Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Simone Weil et « l’histoire officielle » : cette citation apocryphe qui fait la joie des complotistes

Publié par Gilles Karmasyn04 février 2019

Comment, par paresse, manque de rigueur et souci de coller à l'air du temps, des médias institutionnels en arrivent à promouvoir une citation inexacte faisant le jeu de ceux qui se méfient du travail des historiens.

A l’occasion de l’anniversaire la mort de la philosophe Simone Weil (1909-1943), France Culture a publié le 3 février 2019 sur sa page Facebook un statut mettant en avant une série d’émissions à son sujet diffusées quelques semaines plus tôt. Le texte (voir copie d’écran ci-contre) est accompagné d’un « meme » appartenant à une catégorie désormais bien connue sur les réseaux sociaux : la citation-portrait. Le portrait d’un personnage célèbre accompagne une citation, généralement édifiante, mise scène typographiquement (mises en gras, guillemets spectaculaires, etc.).

Dans le cas présent, la citation ainsi mise en scène est la suivante :

« Croire en l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole »

Au bout d’une journée le statut était « liké » plus de 2000 fois et partagé plus de 1500. Ce statut Facebook était d’ailleurs doublé d’un tweet ayant exactement la même teneur (texte et meme de la citation).

Ce n’était pas la première fois que cette citation était mise en avant par un média culturel. La revue Sciences Humaines présente chaque semaine sur son site web une « citation de la semaine ». Le lundi 20 mars 2017 apparaît ainsi la citation choisie, un portrait de la philosophe Simone Weil surmonté d’une citation en gros caractères :

« Croire en l’histoire officielle c’est croire les criminels sur parole »

Certains mots mis en gras par France Culture ne l’avaient pas été par Sciences Humaines, mais on retrouve la même mise en scène, portrait et guillemets imposants. Dans la foulée, le groupe Facebook de la revue publie un statut avec le visuel de citation. Ce statut a été partagé près de 600 fois et « aimé » plus de mille deux cent fois. Comme dans le cas de France Culture, il est évident que le capital de confiance dont dispose la revue Sciences Humaines légitime l’authenticité de cette citation, spectaculairement mise en scène par le portrait de Simone Weil associé dans un cas à l’anniversaire de sa mort, et dans l’autre à ses années de naissance et de disparition (un émouvant « 1943 »).

Pour autant, ni Sciences Humaines, ni France Culture ne proposent la moindre source pour cette citation [Sciences Humaines a supprimé cette citation après la publication du présent article - ndlr]. Elle est considérée quasiment comme de notoriété publique, d’autant plus fiable que deux médias sérieux s’en font ici le relais. C’est, pourrait-on objecter, la règle du meme citation-portrait (iconographie avantageuse, citation profonde, typographie efficace) : la forme tient lieu de légitimité. Ici économie (foin de références compliquées, ou de gloses superflues) rime avec efficacité. La taille des guillemets est notamment un signe fort : Attention ! il s’agit d’une citation authentique. La revue Sciences Humaines qui propose chaque semaine une telle citation, toujours sur le même modèle [1] a bien intégré les codes de la communication compulsive 2.0, rejoués à l’identique par France Culture, qui en fait également un usage régulier.

Mais Simone Weil n’a jamais écrit cela.

C’est Albert Camus qui écrit, dans le bulletin de la NRF de juin 1949, à propos du texte de Simone Weil, L’Enracinement, qu’il publie la même année dans la collection Espoir chez Gallimard :

« L’histoire officielle, dit Simone Weil, consiste à croire les meurtriers sur parole » [2].

Relevons – nous y reviendrons plus tard – que Camus parle de « meurtriers » et non de « criminels » et qu’il écrit « consiste à » et non « c’est ». Il s’agit bien de la lecture de Camus, et non d’une citation stricto sensu. D’ailleurs, Camus n’utilise pas de guillemets. Dans un long développement critique contre « le dogme du progrès », où elle parle surtout d'histoire romaine, et duquel – évidemment – il serait absurde et malhonnête de l'extraire – d'où la nécessité de lire intégralement non seulement l'article original de Camus mais aussi tout le passage de Simone Weil –, la philosophe écrit :

« C'est d'ailleurs seulement parce que l'esprit historique consiste à croire les meurtriers sur parole que ce dogme semble si bien répondre aux faits » [3].

Camus n'a donc pas rapporté correctement la parole de Simone Weil (qui parle cependant elle aussi de « meurtriers » et non de « criminels »), même si la phrase de Simone Weil fait suite à un développement sur l’écriture de l’histoire (avant tout antique) qu’on peut interpréter dans le sens que semble ramasser Camus dans sa formule [4], mais qui dénote surtout d’une vision particulièrement étriquée et caricaturale de l’écriture de l’histoire romaine, sinon de l’histoire tout court. En tout état de cause, l’expression « histoire officielle » n’est pas utilisée par Simone Weil. On va voir que la version popularisée sur les réseaux sociaux s’éloigne encore non seulement de ce qu’écrit Simone Weil, mais aussi de la restitution ramassée et erronée qu’en fait Camus.

Relevons dès à présent que, pour déterminer l’authenticité de la citation et réunir les informations qui précèdent, quinze minutes sur internet suffisent. Le texte de Camus est repris sur de nombreux sites et L’Enracinement fait l’objet de plusieurs publications complètes en ligne.

Le succès de la « citation » (les guillemets, pour le coup, s’imposent désormais, pour cette version apocryphe) de Simone Weil sur internet, dans sa version France Culture - Sciences Humaines, avec « des criminels » (et non dans la version camusienne avec « les meurtriers ») est exponentiel depuis 2012. Que s’est-il passé ? D’où vient cette « citation » puisqu’elle n’est même pas tirée de Camus (sinon c’est bien « meurtriers » et « consiste à » qui auraient été utilisés) ?

Fin 2011, la Radio Télévision Suisse Romande (RTS) met en ligne progressivement l’intégralité des conférences télévisées de l’historien polygraphe Henri Guillemin, initialement diffusées au tout début des années 1970. Le format « causerie » (que popularisera en France son homologue Alain Decaux) est parfaitement adaptée à la personnalité et à la méthode de Guillemin : iconoclaste, d’un parti pris décomplexé (il haïssait Napoléon), audacieux et approximatif, cet excellent conteur est fait pour le petit écran. Or, en 1971, Guillemin consacre une série d’émissions à la Commune de Paris. La toute première, celle du 17 avril 1971, commence par trois citations et à la quarantième seconde, Guillemin assène (sans préciser sa source) :

« Il y a Simone Weil d’autre part, qui a dit : croire à l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole »

A n’en pas douter, Guillemin a lu Albert Camus (dont il tire à l’évidence l’expression « histoire officielle »), mais sûrement pas Simone Weil ! Quelqu’un avait-il relevé la « citation » en 1971 ? Nous n’en avons pas trouvé d’exemple, mais en 2012, la « citation » est remarquée (grâce à la vidéo de Guillemin sur le site de la RTS). Il est important de relever deux altérations que Guillemin introduit, sans doute inconsciemment à ce que Camus rapporte de Simone Weil : il transforme « les meurtriers » (présent chez Simone Weil comme chez Camus et qui désigne chez eux les acteurs de l’histoire qu’on écrit) en « des criminels », expression suffisamment vague (et moins brutale que « meurtriers ») pour pouvoir être comprise comme désignant les acteurs du présent, sinon les historiens eux-mêmes. Ainsi transformée par Guillemin, la « citation » comprend une véritable portée paranoïaque et dénonciatrice vis-à-vis de la production des historiens [5]. Cela n’échappera pas à certains nouveaux spectateurs de Guillemin…

En effet, très rapidement après la mise en ligne des émissions de Henri Guillemin, des enthousiastes repèrent et relaient la fameuse « citation », quelques fois en mentionnant Guillemin au début (mais évidemment jamais Camus). Très tôt cependant, la médiation de Guillemin sera omise.

Le premier à avoir relevé cette « citation » de Simone Weil chez Guillemin n’y est pas sensible par hasard : il s’agit d’Etienne Chouard, bien connu des lecteurs de Conspiracy Watch. Le 4 janvier 2012, le blogueur publie un statut sur sa page Facebook, enthousiasmé par une conférence de Guillemin sur, dit-il, « la naissance (littéralement mafieuse) de la Banque de France » (sic). Dans la foulée, il multiplie les commentaires de son propre statut et, le jour même, relève :

« "Croire à l'Histoire officielle, c'est croire des criminels sur parole" Simone Weil ».

Le soir même, la « citation » est utilisée dans un statut Facebook (sans citer ni Guillemin, ni Chouard). Un certain Lotfi Lahmar faisait cependant remarquer à Chouard que la citation ne se trouvait nulle part ailleurs sur internet. Chouard répondait le 5 janvier :

« En attendant de retrouver la source précise, je corrige donc la citation (qui me plaît bien) : "Croire à l'Histoire officielle, c'est croire des criminels sur parole." Simone Weil, citée par Henri Guillemin. »

Ce même 5 janvier 2012, la « citation » est tweetée pour la première fois, sans référence à Guillemin. Etienne Chouard ne cherchera jamais vraiment, semble-t-il, à authentifier la citation de Guillemin.

Le 7 février 2012, un blogueur de Médiapart relève explicitement la « citation » dans une courte entrée intitulée « J’ai trouvé un trésor ». La « citation » dans sa version Guillemin est mentionnée et attribuée à Simone Weil, sans précaution. Dès mars 2012, la citation apparaît dans des signatures d’internautes (parfois « Weil » y est orthographié « Veil »…). Le 19 février 2012, Etienne Chouard cite de nouveau Simone Weil (en précisant bien qu’il tient la citation de Guillemin et en renvoyant à l’émission source). Chouard ne cesse d’ailleurs d’invoquer Guillemin et Simone Weil sur son site et on constate aisément que le syntagme « histoire officielle » (toujours utilisé dans un sens extrêmement dépréciatif) y figure plusieurs dizaines de fois. Sur Twitter, les débuts sont lents, mais la progression est forte : 7 mentions en 2012, 10 en 2013, 25 en 2014, 75 en 2015 (sans compter les retweets). Guillemin est parfois – rarement  – mentionné. Sur Twitter, le rythme ralentit (40 tweets en 2016, 28 en 2017, 21 en 2018, sans compter les retweets). Sur Facebook, les statuts mentionnant la citation sont aussi de plus en plus nombreux (et mentionnent Guillemin de moins en moins) [6].

En 2014, la citation est remarquée par un autre auteur conspirationniste, l’essayiste et conférencier proche d’Egalité & Réconciliation Pierre Hillard, qui la place en quatrième de couverture de son opus, Chroniques du Mondialisme, un ouvrage republié depuis et diffusé par la boutique en ligne d’Alain Soral/Egalité et Réconciliation, Kontre Kulture. La « citation » se retrouve d’ailleurs utilisée sur des dizaines de pages du site d’Alain Soral.

En 2015, un tweeto accompagne la citation de cette question : « Simone Weil, complotiste ? ». Un autre précise : « S.W. Icône de la Résistance, philos.chrétienne ». La première « mise en scène » (élaboration d’un visuel, portrait de Simone Weil accompagné de la citation, sous forme graphique) apparaît en 2015. Trois déclinaisons précéderont la version Sciences Humaines, dont l’une tweetée par un compte intitulé « La Vieille Taupe », une référence au groupe et à la librairie négationniste des années 1970.  On compte aujourd’hui une bonne dizaine de déclinaisons du meme.

Le succès de la « citation », notamment grâce à la conjonction du syntagme « histoire officielle » et de la transformation opérée par Guillemin qui lui donne une dimension dénonciatrice/complotiste contre les historiens ne se dément pas, notamment dans les discours complotistes et négationnistes [7]. Nous laissons le lecteur faire une recherche avec les outils habituels pour faire le constat de ce succès sur internet et les réseaux sociaux, et de la coloration principalement complotiste de ce succès. Simone Weil est avant tout instrumentalisée, notamment du fait de son origine juive, par des discours politiques évidemment contraires à sa propre vision du monde.

Hélas, des personnes a priori bien intentionnées relaient également cette citation apocryphe, et elle est désormais présentée par de nombreux sites collationnant les citations comme authentique. C’est notamment le cas du site partenaire du journal Le Monde, « Le dictionnaire des citations » qui valide ainsi, depuis 2014, la « citation » comme émanant de Simone Weil.

C’est là qu’une forme d’accablement s’abat sur l’auteur de ces lignes : des médias, voire des médias institutionnels, en théorie attachés à une certaine rigueur, choisissent de promouvoir une citation sous une forme spectaculaire, sans le moindre commencement de vérification, et c’est ainsi que Sciences Humaines, ou France Culture font la promotion du discours complotiste qui invite à se méfier du travail des historiens. Au-delà du conformisme formel (il faut coller à l’air du temps du web 2.0 et le faire avec rapidité), de l’économie d’un minimum de travail avant de publier n’importe quoi, on peut aussi se poser la question de la paresse intellectuelle qui consiste à promouvoir une citation inepte, quand bien même elle aurait été authentique, sous prétexte qu’elle émanerait d’une figure révérée de la philosophie (dont le propos réel demeure caricatural et marqué par l’ignorance). Un minimum d’esprit critique, de recul, de connaissance de ce qu’est le travail des historiens depuis longtemps aurait dû retenir, sinon le bras du moins le doigt, de ceux qui appuient sur « envoyer » pour répandre un propos qui dénature radicalement – au point de les diffamer –, le travail des historiens et la connaissance historique.

Dans un grand livre publié en 1985, L'histoire sous surveillance, Marc Ferro étudiait – entre autres, oui – « l'histoire officielle », autrement dit l’histoire institutionnelle et ses travers. Sous sa plume, ce syntagme n'avait évidemment pas le sens qu'il prend chez les « truthers » du 11-Septembre et chez les négationnistes. Il s'agissait de quelque-chose d'infiniment plus complexe et intéressant que cette notion de récit mensonger imposé par les élites dans le seul but de tromper une majorité qui n'en peut mais, que cherchent à légitimer (si l'on peut dire) les conspirationnistes de tous poils, aidés par la paresse et le conformisme (pour le coup !) de médias réputés sérieux. Il faut revenir aux fondamentaux et lire les historiens, en commençant par Marc Ferro.

Ou Marc-Olivier Baruch. Dans une interview au site nonfiction.fr, l’auteur de Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit (Tallandier. 2013), rappelait que « Parler d'histoire officielle en France, comme on l'entend ou le lit encore çà et là, n'a qu'une fonction rhétorique : même ceux qui le font sont bien conscients, je pense, des limites de leurs propos face à ce qui s'est joué au cours de l'histoire récente, et qui existe encore en plus d'un point du globe, où n’existent ni liberté de pensée ni liberté de la recherche. Cela n’est évidemment pas notre cas. »

 

Notes :

[1] Les guillemets démesurés, le portrait dessiné, le choix de mettre certains mots en gras se retrouvent dans chaque citation hebdomadaire, tout comme l’absence de source.

[2] Reproduit dans Albert Camus, Œuvres complètes, (dir. Roger Grenier), IV, Paris : Club de l'honnête homme, 1983, p. 391 ou dans Clauda Cazallé Bérard, Donne tra memoria e scrittura: Fuller, Weil, Sachs, Morante, Rome : Carocci, 2009, p. 151.

[3] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris: Gallimard, coll. Espoirs, 1949, p. 290.

[4] « L'esprit dit historique ne perce pas le papier pour trouver de la chair et du sang ; il consiste en une subordination de la pensée au document. Or par la nature des choses, les documents émanent des puissants, des vainqueurs. Ainsi l'histoire n'est pas autre chose qu'une compilation des dépositions faites par les assassins relativement à leurs victimes et à eux-mêmes. Ce qu'on nomme le tribunal de l'histoire, informé de la sorte, ne saurait juger d'une autre manière que celui des Animaux malades de la peste », ibid., pp. 287-288.

[5] Le potentiel complotiste de la citation, dans sa version Albert Camus, avait cependant été perçu, et utilisé, par un contributeur au forum du site conspirationniste Reopen911 (« Redford ») qui l’attribue, sans commentaire, à Simone Weil, dans sa signature, avant même la diffusion de l’émission de Guillemin), par exemple en 2008 (voir ici).

[6] Avant 2012 : 0 ; en 2012 : cinq statuts Facebook dont deux mentionnent Guillemin ; en 2013 : dix statuts Facebook dont aucun ne mentionne Guillemin ; en 2014 : 36 statuts dont 7 citent Guillemin (20%) ; en 2015 : 112 statuts dont 15 citent Guillemin (13%), quelques dizaines de partages ; en 2016 : 129 statuts dont 5 citent Guillemin (4%).

[7] Nous avons relevé plusieurs statuts Facebook de comptes aujourd’hui désactivés, faisant l’article de contenus négationnistes à l’aide de la « citation » apocryphe. Par exemple, cette page (aujourd'hui indisponible) encourageait à visionner des vidéos du nazi revendiqué et négationniste Vincent Reynouard.

 

L'auteur : Spécialiste du négationnisme, Gilles Karmasyn est le fondateur du site Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes (PHDN.org), qu'il co-anime avec Nicolas Bernard.

 

MàJ (05/02/2019) : Le 4 février au soir, la rédaction de Sciences Humaines nous a informé sur Twitter qu'elle avait procédé au retrait de la citation attribuée à tort à Simone Weil.

MàJ (13/03/2019) : Le 12 mars, France Culture nous a confirmé via la messagerie privée de Twitter avoir supprimé ses posts correspondants à la citation faussement attribuée à Simone Weil pointée dans le présent texte.

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Comment, par paresse, manque de rigueur et souci de coller à l'air du temps, des médias institutionnels en arrivent à promouvoir une citation inexacte faisant le jeu de ceux qui se méfient du travail des historiens.

A l’occasion de l’anniversaire la mort de la philosophe Simone Weil (1909-1943), France Culture a publié le 3 février 2019 sur sa page Facebook un statut mettant en avant une série d’émissions à son sujet diffusées quelques semaines plus tôt. Le texte (voir copie d’écran ci-contre) est accompagné d’un « meme » appartenant à une catégorie désormais bien connue sur les réseaux sociaux : la citation-portrait. Le portrait d’un personnage célèbre accompagne une citation, généralement édifiante, mise scène typographiquement (mises en gras, guillemets spectaculaires, etc.).

Dans le cas présent, la citation ainsi mise en scène est la suivante :

« Croire en l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole »

Au bout d’une journée le statut était « liké » plus de 2000 fois et partagé plus de 1500. Ce statut Facebook était d’ailleurs doublé d’un tweet ayant exactement la même teneur (texte et meme de la citation).

Ce n’était pas la première fois que cette citation était mise en avant par un média culturel. La revue Sciences Humaines présente chaque semaine sur son site web une « citation de la semaine ». Le lundi 20 mars 2017 apparaît ainsi la citation choisie, un portrait de la philosophe Simone Weil surmonté d’une citation en gros caractères :

« Croire en l’histoire officielle c’est croire les criminels sur parole »

Certains mots mis en gras par France Culture ne l’avaient pas été par Sciences Humaines, mais on retrouve la même mise en scène, portrait et guillemets imposants. Dans la foulée, le groupe Facebook de la revue publie un statut avec le visuel de citation. Ce statut a été partagé près de 600 fois et « aimé » plus de mille deux cent fois. Comme dans le cas de France Culture, il est évident que le capital de confiance dont dispose la revue Sciences Humaines légitime l’authenticité de cette citation, spectaculairement mise en scène par le portrait de Simone Weil associé dans un cas à l’anniversaire de sa mort, et dans l’autre à ses années de naissance et de disparition (un émouvant « 1943 »).

Pour autant, ni Sciences Humaines, ni France Culture ne proposent la moindre source pour cette citation [Sciences Humaines a supprimé cette citation après la publication du présent article - ndlr]. Elle est considérée quasiment comme de notoriété publique, d’autant plus fiable que deux médias sérieux s’en font ici le relais. C’est, pourrait-on objecter, la règle du meme citation-portrait (iconographie avantageuse, citation profonde, typographie efficace) : la forme tient lieu de légitimité. Ici économie (foin de références compliquées, ou de gloses superflues) rime avec efficacité. La taille des guillemets est notamment un signe fort : Attention ! il s’agit d’une citation authentique. La revue Sciences Humaines qui propose chaque semaine une telle citation, toujours sur le même modèle [1] a bien intégré les codes de la communication compulsive 2.0, rejoués à l’identique par France Culture, qui en fait également un usage régulier.

Mais Simone Weil n’a jamais écrit cela.

C’est Albert Camus qui écrit, dans le bulletin de la NRF de juin 1949, à propos du texte de Simone Weil, L’Enracinement, qu’il publie la même année dans la collection Espoir chez Gallimard :

« L’histoire officielle, dit Simone Weil, consiste à croire les meurtriers sur parole » [2].

Relevons – nous y reviendrons plus tard – que Camus parle de « meurtriers » et non de « criminels » et qu’il écrit « consiste à » et non « c’est ». Il s’agit bien de la lecture de Camus, et non d’une citation stricto sensu. D’ailleurs, Camus n’utilise pas de guillemets. Dans un long développement critique contre « le dogme du progrès », où elle parle surtout d'histoire romaine, et duquel – évidemment – il serait absurde et malhonnête de l'extraire – d'où la nécessité de lire intégralement non seulement l'article original de Camus mais aussi tout le passage de Simone Weil –, la philosophe écrit :

« C'est d'ailleurs seulement parce que l'esprit historique consiste à croire les meurtriers sur parole que ce dogme semble si bien répondre aux faits » [3].

Camus n'a donc pas rapporté correctement la parole de Simone Weil (qui parle cependant elle aussi de « meurtriers » et non de « criminels »), même si la phrase de Simone Weil fait suite à un développement sur l’écriture de l’histoire (avant tout antique) qu’on peut interpréter dans le sens que semble ramasser Camus dans sa formule [4], mais qui dénote surtout d’une vision particulièrement étriquée et caricaturale de l’écriture de l’histoire romaine, sinon de l’histoire tout court. En tout état de cause, l’expression « histoire officielle » n’est pas utilisée par Simone Weil. On va voir que la version popularisée sur les réseaux sociaux s’éloigne encore non seulement de ce qu’écrit Simone Weil, mais aussi de la restitution ramassée et erronée qu’en fait Camus.

Relevons dès à présent que, pour déterminer l’authenticité de la citation et réunir les informations qui précèdent, quinze minutes sur internet suffisent. Le texte de Camus est repris sur de nombreux sites et L’Enracinement fait l’objet de plusieurs publications complètes en ligne.

Le succès de la « citation » (les guillemets, pour le coup, s’imposent désormais, pour cette version apocryphe) de Simone Weil sur internet, dans sa version France Culture - Sciences Humaines, avec « des criminels » (et non dans la version camusienne avec « les meurtriers ») est exponentiel depuis 2012. Que s’est-il passé ? D’où vient cette « citation » puisqu’elle n’est même pas tirée de Camus (sinon c’est bien « meurtriers » et « consiste à » qui auraient été utilisés) ?

Fin 2011, la Radio Télévision Suisse Romande (RTS) met en ligne progressivement l’intégralité des conférences télévisées de l’historien polygraphe Henri Guillemin, initialement diffusées au tout début des années 1970. Le format « causerie » (que popularisera en France son homologue Alain Decaux) est parfaitement adaptée à la personnalité et à la méthode de Guillemin : iconoclaste, d’un parti pris décomplexé (il haïssait Napoléon), audacieux et approximatif, cet excellent conteur est fait pour le petit écran. Or, en 1971, Guillemin consacre une série d’émissions à la Commune de Paris. La toute première, celle du 17 avril 1971, commence par trois citations et à la quarantième seconde, Guillemin assène (sans préciser sa source) :

« Il y a Simone Weil d’autre part, qui a dit : croire à l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole »

A n’en pas douter, Guillemin a lu Albert Camus (dont il tire à l’évidence l’expression « histoire officielle »), mais sûrement pas Simone Weil ! Quelqu’un avait-il relevé la « citation » en 1971 ? Nous n’en avons pas trouvé d’exemple, mais en 2012, la « citation » est remarquée (grâce à la vidéo de Guillemin sur le site de la RTS). Il est important de relever deux altérations que Guillemin introduit, sans doute inconsciemment à ce que Camus rapporte de Simone Weil : il transforme « les meurtriers » (présent chez Simone Weil comme chez Camus et qui désigne chez eux les acteurs de l’histoire qu’on écrit) en « des criminels », expression suffisamment vague (et moins brutale que « meurtriers ») pour pouvoir être comprise comme désignant les acteurs du présent, sinon les historiens eux-mêmes. Ainsi transformée par Guillemin, la « citation » comprend une véritable portée paranoïaque et dénonciatrice vis-à-vis de la production des historiens [5]. Cela n’échappera pas à certains nouveaux spectateurs de Guillemin…

En effet, très rapidement après la mise en ligne des émissions de Henri Guillemin, des enthousiastes repèrent et relaient la fameuse « citation », quelques fois en mentionnant Guillemin au début (mais évidemment jamais Camus). Très tôt cependant, la médiation de Guillemin sera omise.

Le premier à avoir relevé cette « citation » de Simone Weil chez Guillemin n’y est pas sensible par hasard : il s’agit d’Etienne Chouard, bien connu des lecteurs de Conspiracy Watch. Le 4 janvier 2012, le blogueur publie un statut sur sa page Facebook, enthousiasmé par une conférence de Guillemin sur, dit-il, « la naissance (littéralement mafieuse) de la Banque de France » (sic). Dans la foulée, il multiplie les commentaires de son propre statut et, le jour même, relève :

« "Croire à l'Histoire officielle, c'est croire des criminels sur parole" Simone Weil ».

Le soir même, la « citation » est utilisée dans un statut Facebook (sans citer ni Guillemin, ni Chouard). Un certain Lotfi Lahmar faisait cependant remarquer à Chouard que la citation ne se trouvait nulle part ailleurs sur internet. Chouard répondait le 5 janvier :

« En attendant de retrouver la source précise, je corrige donc la citation (qui me plaît bien) : "Croire à l'Histoire officielle, c'est croire des criminels sur parole." Simone Weil, citée par Henri Guillemin. »

Ce même 5 janvier 2012, la « citation » est tweetée pour la première fois, sans référence à Guillemin. Etienne Chouard ne cherchera jamais vraiment, semble-t-il, à authentifier la citation de Guillemin.

Le 7 février 2012, un blogueur de Médiapart relève explicitement la « citation » dans une courte entrée intitulée « J’ai trouvé un trésor ». La « citation » dans sa version Guillemin est mentionnée et attribuée à Simone Weil, sans précaution. Dès mars 2012, la citation apparaît dans des signatures d’internautes (parfois « Weil » y est orthographié « Veil »…). Le 19 février 2012, Etienne Chouard cite de nouveau Simone Weil (en précisant bien qu’il tient la citation de Guillemin et en renvoyant à l’émission source). Chouard ne cesse d’ailleurs d’invoquer Guillemin et Simone Weil sur son site et on constate aisément que le syntagme « histoire officielle » (toujours utilisé dans un sens extrêmement dépréciatif) y figure plusieurs dizaines de fois. Sur Twitter, les débuts sont lents, mais la progression est forte : 7 mentions en 2012, 10 en 2013, 25 en 2014, 75 en 2015 (sans compter les retweets). Guillemin est parfois – rarement  – mentionné. Sur Twitter, le rythme ralentit (40 tweets en 2016, 28 en 2017, 21 en 2018, sans compter les retweets). Sur Facebook, les statuts mentionnant la citation sont aussi de plus en plus nombreux (et mentionnent Guillemin de moins en moins) [6].

En 2014, la citation est remarquée par un autre auteur conspirationniste, l’essayiste et conférencier proche d’Egalité & Réconciliation Pierre Hillard, qui la place en quatrième de couverture de son opus, Chroniques du Mondialisme, un ouvrage republié depuis et diffusé par la boutique en ligne d’Alain Soral/Egalité et Réconciliation, Kontre Kulture. La « citation » se retrouve d’ailleurs utilisée sur des dizaines de pages du site d’Alain Soral.

En 2015, un tweeto accompagne la citation de cette question : « Simone Weil, complotiste ? ». Un autre précise : « S.W. Icône de la Résistance, philos.chrétienne ». La première « mise en scène » (élaboration d’un visuel, portrait de Simone Weil accompagné de la citation, sous forme graphique) apparaît en 2015. Trois déclinaisons précéderont la version Sciences Humaines, dont l’une tweetée par un compte intitulé « La Vieille Taupe », une référence au groupe et à la librairie négationniste des années 1970.  On compte aujourd’hui une bonne dizaine de déclinaisons du meme.

Le succès de la « citation », notamment grâce à la conjonction du syntagme « histoire officielle » et de la transformation opérée par Guillemin qui lui donne une dimension dénonciatrice/complotiste contre les historiens ne se dément pas, notamment dans les discours complotistes et négationnistes [7]. Nous laissons le lecteur faire une recherche avec les outils habituels pour faire le constat de ce succès sur internet et les réseaux sociaux, et de la coloration principalement complotiste de ce succès. Simone Weil est avant tout instrumentalisée, notamment du fait de son origine juive, par des discours politiques évidemment contraires à sa propre vision du monde.

Hélas, des personnes a priori bien intentionnées relaient également cette citation apocryphe, et elle est désormais présentée par de nombreux sites collationnant les citations comme authentique. C’est notamment le cas du site partenaire du journal Le Monde, « Le dictionnaire des citations » qui valide ainsi, depuis 2014, la « citation » comme émanant de Simone Weil.

C’est là qu’une forme d’accablement s’abat sur l’auteur de ces lignes : des médias, voire des médias institutionnels, en théorie attachés à une certaine rigueur, choisissent de promouvoir une citation sous une forme spectaculaire, sans le moindre commencement de vérification, et c’est ainsi que Sciences Humaines, ou France Culture font la promotion du discours complotiste qui invite à se méfier du travail des historiens. Au-delà du conformisme formel (il faut coller à l’air du temps du web 2.0 et le faire avec rapidité), de l’économie d’un minimum de travail avant de publier n’importe quoi, on peut aussi se poser la question de la paresse intellectuelle qui consiste à promouvoir une citation inepte, quand bien même elle aurait été authentique, sous prétexte qu’elle émanerait d’une figure révérée de la philosophie (dont le propos réel demeure caricatural et marqué par l’ignorance). Un minimum d’esprit critique, de recul, de connaissance de ce qu’est le travail des historiens depuis longtemps aurait dû retenir, sinon le bras du moins le doigt, de ceux qui appuient sur « envoyer » pour répandre un propos qui dénature radicalement – au point de les diffamer –, le travail des historiens et la connaissance historique.

Dans un grand livre publié en 1985, L'histoire sous surveillance, Marc Ferro étudiait – entre autres, oui – « l'histoire officielle », autrement dit l’histoire institutionnelle et ses travers. Sous sa plume, ce syntagme n'avait évidemment pas le sens qu'il prend chez les « truthers » du 11-Septembre et chez les négationnistes. Il s'agissait de quelque-chose d'infiniment plus complexe et intéressant que cette notion de récit mensonger imposé par les élites dans le seul but de tromper une majorité qui n'en peut mais, que cherchent à légitimer (si l'on peut dire) les conspirationnistes de tous poils, aidés par la paresse et le conformisme (pour le coup !) de médias réputés sérieux. Il faut revenir aux fondamentaux et lire les historiens, en commençant par Marc Ferro.

Ou Marc-Olivier Baruch. Dans une interview au site nonfiction.fr, l’auteur de Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit (Tallandier. 2013), rappelait que « Parler d'histoire officielle en France, comme on l'entend ou le lit encore çà et là, n'a qu'une fonction rhétorique : même ceux qui le font sont bien conscients, je pense, des limites de leurs propos face à ce qui s'est joué au cours de l'histoire récente, et qui existe encore en plus d'un point du globe, où n’existent ni liberté de pensée ni liberté de la recherche. Cela n’est évidemment pas notre cas. »

 

Notes :

[1] Les guillemets démesurés, le portrait dessiné, le choix de mettre certains mots en gras se retrouvent dans chaque citation hebdomadaire, tout comme l’absence de source.

[2] Reproduit dans Albert Camus, Œuvres complètes, (dir. Roger Grenier), IV, Paris : Club de l'honnête homme, 1983, p. 391 ou dans Clauda Cazallé Bérard, Donne tra memoria e scrittura: Fuller, Weil, Sachs, Morante, Rome : Carocci, 2009, p. 151.

[3] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris: Gallimard, coll. Espoirs, 1949, p. 290.

[4] « L'esprit dit historique ne perce pas le papier pour trouver de la chair et du sang ; il consiste en une subordination de la pensée au document. Or par la nature des choses, les documents émanent des puissants, des vainqueurs. Ainsi l'histoire n'est pas autre chose qu'une compilation des dépositions faites par les assassins relativement à leurs victimes et à eux-mêmes. Ce qu'on nomme le tribunal de l'histoire, informé de la sorte, ne saurait juger d'une autre manière que celui des Animaux malades de la peste », ibid., pp. 287-288.

[5] Le potentiel complotiste de la citation, dans sa version Albert Camus, avait cependant été perçu, et utilisé, par un contributeur au forum du site conspirationniste Reopen911 (« Redford ») qui l’attribue, sans commentaire, à Simone Weil, dans sa signature, avant même la diffusion de l’émission de Guillemin), par exemple en 2008 (voir ici).

[6] Avant 2012 : 0 ; en 2012 : cinq statuts Facebook dont deux mentionnent Guillemin ; en 2013 : dix statuts Facebook dont aucun ne mentionne Guillemin ; en 2014 : 36 statuts dont 7 citent Guillemin (20%) ; en 2015 : 112 statuts dont 15 citent Guillemin (13%), quelques dizaines de partages ; en 2016 : 129 statuts dont 5 citent Guillemin (4%).

[7] Nous avons relevé plusieurs statuts Facebook de comptes aujourd’hui désactivés, faisant l’article de contenus négationnistes à l’aide de la « citation » apocryphe. Par exemple, cette page (aujourd'hui indisponible) encourageait à visionner des vidéos du nazi revendiqué et négationniste Vincent Reynouard.

 

L'auteur : Spécialiste du négationnisme, Gilles Karmasyn est le fondateur du site Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes (PHDN.org), qu'il co-anime avec Nicolas Bernard.

 

MàJ (05/02/2019) : Le 4 février au soir, la rédaction de Sciences Humaines nous a informé sur Twitter qu'elle avait procédé au retrait de la citation attribuée à tort à Simone Weil.

MàJ (13/03/2019) : Le 12 mars, France Culture nous a confirmé via la messagerie privée de Twitter avoir supprimé ses posts correspondants à la citation faussement attribuée à Simone Weil pointée dans le présent texte.

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à propos de l'auteur
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Gilles Karmasyn
Gilles Karmasyn est le fondateur et l'animateur du site anti-négationniste Pratique de l'Histoire et Dévoiements Négationnistes (PHDN.org).
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