Interviewé par Frédéric Taddéï, l'essayiste, ancien officier des services de renseignement suisses, dénonce ce qu'il présente comme « le gouvernement par les fake news »... mais multiplie lui-même les contre-vérités.
Un véritable inventaire à la Prévert des théories du complot. Le 3 septembre dernier, Frédéric Taddeï recevait sur RT France, dans son émission « Interdit d'interdire », Jacques Baud, auteur du livre Gouverner par les fake news – conflits internationaux, 30 ans d'infox par les pays occidentaux (Max Milo, 2020) pour une longue interview. Sans contradicteur et pas sans concession.
« Jacques Baud est colonel d'état-major général, ancien analyste des services de renseignement stratégique suisses, spécialiste du renseignement et du terrorisme [et] engagé auprès des Nations unies dans de nombreux conflits », présente son éditeur.
Auteur de plusieurs essais, l'homme est parfois invité par les médias traditionnels pour évoquer les questions de renseignement et de terrorisme – qu'il interprète comme une réponse à « nos interventions au Moyen-Orient ». Mais on l'a récemment vu sur la web-télévision d'extrême droite TV Libertés [archive]. Il était en outre déjà intervenu sur RT France [archive].
La thèse centrale de son nouveau livre est la suivante : les gouvernements occidentaux déforment les réalités géopolitiques pour déclencher des guerres et défendre leurs intérêts. De la Syrie à l'Ukraine, de la Russie à l'Iran, on nous mentirait et la vérité serait ailleurs.
Cette petite musique avait déjà de forts accents de théorie du complot. Et de fait, pendant près d'une heure d'émission, sur de nombreux sujets (terrorisme, Syrie, Poutine, Iran...), Jacques Baud a effectivement coché la plupart des cases du bingo conspirationniste géopolitique.
L'un des premiers thèmes abordés est la diabolisation (supposée) des dictateurs et l'invention (encore supposée) de faux crimes de masse. Baud n'hésite pas à prétendre que le nombre de civils massacrés au Darfour serait cent fois inférieur aux chiffres communément admis.
« On crée une vérité, une aisance cognitive sur le fait que Poutine est un dictateur, que Bachar el-Assad est un monstre, qu'Omar el-Béchir est un génocidaire. [...] Plus personne ne se pose de questions sur des chiffres comme 200 000, 400 000 morts au Darfour. [...] Moi-même à la tête du renseignement au Darfour pendant deux ans je me suis attaché à compter ces morts, on n'est jamais arrivé à 200 000, on est arrivé au maximum à 2 500 morts », assène-t-il.
Le chiffre avancé par Jacques Baud est quatre fois inférieur à celui que le gouvernement soudanais de l'époque – responsable du « nettoyage ethnique » au Darfour pour reprendre la terminologie des Nations unies ou de Human Rights Watch – admettait lui-même en 2008, soit environ 10 000 victimes. Un chiffre déjà considéré par les experts de la région comme largement sous-estimé.
Les autres estimations varient ainsi de 100 000 à 500 000 morts. Gérard Prunier, auteur de Darfour : un génocide ambigu (éd. La Table ronde, 2005) retient par exemple le chiffre de 400 000 victimes. Les Nations unies citent le plus souvent le chiffre de 300 000 morts et trois millions de déplacés de force. Il n'y a aucune raison valable de remettre ces données officielles de l'ONU en question pour adhérer aux affirmations de Jacques Baud. La conversation dévie ensuite sur la Syrie.
Le conflit syrien a été massivement investi par les conspirationnistes : affirmant que sa couverture médiatique vise à justifier une nouvelle guerre occidentale, ils nient la responsabilité du régime Assad dans les attaques chimiques qu'il perpètre, accusent les « Casques blancs » de complicité avec les djihadistes et contestent ou minimisent les crimes de masse commis par le pouvoir syrien.
« Les attaques chimiques [...] ne sont certainement pas le fait de Bachar el-Assad. [...] [En 2013 à la Ghouta], les services de renseignement militaire américains ont déconseillé à Obama d'intervenir parce que les éléments qu'ils avaient [...] indiquaient que c'étaient en fait les rebelles qui avaient utilisé ces armes de destruction massive », claironne l'invité de Frédéric Taddéï.
Outre la fausseté de cette accusation portée à l'encontre des rebelles syriens et le caractère invérifiable de cette affirmation sur ce qu'auraient dit ses services de renseignement à Barack Obama, il est de notoriété publique que le président américain a surtout fui un nouvel engagement militaire direct des États-Unis au Moyen-Orient, redoutant que la Syrie devienne son Vietnam ou sa guerre d'Irak.
Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, Téhéran aurait joué un rôle dans cette décision, en menaçant d'interrompre les négociations – alors en cours – pour l'obtention d'un accord sur le nucléaire iranien si jamais Washington s'attaquait directement au régime syrien.
« [Dans la Ghouta en 2013, à Khan Cheikhoun en 2017 et à Douma en 2018], il n'y a pas eu d'engagement des armes [chimiques] par l'armée syrienne en revanche il y a eu dans le premier cas [la Ghouta] un engagement par les rebelles », poursuit Baud.
Le bombardement chimique de la Ghouta par le régime syrien le 21 août 2013 a donné lieu à un véritable cas d'école de la désinformation conspirationniste. Plusieurs personnalités, généralement proches de la sphère complotiste, ont tenté de démontrer que le lieu de l'attaque était trop éloigné des positions du régime pour que l'armée régulière syrienne puisse l'atteindre et que ce bombardement n'était donc rien d'autre qu'une opération sous faux drapeau orchestrée par les rebelles.
Ces affirmations ont été battues en brèche depuis longtemps. Restent les faits : une zone tenue par les rebelles syriens a été bombardée au sarin à l'aide d'une arme chimique correspondant à l'arsenal du régime syrien, alors que cette zone se trouvait bel et bien à portée des positions du régime syrien. Tout porte donc à penser que le régime syrien est responsable de cette attaque.
« Dans le deuxième cas (Khan Cheikhoun) [...] il n'y a pas eu d'armes chimiques utilisées mais des toxiques chimiques libérés [accidentellement] par un bombardement ciblé des Syriens », poursuit-il.
Faux aussi : cette affirmation fantaisiste mise en avant par le journaliste Seymour Hersh a été invalidée par le Mécanisme d'enquête conjoint (MEC ou JIM en anglais) mis en place par l'ONU et l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) pour identifier les auteurs des attaques chimiques en Syrie. En octobre 2017, suite à leurs investigations, les enquêteurs ont conclu à un bombardement au sarin effectué par l'armée de Bachar el-Assad.
« Et dans le cas de Douma, […] il n'y a rien eu du tout, simplement un bombardement "normal", si j'ose dire, d'artillerie et les rebelles ont habilement utilisé les poussières, les effets de ce bombardement pour faire croire qu'il y avait eu un engagement chimique », termine-t-il.
Faux encore : selon l'OIAC, un bombardement chimique, probablement au chlore, a bien eu lieu à Douma. Par ailleurs, plusieurs enquêtes open source, réalisées par Bellingcat et le New York Times (avec Forensic Architecture) ont démontré que les munitions retrouvées étaient utilisées par le régime syrien, et qu'elles avaient été larguées depuis le ciel (les rebelles syriens ne disposent pas de force aérienne).
« Il y a eu de nombreux lanceurs d'alerte au sein de l'OIAC qui ont confirmé que les rapports occidentaux ont été falsifiés en quelque sorte pour justifier des frappes », continue Baud.
Ces « révélations » de « lanceurs d'alerte » de l'OIAC sont pourtant bien peu probantes comme l'expliquait il y a quelques mois Conspiracy Watch. En revanche, elles ont été abondamment relayées par des personnalités connues pour diffuser la propagande du Kremlin, notamment sur la question syrienne.
« A l'époque des massacres de Homs en 2011, les services de renseignement allemands avaient établi qu'il n'y avait pas eu de massacre causé par l'armée de Bachar el-Assad », prétend-il. Une fois de plus on ignore d'où sort cette affirmation, la réalité du massacre de la place de l'Horloge (17 morts) le 19 avril 2011 étant par exemple solidement documentée.
Plus tard dans l'émission, Jacques Baud remet en question l'authenticité des photos de « César ». Après avoir déserté, ce photographe militaire syrien a dévoilé en 2013, au moyen des milliers de clichés qu’il avait lui-même pris dans le cadre de ses fonctions dans l’armée gouvernementale, les massacres et la torture dans les prisons du régime Assad. « Les organisations humanitaires qui ont vérifié ces photos se sont aperçues que pratiquement toutes les photos en question sont des photos de soldats syriens et non pas d'opposants, il y a déjà quand même quelque chose qui cloche », assène l’ancien des renseignements suisses.
En réalité, il ne fait que reprendre à son compte l'argumentaire officiel du régime syrien : en plus de « terroristes », les photos montreraient surtout « des civils et des militaires morts sous la torture aux mains de groupes terroristes armés parce qu'ils étaient accusés d'être pro-gouvernement », selon lui. On se demande d'ailleurs quelles sont les « organisations humanitaires » à avoir repris à leur compte cette version comme le prétend Baud. Plusieurs ONG comme Human Rights Watch ont confirmé la validité du document.
« La fausse vérité c'est qu'on a un gouvernement [syrien] qui est une dictature […] et l'idée que Bachar el-Assad tente de massacrer son peuple », affirme aussi l'auteur de Gouverner par les fake news dans l'émission.
Nous sommes ici obligés de rappeler que la grande majorité des 100 à 200 000 civils tués dans le conflit l'ont été par le régime syrien ; que celui-ci les cible intentionnellement ; qu'il a recours à la faim et aux sièges comme stratégie militaire ; qu'il utilise aussi les viols comme arme de guerre ; que 100 000 personnes ont disparu, été enlevées ou emprisonnées, mises au secret dans des prisons où des milliers d'autres sont mortes exécutées ou sous la torture.
Baud évoque ensuite les empoisonnements d'opposants politiques en Russie.
« On n'a pas d'histoire d'empoisonnement de la part des services secrets russes contrairement à ce qu'on dit. [...] En réalité tout porte à croire [que, dans l'affaire Skripal,] on est parti plutôt d'une intoxication alimentaire car toutes les analyses qui ont été faites par la suite n'ont jamais démontré que la Russie était impliquée. [...] Dans le meilleur des cas, si des toxiques de combats ont été utilisés, on ne sait même pas s'ils sont originaires de Russie », assure Baud.
Ce n'est pas tellement la question : le site d'investigation Bellingcat, en partenariat avec le média russe The Insider, a démontré que les principaux suspects de cette affaire étaient des agents du GRU, le renseignement militaire russe. Ce qui tranche a priori la question de l'implication de Moscou.
« Navalny, on sait qu'il s'est attaqué à la mafia, à des gens corrompus. [...] Navalny dirige des mouvements d'opposition dont les rivalités sont connues, on peut aussi imaginer que quelqu'un de son entourage ait tenté de l'assassiner. [...] L'utilisation de poison en Russie dans l'histoire récente est plutôt le fait de la mafia que de l'État russe », croit-il savoir.
On sait pourtant désormais qu'Alexeï Navalny a été empoisonné au Novitchok, une arme chimique plutôt associée aux services secrets russes (même si l'on ne dispose d'aucune preuve que Vladimir Poutine ait lui-même commandité l'opération). A notre connaissance, l'utilisation de Novitchok par la mafia russe n'a jusqu'à présent pas été constatée ; en revanche, cette substance mortelle apparaît désormais dans trois tentatives d'assassinat où le GRU est très fortement soupçonné.
Ainsi, dans une démarche pour le moins paradoxale, Jacques Baud n'a cessé, pendant près d'une heure d'émission et sans jamais être contredit, d'aligner une sorte de best-of des théories conspirationnistes géopolitiques des dix dernières années pour dénoncer de prétendues manipulations médiatiques des États occidentaux – nous vous avons épargné ses digressions sur la Libye, l'Ukraine et l'Iran. Ne tenterait-il pas lui-même de gouverner ses lecteurs par les fake news ?
Mise à jour (11/09/2020) :
Suite à la publication de cet article, Jacques Baud a réagi dans des interviews données à Hélène Richard-Favre (déboutée en première instance de sa plainte en diffamation contre la chercheuse Cécile Vaissié qui avait évoqué sa proximité avec les réseaux du Kremlin) et à Sputnik France, média contrôlé par Moscou. Sa ligne de défense tient en deux arguments principaux.
Premièrement, nous n'aurions pas lu son livre. Ce qui est vrai. Mais M. Baud est responsable de ses propos en interview, et nous sommes libres de les critiquer. N'assume-t-il donc pas ce qu'il a raconté pendant une heure à la télévision d'Etat russe ? Si ce qu'il dit en interview ne reflète pas le contenu de son livre (ce dont il est permis de douter) M. Baud ne devrait peut-être pas donner d'interviews – ou mieux les préparer.
Deuxièmement, M. Baud ne ferait que poser des questions, il n'affirmerait rien. Cette ligne de défense ne tient pas, car durant son passage sur RT France, M. Baud ne s'est pas contenté de s'interroger, il a affirmé des contre-vérités à de multiples reprises : le pouvoir syrien ne serait pas responsable des principales attaques chimiques en Syrie ; le nombre de victimes « réelles » au Darfour serait cent fois inférieur aux chiffres avancés par l'ONU ; les photos du rapport César montreraient principalement des cadavres de soldats syriens ; les services secrets russes ne pratiqueraient pas l'empoisonnement d'opposants... Nous avons déjà montré dans l'article, citations à l'appui, que cela n'était pas conforme aux faits tels qu'ils avaient pu être établis par les sources les plus fiables.
D'ailleurs, la posture consistant à dire « je ne fais que poser des questions » n'est pas innocente. Lorsque des faits sont établis par un faisceau de preuves concordantes, on peut effectivement les remettre en question si l'on remarque de véritables incohérences et à condition d'apporter de nouvelles preuves suffisamment solides pour ce faire. Cela, c'est le doute méthodique cher à Descartes. C'est ce qui se passe quand la justice rouvre une enquête déjà clôturée.
En revanche, remettre en question des faits établis sur la seule base d'un « est-on vraiment sûr que ça s'est passé comme ça ? », en mettant en avant des incohérences mineures dans la version établie (méthode hypercritique), sans apporter de preuves suffisamment solides pour étayer ses affirmations, est une démarche qui n'a plus grand chose à voir avec la scepticisme rationnel, mais relève de la méthodologie complotiste.
Comme l'écrit le chercheur Olivier Schmitt, « L’abâtardissement du doute méthodique le transforme dans l’espace public en doute systématique, mécanisme sur lequel toutes les formes de complotisme (qui sont un hyper-criticisme), prolifèrent. » A bon entendeur.
A. H.
Voir aussi :
Europe 1 : quand la théorie du complot confisque un débat sur la Syrie
Syrie : une attaque chimique « mise en scène » ? Pourquoi ça ne tient pas
Un véritable inventaire à la Prévert des théories du complot. Le 3 septembre dernier, Frédéric Taddeï recevait sur RT France, dans son émission « Interdit d'interdire », Jacques Baud, auteur du livre Gouverner par les fake news – conflits internationaux, 30 ans d'infox par les pays occidentaux (Max Milo, 2020) pour une longue interview. Sans contradicteur et pas sans concession.
« Jacques Baud est colonel d'état-major général, ancien analyste des services de renseignement stratégique suisses, spécialiste du renseignement et du terrorisme [et] engagé auprès des Nations unies dans de nombreux conflits », présente son éditeur.
Auteur de plusieurs essais, l'homme est parfois invité par les médias traditionnels pour évoquer les questions de renseignement et de terrorisme – qu'il interprète comme une réponse à « nos interventions au Moyen-Orient ». Mais on l'a récemment vu sur la web-télévision d'extrême droite TV Libertés [archive]. Il était en outre déjà intervenu sur RT France [archive].
La thèse centrale de son nouveau livre est la suivante : les gouvernements occidentaux déforment les réalités géopolitiques pour déclencher des guerres et défendre leurs intérêts. De la Syrie à l'Ukraine, de la Russie à l'Iran, on nous mentirait et la vérité serait ailleurs.
Cette petite musique avait déjà de forts accents de théorie du complot. Et de fait, pendant près d'une heure d'émission, sur de nombreux sujets (terrorisme, Syrie, Poutine, Iran...), Jacques Baud a effectivement coché la plupart des cases du bingo conspirationniste géopolitique.
L'un des premiers thèmes abordés est la diabolisation (supposée) des dictateurs et l'invention (encore supposée) de faux crimes de masse. Baud n'hésite pas à prétendre que le nombre de civils massacrés au Darfour serait cent fois inférieur aux chiffres communément admis.
« On crée une vérité, une aisance cognitive sur le fait que Poutine est un dictateur, que Bachar el-Assad est un monstre, qu'Omar el-Béchir est un génocidaire. [...] Plus personne ne se pose de questions sur des chiffres comme 200 000, 400 000 morts au Darfour. [...] Moi-même à la tête du renseignement au Darfour pendant deux ans je me suis attaché à compter ces morts, on n'est jamais arrivé à 200 000, on est arrivé au maximum à 2 500 morts », assène-t-il.
Le chiffre avancé par Jacques Baud est quatre fois inférieur à celui que le gouvernement soudanais de l'époque – responsable du « nettoyage ethnique » au Darfour pour reprendre la terminologie des Nations unies ou de Human Rights Watch – admettait lui-même en 2008, soit environ 10 000 victimes. Un chiffre déjà considéré par les experts de la région comme largement sous-estimé.
Les autres estimations varient ainsi de 100 000 à 500 000 morts. Gérard Prunier, auteur de Darfour : un génocide ambigu (éd. La Table ronde, 2005) retient par exemple le chiffre de 400 000 victimes. Les Nations unies citent le plus souvent le chiffre de 300 000 morts et trois millions de déplacés de force. Il n'y a aucune raison valable de remettre ces données officielles de l'ONU en question pour adhérer aux affirmations de Jacques Baud. La conversation dévie ensuite sur la Syrie.
Le conflit syrien a été massivement investi par les conspirationnistes : affirmant que sa couverture médiatique vise à justifier une nouvelle guerre occidentale, ils nient la responsabilité du régime Assad dans les attaques chimiques qu'il perpètre, accusent les « Casques blancs » de complicité avec les djihadistes et contestent ou minimisent les crimes de masse commis par le pouvoir syrien.
« Les attaques chimiques [...] ne sont certainement pas le fait de Bachar el-Assad. [...] [En 2013 à la Ghouta], les services de renseignement militaire américains ont déconseillé à Obama d'intervenir parce que les éléments qu'ils avaient [...] indiquaient que c'étaient en fait les rebelles qui avaient utilisé ces armes de destruction massive », claironne l'invité de Frédéric Taddéï.
Outre la fausseté de cette accusation portée à l'encontre des rebelles syriens et le caractère invérifiable de cette affirmation sur ce qu'auraient dit ses services de renseignement à Barack Obama, il est de notoriété publique que le président américain a surtout fui un nouvel engagement militaire direct des États-Unis au Moyen-Orient, redoutant que la Syrie devienne son Vietnam ou sa guerre d'Irak.
Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, Téhéran aurait joué un rôle dans cette décision, en menaçant d'interrompre les négociations – alors en cours – pour l'obtention d'un accord sur le nucléaire iranien si jamais Washington s'attaquait directement au régime syrien.
« [Dans la Ghouta en 2013, à Khan Cheikhoun en 2017 et à Douma en 2018], il n'y a pas eu d'engagement des armes [chimiques] par l'armée syrienne en revanche il y a eu dans le premier cas [la Ghouta] un engagement par les rebelles », poursuit Baud.
Le bombardement chimique de la Ghouta par le régime syrien le 21 août 2013 a donné lieu à un véritable cas d'école de la désinformation conspirationniste. Plusieurs personnalités, généralement proches de la sphère complotiste, ont tenté de démontrer que le lieu de l'attaque était trop éloigné des positions du régime pour que l'armée régulière syrienne puisse l'atteindre et que ce bombardement n'était donc rien d'autre qu'une opération sous faux drapeau orchestrée par les rebelles.
Ces affirmations ont été battues en brèche depuis longtemps. Restent les faits : une zone tenue par les rebelles syriens a été bombardée au sarin à l'aide d'une arme chimique correspondant à l'arsenal du régime syrien, alors que cette zone se trouvait bel et bien à portée des positions du régime syrien. Tout porte donc à penser que le régime syrien est responsable de cette attaque.
« Dans le deuxième cas (Khan Cheikhoun) [...] il n'y a pas eu d'armes chimiques utilisées mais des toxiques chimiques libérés [accidentellement] par un bombardement ciblé des Syriens », poursuit-il.
Faux aussi : cette affirmation fantaisiste mise en avant par le journaliste Seymour Hersh a été invalidée par le Mécanisme d'enquête conjoint (MEC ou JIM en anglais) mis en place par l'ONU et l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) pour identifier les auteurs des attaques chimiques en Syrie. En octobre 2017, suite à leurs investigations, les enquêteurs ont conclu à un bombardement au sarin effectué par l'armée de Bachar el-Assad.
« Et dans le cas de Douma, […] il n'y a rien eu du tout, simplement un bombardement "normal", si j'ose dire, d'artillerie et les rebelles ont habilement utilisé les poussières, les effets de ce bombardement pour faire croire qu'il y avait eu un engagement chimique », termine-t-il.
Faux encore : selon l'OIAC, un bombardement chimique, probablement au chlore, a bien eu lieu à Douma. Par ailleurs, plusieurs enquêtes open source, réalisées par Bellingcat et le New York Times (avec Forensic Architecture) ont démontré que les munitions retrouvées étaient utilisées par le régime syrien, et qu'elles avaient été larguées depuis le ciel (les rebelles syriens ne disposent pas de force aérienne).
« Il y a eu de nombreux lanceurs d'alerte au sein de l'OIAC qui ont confirmé que les rapports occidentaux ont été falsifiés en quelque sorte pour justifier des frappes », continue Baud.
Ces « révélations » de « lanceurs d'alerte » de l'OIAC sont pourtant bien peu probantes comme l'expliquait il y a quelques mois Conspiracy Watch. En revanche, elles ont été abondamment relayées par des personnalités connues pour diffuser la propagande du Kremlin, notamment sur la question syrienne.
« A l'époque des massacres de Homs en 2011, les services de renseignement allemands avaient établi qu'il n'y avait pas eu de massacre causé par l'armée de Bachar el-Assad », prétend-il. Une fois de plus on ignore d'où sort cette affirmation, la réalité du massacre de la place de l'Horloge (17 morts) le 19 avril 2011 étant par exemple solidement documentée.
Plus tard dans l'émission, Jacques Baud remet en question l'authenticité des photos de « César ». Après avoir déserté, ce photographe militaire syrien a dévoilé en 2013, au moyen des milliers de clichés qu’il avait lui-même pris dans le cadre de ses fonctions dans l’armée gouvernementale, les massacres et la torture dans les prisons du régime Assad. « Les organisations humanitaires qui ont vérifié ces photos se sont aperçues que pratiquement toutes les photos en question sont des photos de soldats syriens et non pas d'opposants, il y a déjà quand même quelque chose qui cloche », assène l’ancien des renseignements suisses.
En réalité, il ne fait que reprendre à son compte l'argumentaire officiel du régime syrien : en plus de « terroristes », les photos montreraient surtout « des civils et des militaires morts sous la torture aux mains de groupes terroristes armés parce qu'ils étaient accusés d'être pro-gouvernement », selon lui. On se demande d'ailleurs quelles sont les « organisations humanitaires » à avoir repris à leur compte cette version comme le prétend Baud. Plusieurs ONG comme Human Rights Watch ont confirmé la validité du document.
« La fausse vérité c'est qu'on a un gouvernement [syrien] qui est une dictature […] et l'idée que Bachar el-Assad tente de massacrer son peuple », affirme aussi l'auteur de Gouverner par les fake news dans l'émission.
Nous sommes ici obligés de rappeler que la grande majorité des 100 à 200 000 civils tués dans le conflit l'ont été par le régime syrien ; que celui-ci les cible intentionnellement ; qu'il a recours à la faim et aux sièges comme stratégie militaire ; qu'il utilise aussi les viols comme arme de guerre ; que 100 000 personnes ont disparu, été enlevées ou emprisonnées, mises au secret dans des prisons où des milliers d'autres sont mortes exécutées ou sous la torture.
Baud évoque ensuite les empoisonnements d'opposants politiques en Russie.
« On n'a pas d'histoire d'empoisonnement de la part des services secrets russes contrairement à ce qu'on dit. [...] En réalité tout porte à croire [que, dans l'affaire Skripal,] on est parti plutôt d'une intoxication alimentaire car toutes les analyses qui ont été faites par la suite n'ont jamais démontré que la Russie était impliquée. [...] Dans le meilleur des cas, si des toxiques de combats ont été utilisés, on ne sait même pas s'ils sont originaires de Russie », assure Baud.
Ce n'est pas tellement la question : le site d'investigation Bellingcat, en partenariat avec le média russe The Insider, a démontré que les principaux suspects de cette affaire étaient des agents du GRU, le renseignement militaire russe. Ce qui tranche a priori la question de l'implication de Moscou.
« Navalny, on sait qu'il s'est attaqué à la mafia, à des gens corrompus. [...] Navalny dirige des mouvements d'opposition dont les rivalités sont connues, on peut aussi imaginer que quelqu'un de son entourage ait tenté de l'assassiner. [...] L'utilisation de poison en Russie dans l'histoire récente est plutôt le fait de la mafia que de l'État russe », croit-il savoir.
On sait pourtant désormais qu'Alexeï Navalny a été empoisonné au Novitchok, une arme chimique plutôt associée aux services secrets russes (même si l'on ne dispose d'aucune preuve que Vladimir Poutine ait lui-même commandité l'opération). A notre connaissance, l'utilisation de Novitchok par la mafia russe n'a jusqu'à présent pas été constatée ; en revanche, cette substance mortelle apparaît désormais dans trois tentatives d'assassinat où le GRU est très fortement soupçonné.
Ainsi, dans une démarche pour le moins paradoxale, Jacques Baud n'a cessé, pendant près d'une heure d'émission et sans jamais être contredit, d'aligner une sorte de best-of des théories conspirationnistes géopolitiques des dix dernières années pour dénoncer de prétendues manipulations médiatiques des États occidentaux – nous vous avons épargné ses digressions sur la Libye, l'Ukraine et l'Iran. Ne tenterait-il pas lui-même de gouverner ses lecteurs par les fake news ?
Mise à jour (11/09/2020) :
Suite à la publication de cet article, Jacques Baud a réagi dans des interviews données à Hélène Richard-Favre (déboutée en première instance de sa plainte en diffamation contre la chercheuse Cécile Vaissié qui avait évoqué sa proximité avec les réseaux du Kremlin) et à Sputnik France, média contrôlé par Moscou. Sa ligne de défense tient en deux arguments principaux.
Premièrement, nous n'aurions pas lu son livre. Ce qui est vrai. Mais M. Baud est responsable de ses propos en interview, et nous sommes libres de les critiquer. N'assume-t-il donc pas ce qu'il a raconté pendant une heure à la télévision d'Etat russe ? Si ce qu'il dit en interview ne reflète pas le contenu de son livre (ce dont il est permis de douter) M. Baud ne devrait peut-être pas donner d'interviews – ou mieux les préparer.
Deuxièmement, M. Baud ne ferait que poser des questions, il n'affirmerait rien. Cette ligne de défense ne tient pas, car durant son passage sur RT France, M. Baud ne s'est pas contenté de s'interroger, il a affirmé des contre-vérités à de multiples reprises : le pouvoir syrien ne serait pas responsable des principales attaques chimiques en Syrie ; le nombre de victimes « réelles » au Darfour serait cent fois inférieur aux chiffres avancés par l'ONU ; les photos du rapport César montreraient principalement des cadavres de soldats syriens ; les services secrets russes ne pratiqueraient pas l'empoisonnement d'opposants... Nous avons déjà montré dans l'article, citations à l'appui, que cela n'était pas conforme aux faits tels qu'ils avaient pu être établis par les sources les plus fiables.
D'ailleurs, la posture consistant à dire « je ne fais que poser des questions » n'est pas innocente. Lorsque des faits sont établis par un faisceau de preuves concordantes, on peut effectivement les remettre en question si l'on remarque de véritables incohérences et à condition d'apporter de nouvelles preuves suffisamment solides pour ce faire. Cela, c'est le doute méthodique cher à Descartes. C'est ce qui se passe quand la justice rouvre une enquête déjà clôturée.
En revanche, remettre en question des faits établis sur la seule base d'un « est-on vraiment sûr que ça s'est passé comme ça ? », en mettant en avant des incohérences mineures dans la version établie (méthode hypercritique), sans apporter de preuves suffisamment solides pour étayer ses affirmations, est une démarche qui n'a plus grand chose à voir avec la scepticisme rationnel, mais relève de la méthodologie complotiste.
Comme l'écrit le chercheur Olivier Schmitt, « L’abâtardissement du doute méthodique le transforme dans l’espace public en doute systématique, mécanisme sur lequel toutes les formes de complotisme (qui sont un hyper-criticisme), prolifèrent. » A bon entendeur.
A. H.
Voir aussi :
Europe 1 : quand la théorie du complot confisque un débat sur la Syrie
Syrie : une attaque chimique « mise en scène » ? Pourquoi ça ne tient pas
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