Il est toujours réjouissant de voir Sherlock Holmes mépriser l’antisémitisme, non seulement en tant qu’insulte à la logique, mais aussi en tant qu’idéologie aux antipodes de sa propre humanité.
Infatigable Sherlock Holmes ! Après avoir résolu les énigmes les plus tarabiscotées de l’ère victorienne, mis hors d’état de nuire le « Napoléon du Crime », identifié tous les avatars de Jack l’Eventreur, y compris dans les salles obscures (hélas non sans verser dans le complotisme) et démasqué le Monstre du Loch Ness, le plus grand détective du monde s’attaque, cette fois-ci, à un fameux mystère historique : l’origine des Protocoles des Sages de Sion*.
Il y a belle lurette que le personnage a échappé à son créateur, Conan Doyle. Par bonheur, l’auteur, Nicholas Meyer, connaît fort bien l’univers holmesien. C’est sous sa plume, notamment, que Sherlock Holmes croisera la route de Sigmund Freud (La Solution à 7%, Robert Laffont, 1976, qu’il scénarisera pour le film Sherlock Holmes attaque l’Orient-Express). Dans le jubilatoire C’était demain (roman qu’il adaptera lui-même en film), Meyer avait également mis en scène un duel entre H.G. Wells et Jack l’Eventreur à travers le temps, de Londres à San Francisco…
En l’espèce, Meyer campe son intrigue en 1905. À Londres, on retrouve le cadavre d’une espionne britannique dérivant sur la Tamise – et sur ce cadavre, un document intitulé Protocoles des Sages de Sion, qui expose le plan de conquête du monde par une conspiration internationale juive. Coïncidence ? Theodor Herzl, chantre du sionisme, a été retrouvé mort l’année précédente ! Pour Sherlock Holmes, assisté de son fidèle Watson, commence une enquête aux multiples rebondissements, qui les amènera à croiser des personnalités bien réelles telles que Chaïm Weizmann (futur premier président de l’État d’Israël), la traductrice Constance Garnett, la romancière socialiste Anna Strunsky, l’écrivain Israel Zangwill, et même un certain « colonel Esterhazy » ! C’est en Russie qu’il leur faudra trouver la vérité, une Russie opprimée par l’autocratie, mais vaincue par le Japon et secouée par une révolution, conditions propices à la persécution de boucs émissaires juifs.
Qu’on se rassure : Sherlock ne croit pas un instant à l’authenticité des Protocoles (« Des banquiers de mèche avec des socialistes ? Une telle collaboration byzantine ne peut résulter que d’un esprit malade »). L’enjeu de l’aventure tient en une phrase : retrouver les faussaires, pour discréditer la supercherie. Il n’échappe pas au détective qu’un tel mensonge peut justifier toutes les abominations : « Sous des conditions économiques défavorables, et poussés par une propagande suffisamment persuasive se faisant passer pour la vérité, des ignorants pourraient être amenés à se retourner contre des voisins avec qui ils ne se sont jamais querellés auparavant. » Nos héros en auront eux-mêmes un douloureux aperçu en découvrant des survivants du pogrom de Kichinev de 1903.
Sans rien divulguer de la trame, notons que la solution de l’énigme ne surprendra pas les connaisseurs. Curieusement, Meyer commet plusieurs impairs historiques : alors que son roman se déroule en janvier 1905, il évoque la mutinerie du cuirassé Potemkine qui éclatera cinq mois plus tard ; plus grave encore, s’il rappelle en conclusion que le Times de Londres a, le premier, exposé le caractère frauduleux des Protocoles, il omet de préciser que ce même quotidien les avait initialement pris au sérieux.
Au moins l’auteur a-t-il su composer un agréable page-turner. Du reste, il est toujours réjouissant de voir Sherlock Holmes mépriser l’antisémitisme, non seulement en tant qu’insulte à la logique, mais aussi en tant qu’idéologie aux antipodes de sa propre humanité.
Le roman offre surtout l’occasion à Nicholas Meyer de rappeler à quel point l’époque holmesienne suintait l’antisémitisme (le frère de Sherlock, Mycroft, n’y échappe pas). Et que la nôtre, riche en « fake news » et « théories du complot » parfois propagées par des chefs d’État tels que Donald Trump et Vladimir Poutine, ne vaut guère mieux. « Comment empêcher un mensonge de se répandre ? » s’interroge amèrement Watson. La réponse n’a rien d’élémentaire.
EXTRAIT :
— Il y a deux ans à Kichinev, des Juifs ont été massacrés. La ville comptait une forte population juive, mais en à peine deux jours, cinquante furent tués et plus de six cents autres furent violés ou blessés. Plus de mille maisons juives furent mises à sac et détruites.
— Les crimes ne cessent de prendre de l’ampleur, murmura Holmes.
— Que dites-vous ?
— Rien, lui assura le détective, le doigt planant toujours au-dessus de la ville.
— Vous avez dit six cents ? commençai-je.
— Violés ou blessés. Bon nombre brûlés vifs. Par leurs voisins chrétiens. Ce fut un carnage affreux.
— Goyim, murmura Holmes.
Le visage de Zangwill afficha à nouveau la surprise.
— C’est cela. Ce genre de massacre n’est pas rare en Russie. On les appelle des pogroms.
— Po…
— Pogroms. Celui de Kichinev n’était que le plus récent et sans doute le plus brutal. Les autorités les encouragent, invoquant les succès des Juifs pour attiser des jalousies qu’ils exacerbent avec des documents visant à enflammer des chrétiens qui vivaient depuis des générations en harmonie avec leurs voisins sémitiques. Les pogroms sont devenus une sorte de soupape pour la populace enragée d’un État défaillant.
— Le réflexe conditionné, entendis-je Holmes marmonner dans sa barbe.
— Dans le cas présent, l’assassinat d’un enfant chrétien fut imputé aux Juifs qui l’auraient utilisé pour un sacrifice rituel, étalant son sang au-dessus du linteau de leurs portes pendant la cérémonie que nous appelons Pessah. L’accusation ne disparut pas, même quand on découvrit que le garçon avait été tué par son propre cousin. Il est difficile de corriger des rumeurs, et de défaire les torts causés.
Zangwill roula la carte et la rangea pendant que nous rejoignions nos fauteuils.
— C’est Kichinev qui poussa Herzl à filer en Russie pour tenter de voir le tsar. Il échoua. Mais après le pogrom de Kichinev, il devint de plus en plus inquiet sur la question d’une patrie pour la communauté juive d’Europe. Je crois qu’il se heurta même directement à l’empereur Guillaume lors d’une visite à Jérusalem.
— Mais tout de même, dis-je, il ne s’inquiétait que de la Russie. Une telle chose ne pourrait jamais survenir dans une société européenne moderne.
Zangwill me jeta un regard perçant.
— Vous dites – corrigez-moi si je me trompe – qu’une telle chose ne pourrait survenir ici ?
Son ton me donna à réfléchir.
— Oui, je crois que oui, concédai-je, commençant à me sentir mal à l’aise sans en connaître la raison.
Le regard de Zangwill se perdit dans le vague.
— Vous savez que le couronnement de Richard Cœur de Lion a été célébré à l’époque en massacrant tous les Juifs d’Angleterre ?
— C’était il y a longtemps, objectai-je.
Il inclina la tête, me concédant ce point.
* Nicholas Meyer, Sherlock Holmes et les Protocoles des Sages de Sion (L’Archipel, 2022, 264 pages, 21 €, tr. fr. Sophie Guyon, éd. originale : The Adventure of the Peculiar Protocols, New York, Minotaur Books, 2019).
Infatigable Sherlock Holmes ! Après avoir résolu les énigmes les plus tarabiscotées de l’ère victorienne, mis hors d’état de nuire le « Napoléon du Crime », identifié tous les avatars de Jack l’Eventreur, y compris dans les salles obscures (hélas non sans verser dans le complotisme) et démasqué le Monstre du Loch Ness, le plus grand détective du monde s’attaque, cette fois-ci, à un fameux mystère historique : l’origine des Protocoles des Sages de Sion*.
Il y a belle lurette que le personnage a échappé à son créateur, Conan Doyle. Par bonheur, l’auteur, Nicholas Meyer, connaît fort bien l’univers holmesien. C’est sous sa plume, notamment, que Sherlock Holmes croisera la route de Sigmund Freud (La Solution à 7%, Robert Laffont, 1976, qu’il scénarisera pour le film Sherlock Holmes attaque l’Orient-Express). Dans le jubilatoire C’était demain (roman qu’il adaptera lui-même en film), Meyer avait également mis en scène un duel entre H.G. Wells et Jack l’Eventreur à travers le temps, de Londres à San Francisco…
En l’espèce, Meyer campe son intrigue en 1905. À Londres, on retrouve le cadavre d’une espionne britannique dérivant sur la Tamise – et sur ce cadavre, un document intitulé Protocoles des Sages de Sion, qui expose le plan de conquête du monde par une conspiration internationale juive. Coïncidence ? Theodor Herzl, chantre du sionisme, a été retrouvé mort l’année précédente ! Pour Sherlock Holmes, assisté de son fidèle Watson, commence une enquête aux multiples rebondissements, qui les amènera à croiser des personnalités bien réelles telles que Chaïm Weizmann (futur premier président de l’État d’Israël), la traductrice Constance Garnett, la romancière socialiste Anna Strunsky, l’écrivain Israel Zangwill, et même un certain « colonel Esterhazy » ! C’est en Russie qu’il leur faudra trouver la vérité, une Russie opprimée par l’autocratie, mais vaincue par le Japon et secouée par une révolution, conditions propices à la persécution de boucs émissaires juifs.
Qu’on se rassure : Sherlock ne croit pas un instant à l’authenticité des Protocoles (« Des banquiers de mèche avec des socialistes ? Une telle collaboration byzantine ne peut résulter que d’un esprit malade »). L’enjeu de l’aventure tient en une phrase : retrouver les faussaires, pour discréditer la supercherie. Il n’échappe pas au détective qu’un tel mensonge peut justifier toutes les abominations : « Sous des conditions économiques défavorables, et poussés par une propagande suffisamment persuasive se faisant passer pour la vérité, des ignorants pourraient être amenés à se retourner contre des voisins avec qui ils ne se sont jamais querellés auparavant. » Nos héros en auront eux-mêmes un douloureux aperçu en découvrant des survivants du pogrom de Kichinev de 1903.
Sans rien divulguer de la trame, notons que la solution de l’énigme ne surprendra pas les connaisseurs. Curieusement, Meyer commet plusieurs impairs historiques : alors que son roman se déroule en janvier 1905, il évoque la mutinerie du cuirassé Potemkine qui éclatera cinq mois plus tard ; plus grave encore, s’il rappelle en conclusion que le Times de Londres a, le premier, exposé le caractère frauduleux des Protocoles, il omet de préciser que ce même quotidien les avait initialement pris au sérieux.
Au moins l’auteur a-t-il su composer un agréable page-turner. Du reste, il est toujours réjouissant de voir Sherlock Holmes mépriser l’antisémitisme, non seulement en tant qu’insulte à la logique, mais aussi en tant qu’idéologie aux antipodes de sa propre humanité.
Le roman offre surtout l’occasion à Nicholas Meyer de rappeler à quel point l’époque holmesienne suintait l’antisémitisme (le frère de Sherlock, Mycroft, n’y échappe pas). Et que la nôtre, riche en « fake news » et « théories du complot » parfois propagées par des chefs d’État tels que Donald Trump et Vladimir Poutine, ne vaut guère mieux. « Comment empêcher un mensonge de se répandre ? » s’interroge amèrement Watson. La réponse n’a rien d’élémentaire.
EXTRAIT :
— Il y a deux ans à Kichinev, des Juifs ont été massacrés. La ville comptait une forte population juive, mais en à peine deux jours, cinquante furent tués et plus de six cents autres furent violés ou blessés. Plus de mille maisons juives furent mises à sac et détruites.
— Les crimes ne cessent de prendre de l’ampleur, murmura Holmes.
— Que dites-vous ?
— Rien, lui assura le détective, le doigt planant toujours au-dessus de la ville.
— Vous avez dit six cents ? commençai-je.
— Violés ou blessés. Bon nombre brûlés vifs. Par leurs voisins chrétiens. Ce fut un carnage affreux.
— Goyim, murmura Holmes.
Le visage de Zangwill afficha à nouveau la surprise.
— C’est cela. Ce genre de massacre n’est pas rare en Russie. On les appelle des pogroms.
— Po…
— Pogroms. Celui de Kichinev n’était que le plus récent et sans doute le plus brutal. Les autorités les encouragent, invoquant les succès des Juifs pour attiser des jalousies qu’ils exacerbent avec des documents visant à enflammer des chrétiens qui vivaient depuis des générations en harmonie avec leurs voisins sémitiques. Les pogroms sont devenus une sorte de soupape pour la populace enragée d’un État défaillant.
— Le réflexe conditionné, entendis-je Holmes marmonner dans sa barbe.
— Dans le cas présent, l’assassinat d’un enfant chrétien fut imputé aux Juifs qui l’auraient utilisé pour un sacrifice rituel, étalant son sang au-dessus du linteau de leurs portes pendant la cérémonie que nous appelons Pessah. L’accusation ne disparut pas, même quand on découvrit que le garçon avait été tué par son propre cousin. Il est difficile de corriger des rumeurs, et de défaire les torts causés.
Zangwill roula la carte et la rangea pendant que nous rejoignions nos fauteuils.
— C’est Kichinev qui poussa Herzl à filer en Russie pour tenter de voir le tsar. Il échoua. Mais après le pogrom de Kichinev, il devint de plus en plus inquiet sur la question d’une patrie pour la communauté juive d’Europe. Je crois qu’il se heurta même directement à l’empereur Guillaume lors d’une visite à Jérusalem.
— Mais tout de même, dis-je, il ne s’inquiétait que de la Russie. Une telle chose ne pourrait jamais survenir dans une société européenne moderne.
Zangwill me jeta un regard perçant.
— Vous dites – corrigez-moi si je me trompe – qu’une telle chose ne pourrait survenir ici ?
Son ton me donna à réfléchir.
— Oui, je crois que oui, concédai-je, commençant à me sentir mal à l’aise sans en connaître la raison.
Le regard de Zangwill se perdit dans le vague.
— Vous savez que le couronnement de Richard Cœur de Lion a été célébré à l’époque en massacrant tous les Juifs d’Angleterre ?
— C’était il y a longtemps, objectai-je.
Il inclina la tête, me concédant ce point.
* Nicholas Meyer, Sherlock Holmes et les Protocoles des Sages de Sion (L’Archipel, 2022, 264 pages, 21 €, tr. fr. Sophie Guyon, éd. originale : The Adventure of the Peculiar Protocols, New York, Minotaur Books, 2019).
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