Entretien avec Julien Bonhomme
Anthropologue et maître de conférences à l’École Normale Supérieure (ENS), Julien Bonhomme a longuement étudié les mécanismes des rumeurs. C’est lors d’un voyage au Gabon qu’il prend connaissance d’une rumeur de vols de sexes à laquelle il a consacré un ouvrage paru il y a dix ans. Il revient pour nous sur cette croyance très répandue en Afrique subsaharienne.
Conspiracy Watch : En quoi consiste cette rumeur de « vol de sexe » ?
Julien Bonhomme : Son scénario est assez stable dans le temps et dans l’espace : un inconnu croise un autre inconnu, souvent dans un espace public, typiquement dans la rue, un marché, ou un transport collectif. Les deux individus vont échanger lors de cette rencontre éphémère qui se conclura par une poignée de mains. Suite à cette poignée de mains, la personne qui s’est faite accoster, a soudainement la sensation que son sexe aurait soit disparu, soit qu’il aurait rétréci. L’événement n’est évidemment pas anodin. Passé un moment de frayeur, le présumé volé lance l’alarme, et étant dans un lieu public, une foule se rassemble et s’en prend de manière hostile au présumé coupable en allant parfois jusqu’à le lyncher à mort. On voit donc que la rumeur peut avoir des conséquences bien réelles.
CW : Quand et d’où part cette rumeur ? Combien de morts ou de blessés a-t-elle engendré ?
B. : Il est difficile de connaître le nombre exact de victimes violentées ou tuées à cause de cette rumeur. Elle existe depuis le début des années 1970 : elle est apparue au Nigeria et a circulé dans une quinzaine de pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Mais cette rumeur possède une existence cyclique et se manifeste à travers de brusques flambées sporadiques. Elle circule dans un pays pendant quelques semaines puis disparaît. Ce sont des épisodes intenses mais assez brefs où il peut parfois y avoir jusqu’à une dizaine ou une vingtaine de morts. C’est ce que les folkloristes appellent une « diving rumor », c’est-à-dire qu’elle ne disparaît jamais : elle refait surface de manière épisodique depuis le début des années 1970.
CW : Pourquoi est-elle partie du Nigeria ?
B. : A mon avis, pour plusieurs raisons : c’est le pays le plus peuplé d’Afrique, avec une très forte diversité culturelle. C’est aussi le plus urbanisé du continent mais c’est également un pays marqué par l’insécurité, ainsi que par des formes de violence entre communautés. Cela constitue un terreau propice à l’émergence de toutes sortes de rumeurs qui circulent en ville, de manière plus rapide qu’en milieu villageois. Ce qui est néanmoins marquant dans la diffusion de cette rumeur, c’est que jusque dans les années 1990, elle circule très peu hors du Nigeria, à part au Cameroun et au Ghana qui sont des pays voisins, mais guère au-delà. Ce n’est qu’au milieu des années 1990 que la rumeur explose vraiment et qu’elle devient une rumeur transnationale, se jouant désormais des frontières et circulant au sein d’un vaste ensemble de pays qui va de la Mauritanie au nord, au Soudan à l’est et en République Démocratique du Congo au sud.
CW : Et cette explosion s’explique par la multiplication des médias ?
B. : Oui. Jusque dans les années 1990, la plupart des pays d’Afrique francophone mais aussi au-delà, n’ont pas de groupes de médias privés, seulement une presse officielle qui rendait principalement compte des faits et gestes des élites dirigeantes. Dans les années 1990, s’opère une libéralisation du secteur des médias et de la communication avec l’émergence de groupes privés et avec eux, de médias populaires sur le modèle du tabloïd. Pour des raisons commerciales, ces médias se nourrissent de rumeurs, de faits divers, donnant ainsi une large place à ce genre d’histoires. Les médias représentent par conséquent des acteurs importants de la circulation de cette rumeur de vol de sexe.
CW : Au lieu de rétablir les faits, les médias propagent donc ce bruit ?
B. : La dynamique est en réalité plus compliquée. Dans un premier temps, les médias commencent par relayer, d’abord via la radio qui est un média très réactif. Le lendemain, des articles paraissent dans la presse papier. Mais ce ne sont pas les médias qui créent cette rumeur de toutes pièces, ils se contentent de la reprendre. Toutefois, en en parlant, ils lui donnent une caisse de résonance très forte. Mais dans un deuxième temps, il y a discussion au sein des rédactions : les journalistes, tout comme la population de manière plus générale, ont des avis très clivés sur le sujet. Tout le monde n’y croit pas. On en parle beaucoup justement parce qu’on ne sait quoi en penser. Au départ, dans une logique qui est celle de la course au scoop, les médias vont en parler sans mettre de guillemets. Mais progressivement, les journalistes commencent à enquêter. Les guillemets, le conditionnel, la prudence apparaissent alors. Mais la rumeur est déjà lancée. Le traitement médiatique de la rumeur s’inscrit donc dans une temporalité évolutive. Les médias sont des acteurs incontournables dans la propagation de la rumeur et ils ont clairement participé à son internationalisation. Mais on ne peut pour autant les accuser de tous les maux non plus.
CW : On a récemment vu une rumeur se propager en France sur des soi-disant kidnapping d’enfants par des Roms. La rumeur des vols de sexe reprend-elle aussi des codes racistes dirigés vers un groupe particulier de personne ?
B. : Les accusés sont en effet souvent des étrangers. Certes pas tout le temps mais de manière significative. Ce peut être des étrangers au sens ethnique comme au Nigeria par exemple dans les années 1970 où il semble que ce soit des Haoussas, des habitants du nord du pays, qui étaient accusés par des non Haoussas. Quand la rumeur est sortie du Nigeria pour se propager dans d’autres pays d’Afrique, cette fois-ci ce sont les Nigérians qui étaient le plus souvent accusés, comme si la rumeur conservait d’une certaine façon la mémoire de son foyer d’origine. Les stéréotypes xénophobes liés aux migrations internes au continent africain sont un élément explicatif de la stigmatisation de telle ou telle communauté. Prenons l’exemple du Bénin au début des années 2000 : les personnes accusées de vol de sexe étaient majoritairement des Nigérians qui avaient migré dans le pays suite à la guerre du Biafra. Lorsqu’un Nigérian était accusé de vol de sexe, la foule ne se contentait pas forcément de lyncher cet individu. Il est arrivé qu’elle se dirige ensuite vers un quartier ou un marché, réputé héberger une majorité d’étrangers pour y mettre le feu et piller les commerces. La composante xénophobe est donc un moteur qui peut pousser à aller plus loin que le lynchage et peut mener au pillage ou à la destruction.
CW : Quelle est la supposée motivation des voleurs de sexe ?
B. : C’est, étrangement, un point dont les gens parlent très peu lorsqu’ils discutent spontanément de la rumeur. Mais si on les questionne plus précisément à ce sujet, ils expliquent que le sexe volé servirait à fabriquer des objets qui aideraient son détenteur à s’enrichir ou à gagner du pouvoir. On retrouve là les motivations que l’on attribue habituellement à la sorcellerie. Il y a l’idée que les élites dirigeantes sont prêtes sacrifier les gens du peuple, les plus démunis, à des fins égoïstes par des moyens occultes. Cela participe d’une pensée politique au sujet des rapports entre les dominés et les dominants, les pauvres et les riches.
CW : Mais pourquoi c’est le sexe qui est ici visé et non pas une autre partie du corps ?
B. : La rumeur s’articule autour des organes génitaux parce qu’on ne peut pas vérifier si le sexe a vraiment rétréci ou si la présumée victime est devenue impuissante. D’autre part, dans les croyances traditionnelles liées à la sorcellerie, le sexe renvoie à la vitalité et à la fécondité. Quand on touche le sexe, on touche par conséquent l’élément le plus vital de l’individu ou, plus largement, du groupe. On touche aux représentations liées à la virilité, à la masculinité. La rumeur du vol de sexe doit ainsi être mise en rapport avec une certaine crise de la masculinité : elle exprime sur un mode dramatique des angoisses liées au statut de la virilité dans les sociétés africaines contemporaines.
CW : Les femmes ne sont pas donc pas concernées par cette rumeur ?
B. : Les femmes sont très peu touchées, entre 5 et 10% des cas à peine. On leur volerait leur poitrine ou leurs organes génitaux. Il existe également une version un peu différente de la rumeur qui raconte que le vagin de la victime serait scellé, l’empêchant ainsi d’avoir des rapports sexuels, mais aussi d’enfanter. Cette version renvoie moins à l’idée de vol qu’à la privation de tout accès à la sexualité et à la fécondité. C’est un thème caractéristique : les affaires de sorcellerie qui touchent les femmes concernent très souvent des problèmes d’infécondité. Mais cela reste minoritaire, les hommes sont beaucoup plus touchés que les femmes et les accusés sont eux aussi majoritairement des hommes. C’est en ce sens que la rumeur du vol de sexe reste un phénomène très largement masculin.
Entretien avec Julien Bonhomme
Anthropologue et maître de conférences à l’École Normale Supérieure (ENS), Julien Bonhomme a longuement étudié les mécanismes des rumeurs. C’est lors d’un voyage au Gabon qu’il prend connaissance d’une rumeur de vols de sexes à laquelle il a consacré un ouvrage paru il y a dix ans. Il revient pour nous sur cette croyance très répandue en Afrique subsaharienne.
Conspiracy Watch : En quoi consiste cette rumeur de « vol de sexe » ?
Julien Bonhomme : Son scénario est assez stable dans le temps et dans l’espace : un inconnu croise un autre inconnu, souvent dans un espace public, typiquement dans la rue, un marché, ou un transport collectif. Les deux individus vont échanger lors de cette rencontre éphémère qui se conclura par une poignée de mains. Suite à cette poignée de mains, la personne qui s’est faite accoster, a soudainement la sensation que son sexe aurait soit disparu, soit qu’il aurait rétréci. L’événement n’est évidemment pas anodin. Passé un moment de frayeur, le présumé volé lance l’alarme, et étant dans un lieu public, une foule se rassemble et s’en prend de manière hostile au présumé coupable en allant parfois jusqu’à le lyncher à mort. On voit donc que la rumeur peut avoir des conséquences bien réelles.
CW : Quand et d’où part cette rumeur ? Combien de morts ou de blessés a-t-elle engendré ?
B. : Il est difficile de connaître le nombre exact de victimes violentées ou tuées à cause de cette rumeur. Elle existe depuis le début des années 1970 : elle est apparue au Nigeria et a circulé dans une quinzaine de pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Mais cette rumeur possède une existence cyclique et se manifeste à travers de brusques flambées sporadiques. Elle circule dans un pays pendant quelques semaines puis disparaît. Ce sont des épisodes intenses mais assez brefs où il peut parfois y avoir jusqu’à une dizaine ou une vingtaine de morts. C’est ce que les folkloristes appellent une « diving rumor », c’est-à-dire qu’elle ne disparaît jamais : elle refait surface de manière épisodique depuis le début des années 1970.
CW : Pourquoi est-elle partie du Nigeria ?
B. : A mon avis, pour plusieurs raisons : c’est le pays le plus peuplé d’Afrique, avec une très forte diversité culturelle. C’est aussi le plus urbanisé du continent mais c’est également un pays marqué par l’insécurité, ainsi que par des formes de violence entre communautés. Cela constitue un terreau propice à l’émergence de toutes sortes de rumeurs qui circulent en ville, de manière plus rapide qu’en milieu villageois. Ce qui est néanmoins marquant dans la diffusion de cette rumeur, c’est que jusque dans les années 1990, elle circule très peu hors du Nigeria, à part au Cameroun et au Ghana qui sont des pays voisins, mais guère au-delà. Ce n’est qu’au milieu des années 1990 que la rumeur explose vraiment et qu’elle devient une rumeur transnationale, se jouant désormais des frontières et circulant au sein d’un vaste ensemble de pays qui va de la Mauritanie au nord, au Soudan à l’est et en République Démocratique du Congo au sud.
CW : Et cette explosion s’explique par la multiplication des médias ?
B. : Oui. Jusque dans les années 1990, la plupart des pays d’Afrique francophone mais aussi au-delà, n’ont pas de groupes de médias privés, seulement une presse officielle qui rendait principalement compte des faits et gestes des élites dirigeantes. Dans les années 1990, s’opère une libéralisation du secteur des médias et de la communication avec l’émergence de groupes privés et avec eux, de médias populaires sur le modèle du tabloïd. Pour des raisons commerciales, ces médias se nourrissent de rumeurs, de faits divers, donnant ainsi une large place à ce genre d’histoires. Les médias représentent par conséquent des acteurs importants de la circulation de cette rumeur de vol de sexe.
CW : Au lieu de rétablir les faits, les médias propagent donc ce bruit ?
B. : La dynamique est en réalité plus compliquée. Dans un premier temps, les médias commencent par relayer, d’abord via la radio qui est un média très réactif. Le lendemain, des articles paraissent dans la presse papier. Mais ce ne sont pas les médias qui créent cette rumeur de toutes pièces, ils se contentent de la reprendre. Toutefois, en en parlant, ils lui donnent une caisse de résonance très forte. Mais dans un deuxième temps, il y a discussion au sein des rédactions : les journalistes, tout comme la population de manière plus générale, ont des avis très clivés sur le sujet. Tout le monde n’y croit pas. On en parle beaucoup justement parce qu’on ne sait quoi en penser. Au départ, dans une logique qui est celle de la course au scoop, les médias vont en parler sans mettre de guillemets. Mais progressivement, les journalistes commencent à enquêter. Les guillemets, le conditionnel, la prudence apparaissent alors. Mais la rumeur est déjà lancée. Le traitement médiatique de la rumeur s’inscrit donc dans une temporalité évolutive. Les médias sont des acteurs incontournables dans la propagation de la rumeur et ils ont clairement participé à son internationalisation. Mais on ne peut pour autant les accuser de tous les maux non plus.
CW : On a récemment vu une rumeur se propager en France sur des soi-disant kidnapping d’enfants par des Roms. La rumeur des vols de sexe reprend-elle aussi des codes racistes dirigés vers un groupe particulier de personne ?
B. : Les accusés sont en effet souvent des étrangers. Certes pas tout le temps mais de manière significative. Ce peut être des étrangers au sens ethnique comme au Nigeria par exemple dans les années 1970 où il semble que ce soit des Haoussas, des habitants du nord du pays, qui étaient accusés par des non Haoussas. Quand la rumeur est sortie du Nigeria pour se propager dans d’autres pays d’Afrique, cette fois-ci ce sont les Nigérians qui étaient le plus souvent accusés, comme si la rumeur conservait d’une certaine façon la mémoire de son foyer d’origine. Les stéréotypes xénophobes liés aux migrations internes au continent africain sont un élément explicatif de la stigmatisation de telle ou telle communauté. Prenons l’exemple du Bénin au début des années 2000 : les personnes accusées de vol de sexe étaient majoritairement des Nigérians qui avaient migré dans le pays suite à la guerre du Biafra. Lorsqu’un Nigérian était accusé de vol de sexe, la foule ne se contentait pas forcément de lyncher cet individu. Il est arrivé qu’elle se dirige ensuite vers un quartier ou un marché, réputé héberger une majorité d’étrangers pour y mettre le feu et piller les commerces. La composante xénophobe est donc un moteur qui peut pousser à aller plus loin que le lynchage et peut mener au pillage ou à la destruction.
CW : Quelle est la supposée motivation des voleurs de sexe ?
B. : C’est, étrangement, un point dont les gens parlent très peu lorsqu’ils discutent spontanément de la rumeur. Mais si on les questionne plus précisément à ce sujet, ils expliquent que le sexe volé servirait à fabriquer des objets qui aideraient son détenteur à s’enrichir ou à gagner du pouvoir. On retrouve là les motivations que l’on attribue habituellement à la sorcellerie. Il y a l’idée que les élites dirigeantes sont prêtes sacrifier les gens du peuple, les plus démunis, à des fins égoïstes par des moyens occultes. Cela participe d’une pensée politique au sujet des rapports entre les dominés et les dominants, les pauvres et les riches.
CW : Mais pourquoi c’est le sexe qui est ici visé et non pas une autre partie du corps ?
B. : La rumeur s’articule autour des organes génitaux parce qu’on ne peut pas vérifier si le sexe a vraiment rétréci ou si la présumée victime est devenue impuissante. D’autre part, dans les croyances traditionnelles liées à la sorcellerie, le sexe renvoie à la vitalité et à la fécondité. Quand on touche le sexe, on touche par conséquent l’élément le plus vital de l’individu ou, plus largement, du groupe. On touche aux représentations liées à la virilité, à la masculinité. La rumeur du vol de sexe doit ainsi être mise en rapport avec une certaine crise de la masculinité : elle exprime sur un mode dramatique des angoisses liées au statut de la virilité dans les sociétés africaines contemporaines.
CW : Les femmes ne sont pas donc pas concernées par cette rumeur ?
B. : Les femmes sont très peu touchées, entre 5 et 10% des cas à peine. On leur volerait leur poitrine ou leurs organes génitaux. Il existe également une version un peu différente de la rumeur qui raconte que le vagin de la victime serait scellé, l’empêchant ainsi d’avoir des rapports sexuels, mais aussi d’enfanter. Cette version renvoie moins à l’idée de vol qu’à la privation de tout accès à la sexualité et à la fécondité. C’est un thème caractéristique : les affaires de sorcellerie qui touchent les femmes concernent très souvent des problèmes d’infécondité. Mais cela reste minoritaire, les hommes sont beaucoup plus touchés que les femmes et les accusés sont eux aussi majoritairement des hommes. C’est en ce sens que la rumeur du vol de sexe reste un phénomène très largement masculin.
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