Se basant sur un rapport d'une organisation chrétienne ultra-conservatrice, Valeurs actuelles a consacré un nouveau dossier au philanthrope américain George Soros, accusé cette fois-ci de tirer les ficelles de la Cour européenne des droits de l'homme...
« Soros c’est Satan personnifié !!! Merci à Gregor Puppinck pour son travail d’enquête, à VA de publier les exactions de Soros. Soros a infiltré aussi le Vatican avec l’élection du pape François » : voici le genre de commentaire de lecteur laissé sur le site de Valeurs actuelles, suite à la publication, le 17 février dernier, d'un article de Bastien Lejeune prétendant dévoiler « la mainmise » de George Soros sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Le texte a été relayé sur plusieurs sites conspirationnistes comme Wikistrike ainsi que sur les réseaux sociaux, suscitant des réactions d'une virulence rare, comme l'illustre ce tweet, partagé plus de 300 fois et qui décrit l'homme d'affaires américain comme « un serpent [...] diabolique », « [l']un des pires spécimens de l'humanité » ou encore « un dictateur caché destructeur de l'Europe ».
L'article principal est assorti d'une interview de Philippe de Villiers, auteur l'année dernière de J'ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu (Fayard, 2019), un livre aux relents ouvertement complotistes sur les origines de l'Union européenne. Le souverainiste accuse Soros de « dicter l'ordre du jour politique en Europe », évoquant un « programme subliminal » visant à « faire sauter les frontières de la civilisation occidentale ». Rien de moins.
Interrogé par Conspiracy Watch, Jean Yves Camus, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, estime que « Philippe de Villiers déforme l'engagement de Soros : il transforme une action dont les motifs idéologiques et les moyens matériels sont clairs en ensemble opaque d'actions dotées d'un objectif mystérieux ("subliminal") de destruction. Il serait bien plus honnête, mais sans doute moins conforme à la mentalité de celui qui voit dans la construction européenne un vaste plan caché, de dire que Soros et les souverainistes ont deux projets politiques et civilisationnels opposés. »
C'est la deuxième fois en moins de deux ans que le très conservateur hebdomadaire dirigé par Geoffroy Lejeune (le frère aîné de Bastien Lejeune) consacre sa une à Soros.
Relayé sur les réseaux sociaux par des personnalités comme l'élu parisien UDI Yves Pozzo di Borgo, le dossier de Valeurs actuelles a suscité le 20 février la réaction des dirigeants du Rassemblement national qui demandent à ce que la France quitte la CEDH ou, à tout le moins, que « la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat [cessent] dès à présent de tenir compte des avis de la CEDH ». Pour rappel, la CEDH est une juridiction créée en 1959 à Strasbourg par les États membres du Conseil de l’Europe pour faire appliquer la Convention européenne des droits de l’homme.
Ce qui est présenté par Valeurs actuelles comme un scoop est en fait entièrement basé sur un rapport de 27 pages (200 avec les annexes) d'un dénommé Grégor Puppinck, directeur du Centre européen pour le droit et la justice (en anglais, le European Centre for Law and Justice, ECLJ).
Publié en février 2020, en même temps que le texte d'une pétition dénonçant les « conflits d'intérêts » au sein de la CEDH, ce document (« Les ONG et les juges de la CEDH 2009 - 2019 ») révèle que, sur la décennie écoulée, au moins un juge de la CEDH sur cinq a eu « un lien direct », soit en tant que collaborateur, soit en tant que dirigeant, soit en tant que participant à leurs activités, avec des ONG gravitant dans l'orbite de l'Open Society Foundations (OSF). Ce réseau de fondations a été créé par George Soros à partir des années 1980 pour promouvoir, via notamment le financement de projets de soutien à des ONG de défense des droits de l'homme, les principes d'une « société ouverte » tels que définis par le philosophe Karl Popper.
Parce qu'il estime que cette situation « met en cause l’indépendance de la Cour et l’impartialité des juges », l'ECJL formule trois recommandations : « éviter la nomination de militants aux fonctions de juge », « assurer la transparence des intérêts » et « formaliser les procédures de déport et de récusation » au sein de la Cour. Il propose notamment que la publication actuelle du CV des juges de la CEDH soit complétée d'une déclaration d’intérêts, rappelant qu'il s'agit d'une obligation pour tous les magistrats français depuis 2016.
Le rapport de Grégor Puppinck évoque à plusieurs reprises des situations pouvant possiblement relever du conflit d'intérêts, sans toutefois jamais détailler un cas en particulier. Bastien Lejeune met quant à lui en exergue l'affaire opposant les Pussy Riot à la Russie, qui serait symptomatique des dysfonctionnements supposés de la Cour.
L'affaire Pussy Riot contre la Russie
Rappelons les faits : les membres de ce groupe punk féministe russe qui avaient investi une cathédrale de Moscou en 2012 pour y protester contre la collusion de l'église orthodoxe et du Kremlin, avaient été placées pendant plusieurs mois en détention provisoire puis condamnées à des peines d'emprisonnement en camp de travail. Un happening que certains, comme le souverainiste François Asselineau, avait qualifié à l'époque dans la presse russe d'« opération [...] montée et orchestrée par les services américains dans le but de ternir l'image du régime russe et tenter de le déstabiliser ».
En juin 2012, les Pussy Riot ont introduit une requête devant la CEDH. L'affaire était alors portée devant la Cour par l'avocat bulgare Yonko Grozev. En 2015, ce dernier est élu juge au sein de la CEDH par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Mais pour Valeurs actuelles, Grozev incarne l'archétype même du « juge Soros » : l'avocat occupait auparavant des fonctions de membre dirigeant de l’Open Society Justice Initiative et était également membre de plusieurs ONG de défense des droits de l'homme. Rien d'extraordinaire à cela : il y a 47 juges à la CEDH, laquelle est composée d'un nombre de juges égal à celui des 47 États parties à la Convention. Ces juges sont élus à partir de listes de trois noms proposées par chaque État. Est-ce à dire que les ONG liées à l'OSF ont, comme on le lit dans Valeurs actuelles, « envoyé » leurs hommes à la Cour de Strasbourg pour qu'ils y deviennent juges ? Cela supposerait que l'OSF « infiltre », dans le cas de Grozev, la République de Bulgarie au plus haut niveau et, dans les cas des juges ayant eu des liens avec des ONG proches de l'OSF, les autorités de plusieurs autres pays européens. Une autre hypothèse, plus économe, voudrait que Yonko Grozev ait été proposé par les autorités de son pays pour siéger à la Cour du fait de son expertise de juriste en matière de droits de l'homme. Tout simplement.
Toujours est-il qu'en 2018, la Cour de Strasbourg a condamné la Russie dans l'affaire Pussy Riot pour violation de plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l'homme. L'arrêt de chambre concerné prévoit le versement d'un montant de 11 760 euros pour frais et dépens, correspondant aux honoraires d'avocats – et donc vraisemblablement, pour tout ou partie, à des honoraires versés à Grozev. Valeurs actuelles suggère que cette circonstance est scandaleuse, cite Puppinck (« Quelle peut être l'impartialité de la cour quand l'avocat des parties devient juge avant que le jugement ne soit rendu ? ») et indique que, depuis lors, Grozev « a siégé dans plusieurs affaires introduites ou soutenues par l'ONG qu'il avait lui-même fondée ». Pour l'hebdomadaire, il ne fait aucun doute que la condamnation de la Russie dans l'affaire Pussy Riot « porte la marque de George Soros ».
Pourtant, deux précisions essentielles sur cette affaire ne sont portées à la connaissance de leurs lecteurs ni par Grégor Puppinck ni par Bastien Lejeune : non seulement Yonko Grozev ne faisait pas partie des sept juges de la chambre de la CEDH qui ont rendu l'arrêt concerné, mais un juge de nationalité russe – c'est-à-dire élu après avoir été proposé officiellement par la Fédération de Russie –, Dmitry Dedov, siégeait également dans la formation de jugement. Or, si l'on suit la logique de Valeurs actuelles et de l'ECJL, cette circonstance ne devrait-elle pas être considérée comme un « conflit d'intérêts », la Fédération de Russie étant l'une des deux parties à l'affaire ?
Si l'on se fie au rapport de Puppinck, on n'y recense que deux affaires dans lesquelles le juge Grozev ne s’est pas déporté alors que l'ONG avec laquelle il avait collaboré auparavant représentait un requérant. Dans douze autres affaires, le juge bulgare s'est mis en situation de ne pas siéger : « Dans 9 cas, explique Grégor Puppinck, M. Grozev s’est déporté alors que son ONG agissait comme requérante ou comme représentante du requérant. [...] M. Grozev s’est en outre déporté de deux affaires représentées par son ancienne associée, et d’une affaire qu’il avait lui-même introduite ». Puppinck affirme que le juge Grozev « a aussi siégé dans 5 affaires où intervenait la Fondation Helsinki de Pologne [autre institution liée à l'OSF - ndlr] » sans indiquer toutefois à quel titre. Or, cela n'est pas indifférent : intervenir dans une affaire comme requérant ou comme représentant d'un requérant n'est pas la même chose que d'y intervenir comme tierce partie. Dans ce dernier cas, l'ONG se contente de communiquer à la Cour des observations dites « en tierce intervention » qui n'ont pas plus de valeur qu'un avis. En aucun cas ces avis ne lient la Cour ou ne sont de nature à porter atteinte à son indépendance. Du reste, là encore, l'ECJL est intervenu plusieurs fois comme tierce partie sans que cette circonstance puisse être considérée comme un dysfonctionnement dans le processus normal de la justice.
Un pseudopode d'un groupe fondamentaliste chrétien américain
Ce ne sont pas les seuls éléments passés sous silence par Valeurs actuelles. L'hebdomadaire conservateur est en effet peu disert sur l'ECJL et son directeur, Grégor Puppinck. Le journal Le Monde, sous la plume de Samuel Laurent, rappelle pourtant que cette ONG « peu connue en France [...] hante depuis deux décennies les arcanes de la CEDH pour y porter la voix du conservatisme chrétien ». Et de poursuivre :
« Le lobby, dont la devise, "Justice et Droit sont l’appui de ton trône, Amour et Vérité marchent devant ta face", est tirée des Psaumes de la Bible, relaie au plan européen nombre des combats de La Manif pour tous, le mouvement français antimariage homosexuel, encore mobilisé mardi 3 mars contre la loi bioéthique. Grégor Puppinck, était présent sur le podium de nombreux rassemblements contre le mariage gay ou la procréation médicalement assistée (PMA), de 2013 à 2019. [...] La première grande victoire de l’ECLJ, l’affaire Lautsi, dans laquelle le think tank a plaidé pour que l’Italie puisse maintenir des crucifix dans ses écoles, a valu en 2011, à M. Puppinck le titre de chevalier de l’ordre du Mérite de la République italienne. L’homme est aussi commandeur dans l’ordre vaticanais de Saint-Grégoire-le-Grand, décerné par le Saint-Siège aux défenseurs de l’Eglise. »
Mais ce que Valeurs actuelles n'indique jamais à ses lecteurs, c'est que l'organisation dirigée par Grégor Puppinck n'est que la branche en Europe d'une organisation fondamentaliste créée par un prédicateur chrétien américain multimillionnaire :
« [L]’ECLJ n’est qu’une filiale européenne d’un groupe américain dont elle reprend le nom : l’American Center for Law and Justice (ACLJ), une structure créée en 1990 par l’un des chefs de file du conservatisme chrétien américain, Pat Robertson. Plusieurs fois candidat à l’investiture républicaine, ce télévangéliste multimillionnaire, fondateur d’un réseau de radios et télévisions chrétiennes, Christian Broadcasting Network, est connu pour ses prises de positions outrancières, évoquant notamment une conspiration des juifs, des francs-maçons ou des Illuminati pour la domination mondiale. »
Complaisamment présenté comme un « lanceur d'alerte », Grégor Puppinck n'est pas un inconnu. Auteur de Les droits de l'homme dénaturé (éd. du Cerf, 2018) il s'est notamment illustré dans les colonnes du FigaroVox en critiquant la CEDH pour avoir refusé d'autoriser un maire à faire primer ses convictions religieuses sur le droit civil. Ou, en décembre 2018, dans une tribune reprise par le député souverainiste Nicolas Dupont-Aignan, où il affirmait à tort que la CEDH « [acceptait] maintenant [l'application de la charia] en Europe à certaines conditions ». Il faisait allusion à une décision de la CEDH du 19 décembre 2018 dans une affaire de droits de succession dans laquelle la Grèce avait été condamnée justement pour avoir appliqué la charia en lieu et place du droit civil. La présentation particulièrement biaisée de la décision de la CEDH par le directeur de l'ECJL avait donné lieu à une mise au point de Nicolas Hervieu, juriste spécialisé en droit européen des droits de l'homme, montrant que, contrairement à ce que suggérait Puppinck, l'arrêt de la CEDH concerné récusait en réalité la situation discriminatoire née de l'application de la charia par les tribunaux grecs. Cette réfutation est publique, mais Valeurs actuelles n'en dit rien. Pis : Bastien Lejeune ouvre son article en relayant cette fausse information :
Il y a un autre point sur lequel Valeurs actuelles omet d'informer ses lecteurs. Il s'agit de l'hystérie haineuse que cristallise la personne de George Soros en général – il fut récemment accusé d'être à l'origine de l'épidémie mondiale de coronavirus – et au sein de l'influente complosphère antisémite en particulier. Une hystérie que ce genre de dossier, incomplet, diabolisateur et sensationnaliste, est propre à flatter. C'est ainsi que la webTV d'extrême droite TV Libertés a rebondi, le 21 février dernier, sur la publication du dossier de Valeurs actuelles pour diffuser à nouveau une interview de Pierre-Antoine Plaquevent, auteur de Soros et la société ouverte. Métapolitique du globalisme dont la promotion a été assurée par le site russe Sputnik, la Fondation Polémia, de Jean-Yves Le Gallou, ou encore le site d'Alain Soral, Égalité & Réconciliation.
L'ouvrage de Plaquevent sur Soros a été édité en 2018 chez Le Retour aux sources, la maison d'édition de Michel Drac. Le livre est préfacé par Xavier Moreau et postfacé par le conférencier soralien Lucien Cerise. Animateur depuis 2011 de Les-non-alignés.fr, un site conspirationniste évoluant dans la mouvance soralo-dieudonniste, Plaquevent présentait l'année dernière son livre à Lille, lors d'une conférence organisée par la section locale d'Égalité & Réconciliation. Sans surprise, on retrouve dans son discours les obsessions (« mondialisme », « cosmopolitisme », etc.) qui constituent la matrice antijuive d'Alain Soral :
Voir aussi :
Soros est-il un « conspirateur mondial sioniste bolchevik judéo-ploutocratique » ?
« Soros c’est Satan personnifié !!! Merci à Gregor Puppinck pour son travail d’enquête, à VA de publier les exactions de Soros. Soros a infiltré aussi le Vatican avec l’élection du pape François » : voici le genre de commentaire de lecteur laissé sur le site de Valeurs actuelles, suite à la publication, le 17 février dernier, d'un article de Bastien Lejeune prétendant dévoiler « la mainmise » de George Soros sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Le texte a été relayé sur plusieurs sites conspirationnistes comme Wikistrike ainsi que sur les réseaux sociaux, suscitant des réactions d'une virulence rare, comme l'illustre ce tweet, partagé plus de 300 fois et qui décrit l'homme d'affaires américain comme « un serpent [...] diabolique », « [l']un des pires spécimens de l'humanité » ou encore « un dictateur caché destructeur de l'Europe ».
L'article principal est assorti d'une interview de Philippe de Villiers, auteur l'année dernière de J'ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu (Fayard, 2019), un livre aux relents ouvertement complotistes sur les origines de l'Union européenne. Le souverainiste accuse Soros de « dicter l'ordre du jour politique en Europe », évoquant un « programme subliminal » visant à « faire sauter les frontières de la civilisation occidentale ». Rien de moins.
Interrogé par Conspiracy Watch, Jean Yves Camus, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, estime que « Philippe de Villiers déforme l'engagement de Soros : il transforme une action dont les motifs idéologiques et les moyens matériels sont clairs en ensemble opaque d'actions dotées d'un objectif mystérieux ("subliminal") de destruction. Il serait bien plus honnête, mais sans doute moins conforme à la mentalité de celui qui voit dans la construction européenne un vaste plan caché, de dire que Soros et les souverainistes ont deux projets politiques et civilisationnels opposés. »
C'est la deuxième fois en moins de deux ans que le très conservateur hebdomadaire dirigé par Geoffroy Lejeune (le frère aîné de Bastien Lejeune) consacre sa une à Soros.
Relayé sur les réseaux sociaux par des personnalités comme l'élu parisien UDI Yves Pozzo di Borgo, le dossier de Valeurs actuelles a suscité le 20 février la réaction des dirigeants du Rassemblement national qui demandent à ce que la France quitte la CEDH ou, à tout le moins, que « la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat [cessent] dès à présent de tenir compte des avis de la CEDH ». Pour rappel, la CEDH est une juridiction créée en 1959 à Strasbourg par les États membres du Conseil de l’Europe pour faire appliquer la Convention européenne des droits de l’homme.
Ce qui est présenté par Valeurs actuelles comme un scoop est en fait entièrement basé sur un rapport de 27 pages (200 avec les annexes) d'un dénommé Grégor Puppinck, directeur du Centre européen pour le droit et la justice (en anglais, le European Centre for Law and Justice, ECLJ).
Publié en février 2020, en même temps que le texte d'une pétition dénonçant les « conflits d'intérêts » au sein de la CEDH, ce document (« Les ONG et les juges de la CEDH 2009 - 2019 ») révèle que, sur la décennie écoulée, au moins un juge de la CEDH sur cinq a eu « un lien direct », soit en tant que collaborateur, soit en tant que dirigeant, soit en tant que participant à leurs activités, avec des ONG gravitant dans l'orbite de l'Open Society Foundations (OSF). Ce réseau de fondations a été créé par George Soros à partir des années 1980 pour promouvoir, via notamment le financement de projets de soutien à des ONG de défense des droits de l'homme, les principes d'une « société ouverte » tels que définis par le philosophe Karl Popper.
Parce qu'il estime que cette situation « met en cause l’indépendance de la Cour et l’impartialité des juges », l'ECJL formule trois recommandations : « éviter la nomination de militants aux fonctions de juge », « assurer la transparence des intérêts » et « formaliser les procédures de déport et de récusation » au sein de la Cour. Il propose notamment que la publication actuelle du CV des juges de la CEDH soit complétée d'une déclaration d’intérêts, rappelant qu'il s'agit d'une obligation pour tous les magistrats français depuis 2016.
Le rapport de Grégor Puppinck évoque à plusieurs reprises des situations pouvant possiblement relever du conflit d'intérêts, sans toutefois jamais détailler un cas en particulier. Bastien Lejeune met quant à lui en exergue l'affaire opposant les Pussy Riot à la Russie, qui serait symptomatique des dysfonctionnements supposés de la Cour.
L'affaire Pussy Riot contre la Russie
Rappelons les faits : les membres de ce groupe punk féministe russe qui avaient investi une cathédrale de Moscou en 2012 pour y protester contre la collusion de l'église orthodoxe et du Kremlin, avaient été placées pendant plusieurs mois en détention provisoire puis condamnées à des peines d'emprisonnement en camp de travail. Un happening que certains, comme le souverainiste François Asselineau, avait qualifié à l'époque dans la presse russe d'« opération [...] montée et orchestrée par les services américains dans le but de ternir l'image du régime russe et tenter de le déstabiliser ».
En juin 2012, les Pussy Riot ont introduit une requête devant la CEDH. L'affaire était alors portée devant la Cour par l'avocat bulgare Yonko Grozev. En 2015, ce dernier est élu juge au sein de la CEDH par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Mais pour Valeurs actuelles, Grozev incarne l'archétype même du « juge Soros » : l'avocat occupait auparavant des fonctions de membre dirigeant de l’Open Society Justice Initiative et était également membre de plusieurs ONG de défense des droits de l'homme. Rien d'extraordinaire à cela : il y a 47 juges à la CEDH, laquelle est composée d'un nombre de juges égal à celui des 47 États parties à la Convention. Ces juges sont élus à partir de listes de trois noms proposées par chaque État. Est-ce à dire que les ONG liées à l'OSF ont, comme on le lit dans Valeurs actuelles, « envoyé » leurs hommes à la Cour de Strasbourg pour qu'ils y deviennent juges ? Cela supposerait que l'OSF « infiltre », dans le cas de Grozev, la République de Bulgarie au plus haut niveau et, dans les cas des juges ayant eu des liens avec des ONG proches de l'OSF, les autorités de plusieurs autres pays européens. Une autre hypothèse, plus économe, voudrait que Yonko Grozev ait été proposé par les autorités de son pays pour siéger à la Cour du fait de son expertise de juriste en matière de droits de l'homme. Tout simplement.
Toujours est-il qu'en 2018, la Cour de Strasbourg a condamné la Russie dans l'affaire Pussy Riot pour violation de plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l'homme. L'arrêt de chambre concerné prévoit le versement d'un montant de 11 760 euros pour frais et dépens, correspondant aux honoraires d'avocats – et donc vraisemblablement, pour tout ou partie, à des honoraires versés à Grozev. Valeurs actuelles suggère que cette circonstance est scandaleuse, cite Puppinck (« Quelle peut être l'impartialité de la cour quand l'avocat des parties devient juge avant que le jugement ne soit rendu ? ») et indique que, depuis lors, Grozev « a siégé dans plusieurs affaires introduites ou soutenues par l'ONG qu'il avait lui-même fondée ». Pour l'hebdomadaire, il ne fait aucun doute que la condamnation de la Russie dans l'affaire Pussy Riot « porte la marque de George Soros ».
Pourtant, deux précisions essentielles sur cette affaire ne sont portées à la connaissance de leurs lecteurs ni par Grégor Puppinck ni par Bastien Lejeune : non seulement Yonko Grozev ne faisait pas partie des sept juges de la chambre de la CEDH qui ont rendu l'arrêt concerné, mais un juge de nationalité russe – c'est-à-dire élu après avoir été proposé officiellement par la Fédération de Russie –, Dmitry Dedov, siégeait également dans la formation de jugement. Or, si l'on suit la logique de Valeurs actuelles et de l'ECJL, cette circonstance ne devrait-elle pas être considérée comme un « conflit d'intérêts », la Fédération de Russie étant l'une des deux parties à l'affaire ?
Si l'on se fie au rapport de Puppinck, on n'y recense que deux affaires dans lesquelles le juge Grozev ne s’est pas déporté alors que l'ONG avec laquelle il avait collaboré auparavant représentait un requérant. Dans douze autres affaires, le juge bulgare s'est mis en situation de ne pas siéger : « Dans 9 cas, explique Grégor Puppinck, M. Grozev s’est déporté alors que son ONG agissait comme requérante ou comme représentante du requérant. [...] M. Grozev s’est en outre déporté de deux affaires représentées par son ancienne associée, et d’une affaire qu’il avait lui-même introduite ». Puppinck affirme que le juge Grozev « a aussi siégé dans 5 affaires où intervenait la Fondation Helsinki de Pologne [autre institution liée à l'OSF - ndlr] » sans indiquer toutefois à quel titre. Or, cela n'est pas indifférent : intervenir dans une affaire comme requérant ou comme représentant d'un requérant n'est pas la même chose que d'y intervenir comme tierce partie. Dans ce dernier cas, l'ONG se contente de communiquer à la Cour des observations dites « en tierce intervention » qui n'ont pas plus de valeur qu'un avis. En aucun cas ces avis ne lient la Cour ou ne sont de nature à porter atteinte à son indépendance. Du reste, là encore, l'ECJL est intervenu plusieurs fois comme tierce partie sans que cette circonstance puisse être considérée comme un dysfonctionnement dans le processus normal de la justice.
Un pseudopode d'un groupe fondamentaliste chrétien américain
Ce ne sont pas les seuls éléments passés sous silence par Valeurs actuelles. L'hebdomadaire conservateur est en effet peu disert sur l'ECJL et son directeur, Grégor Puppinck. Le journal Le Monde, sous la plume de Samuel Laurent, rappelle pourtant que cette ONG « peu connue en France [...] hante depuis deux décennies les arcanes de la CEDH pour y porter la voix du conservatisme chrétien ». Et de poursuivre :
« Le lobby, dont la devise, "Justice et Droit sont l’appui de ton trône, Amour et Vérité marchent devant ta face", est tirée des Psaumes de la Bible, relaie au plan européen nombre des combats de La Manif pour tous, le mouvement français antimariage homosexuel, encore mobilisé mardi 3 mars contre la loi bioéthique. Grégor Puppinck, était présent sur le podium de nombreux rassemblements contre le mariage gay ou la procréation médicalement assistée (PMA), de 2013 à 2019. [...] La première grande victoire de l’ECLJ, l’affaire Lautsi, dans laquelle le think tank a plaidé pour que l’Italie puisse maintenir des crucifix dans ses écoles, a valu en 2011, à M. Puppinck le titre de chevalier de l’ordre du Mérite de la République italienne. L’homme est aussi commandeur dans l’ordre vaticanais de Saint-Grégoire-le-Grand, décerné par le Saint-Siège aux défenseurs de l’Eglise. »
Mais ce que Valeurs actuelles n'indique jamais à ses lecteurs, c'est que l'organisation dirigée par Grégor Puppinck n'est que la branche en Europe d'une organisation fondamentaliste créée par un prédicateur chrétien américain multimillionnaire :
« [L]’ECLJ n’est qu’une filiale européenne d’un groupe américain dont elle reprend le nom : l’American Center for Law and Justice (ACLJ), une structure créée en 1990 par l’un des chefs de file du conservatisme chrétien américain, Pat Robertson. Plusieurs fois candidat à l’investiture républicaine, ce télévangéliste multimillionnaire, fondateur d’un réseau de radios et télévisions chrétiennes, Christian Broadcasting Network, est connu pour ses prises de positions outrancières, évoquant notamment une conspiration des juifs, des francs-maçons ou des Illuminati pour la domination mondiale. »
Complaisamment présenté comme un « lanceur d'alerte », Grégor Puppinck n'est pas un inconnu. Auteur de Les droits de l'homme dénaturé (éd. du Cerf, 2018) il s'est notamment illustré dans les colonnes du FigaroVox en critiquant la CEDH pour avoir refusé d'autoriser un maire à faire primer ses convictions religieuses sur le droit civil. Ou, en décembre 2018, dans une tribune reprise par le député souverainiste Nicolas Dupont-Aignan, où il affirmait à tort que la CEDH « [acceptait] maintenant [l'application de la charia] en Europe à certaines conditions ». Il faisait allusion à une décision de la CEDH du 19 décembre 2018 dans une affaire de droits de succession dans laquelle la Grèce avait été condamnée justement pour avoir appliqué la charia en lieu et place du droit civil. La présentation particulièrement biaisée de la décision de la CEDH par le directeur de l'ECJL avait donné lieu à une mise au point de Nicolas Hervieu, juriste spécialisé en droit européen des droits de l'homme, montrant que, contrairement à ce que suggérait Puppinck, l'arrêt de la CEDH concerné récusait en réalité la situation discriminatoire née de l'application de la charia par les tribunaux grecs. Cette réfutation est publique, mais Valeurs actuelles n'en dit rien. Pis : Bastien Lejeune ouvre son article en relayant cette fausse information :
Il y a un autre point sur lequel Valeurs actuelles omet d'informer ses lecteurs. Il s'agit de l'hystérie haineuse que cristallise la personne de George Soros en général – il fut récemment accusé d'être à l'origine de l'épidémie mondiale de coronavirus – et au sein de l'influente complosphère antisémite en particulier. Une hystérie que ce genre de dossier, incomplet, diabolisateur et sensationnaliste, est propre à flatter. C'est ainsi que la webTV d'extrême droite TV Libertés a rebondi, le 21 février dernier, sur la publication du dossier de Valeurs actuelles pour diffuser à nouveau une interview de Pierre-Antoine Plaquevent, auteur de Soros et la société ouverte. Métapolitique du globalisme dont la promotion a été assurée par le site russe Sputnik, la Fondation Polémia, de Jean-Yves Le Gallou, ou encore le site d'Alain Soral, Égalité & Réconciliation.
L'ouvrage de Plaquevent sur Soros a été édité en 2018 chez Le Retour aux sources, la maison d'édition de Michel Drac. Le livre est préfacé par Xavier Moreau et postfacé par le conférencier soralien Lucien Cerise. Animateur depuis 2011 de Les-non-alignés.fr, un site conspirationniste évoluant dans la mouvance soralo-dieudonniste, Plaquevent présentait l'année dernière son livre à Lille, lors d'une conférence organisée par la section locale d'Égalité & Réconciliation. Sans surprise, on retrouve dans son discours les obsessions (« mondialisme », « cosmopolitisme », etc.) qui constituent la matrice antijuive d'Alain Soral :
Voir aussi :
Soros est-il un « conspirateur mondial sioniste bolchevik judéo-ploutocratique » ?
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.