Karl Popper identifiait comme des superstitions sécularisées - et à la science moderne, qui s’est construite comme entreprise de dévoilement et sur l’idée que la réalité doit être recherchée derrière les apparences. Le problème ne réside pas dans la démarche critique, mais dans la méthode très discutable utilisée par les complotistes, dont le doute n’a rien de méthodique précisément. La philosophe Aurélie Ledoux parle à leur égard de « scepticisme dogmatique ». De sorte que leur doute est très sélectif. Pierre-André Taguieff parle quant à lui d’« asymétrie cognitive » : ils retiennent tout ce qui va dans le sens de leur théorie et en écartent tout ce qui la contredit. Ils sont hyper critiques sur des points secondaires, mais manifestent une très grande crédulité pour des arguments pourtant fragiles, à condition que ceux-ci confortent leur théorie.
L : Mais à qui profite la théorie du complot ?
RR : A certains États, par exemple. Le négationnisme est un axe de propagande de l’Etat iranien, même si cela a été un peu mis en sourdine depuis la fin de la présidence Ahmadinejad [en 2013]. A Téhéran ont eu lieu des rencontres réunissant des figures du négationnisme international et des conspirationnistes du 11 Septembre. La Russie ou le Venezuela, à travers leurs médias ou leurs élites politiques, versent également dans ce type de discours. Et puis le conspirationnisme est aussi un discours de consolation qui permet d’éluder un réel jugé insupportable : lorsqu’on est de confession musulmane, il est, d’une certaine manière, plus « rassurant » de penser que les attentats commis au nom de l’islam sont en réalité des mises en scène destinées à stigmatiser les musulmans. Ou de penser que Daech [l’acronyme arabe de l’État islamique] est contrôlé en secret par des services secrets occidentaux.
L : La défiance propre à notre époque est-elle particulièrement propice au complotisme ?
RR : Il y a sans doute un lien entre l’essor du complotisme et la crise de légitimité des grandes autorités constituées (la science, la presse, l’État…). De même qu’un lien entre le conspirationnisme et l’extrême complexité de nos sociétés. Peu de gens ont une idée très nette de la manière dont se fabriquent l’information ou le savoir scientifique. Sans parler des multiples fantasmes que nous projetons sur la sphère politique. L’exigence de transparence qui caractérise nos sociétés modernes semble également avoir pour effet de rendre de plus en plus intolérable, et donc suspecte, toute forme d’opacité ou de secret, et de stimuler en conséquence des représentations de type conspirationniste.
L : Le combat contre les théories conspirationnistes peut-il être mené par des organes décrédibilisés ?
RR : Si vous faites référence aux pouvoirs publics, je vous dirais qu’ils ne peuvent évidemment pas se substituer aux initiatives issues de la société civile, mais qu’ils peuvent tout à fait les encourager et les accompagner. L’avantage comparatif du complotisme, c’est qu’il propose une forme de « réenchantement du monde », comme l’a vu Pierre-André Taguieff, tandis qu’aucun grand récit ne lui fait face. On aurait tort cependant d’être nostalgique des grands récits qui n’ont pas toujours été la panacée et ont parfois eux aussi charrié leur part de fantasmes et de mensonges. En démocratie, les problèmes ne se résolvent pas en empêchant les gens de s’exprimer, sauf lorsqu’ils contreviennent à la loi. C’est pourquoi tous les citoyens doivent s’emparer de ce problème et prendre conscience qu’ils sont confrontés à un véritable défi civique.
L : A-t-on une idée de l’ampleur du phénomène complotiste en France ?
RR : Une enquête de l’institut de sondage OpinionWay publiée il y a trois ans suggérait que le phénomène touchait entre 20 et 50 % des Français, mais il reste encore beaucoup à faire pour cerner cette réalité et la mesurer. Quant à la dynamique complotiste, il y a une méthode simple pour l’appréhender objectivement : s’intéresser à la croissance du chiffre d’affaires généré par ce business de la crédulité. En France, Soral en est un bon thermomètre.
* Propos recueillis par Dominique Albertini et Jonathan Bouchet-Petersen.
Source : Libération, 11 mars 2016.
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.