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Tariq Ramadan victime pré-désignée d’un complot islamophobe ?

Publié par Pierre-André Taguieff03 mai 2020

Jeudi 30 avril, un nouvel « appel international pour le Professeur Tariq Ramadan », adressé à la ministre de la Justice Nicole Belloubet, a été mis en ligne sur un blog de Mediapart, signé par de nombreux universitaires tels que François Burgat, Ramón Grosfoguel ou Charles Taylor. Pierre-André Taguieff y voit une consécration académique du complotisme antisioniste.

Tariq Ramadan (crédits : Flickr/srizki, 2010).

On se souvient de l’article de Tariq Ramadan, « Les enseignements de Toulouse [1] », publié le 22 mars 2012, dans lequel le prédicateur islamiste transformait l’assassin d’enfants Mohamed Merah en victime de la société française « raciste » qui l’aurait exclu. Mais il était loin d’être le seul à pratiquer l’inversion victimaire dans l’interprétation des attentats terroristes commis par des jihadistes. Les représentants du pseudo-antiracisme contemporain adoptent la posture de l’indignation pour légitimer toute action terroriste commise par un « sujet postcolonial » de religion musulmane, défini a priori, avant toute enquête, comme une victime de la domination néocoloniale. C’est cette opération rhétorique, caractéristique du style islamo-gauchiste, qu’on trouvait dans l’article de Ramadan.

Début septembre 2019, l’islamiste médiatique Ramadan, mis en examen pour viols de quatre femmes en France (et une cinquième en Suisse), n’hésite pas à se comparer au capitaine Dreyfus dans un livre, Devoir de vérité, accompagné d’un bandeau supposé attractif : « On m’a condamné avant de me juger. Je révèle ici tout ce qu’on vous a caché. » La principale révélation porte sur le « racisme » envers les Arabo-musulmans qui, selon l’accusé, imprégnerait la société française. Bref, il serait lui-même à son tour une victime innocente du racisme, et du racisme dominant dans la France contemporaine : « l’islamophobie [2] ». Et le prédicateur de s’indigner sur la base de l’analogie entre le Juif innocent Dreyfus et le musulman innocent Ramadan, celui-ci étant supposé avoir remplacé celui-là, conformément à la nouvelle vulgate antijuive postulant que l’« islamophobie » aurait remplacé historiquement l’antisémitisme [3] :

« Sans tomber dans la caricature, n’existe-t-il vraiment aucune similarité entre “l’affaire Dreyfus” et “l’affaire Ramadan” ? […] Nul ne peut ignorer le racisme antimusulman qui s’est installé dans le pays, quotidiennement nourri par des politiques et des journalistes. Le propos islamophobe est partout normalisé, la parole raciste s’est libérée et s’exprime sans honte ni complexe. […] Hier, l’affaire Dreyfus était la conséquence directe de l’épineuse “question juive”, au cœur de la définition de la nation […]. Comment ne pas faire de parallèle avec l’“affaire Ramadan”, alors que les politiques, les intellectuels, les médias et les juges sont quotidiennement aux prises avec la lancinante question musulmane ? […] C’est aujourd’hui dans le miroir négatif de l’islam (et des Arabes) que d’aucuns pensent l’identité de la nation française. Le coupable est un “musulman” au profil idéal […]. Si la France, pour son malheur, n’enfante plus de Zola, elle semble reproduire des Dreyfus, hier juifs, aujourd’hui musulmans. Aujourd’hui Ramadan, qui sera le suivant [4] ? »

C’est là aussi une manière de s’engager dans la compétition des victimes, qui, dans la propagande antisioniste, se traduit notamment par l’érection de la Naqba en équivalent de la Shoah. D’où ces récits mythiques forgés à partir de quelques thèmes victimaires : après le Juif Dreyfus (diffamé et condamné par les antisémites), le musulman Ramadan (persécuté par les islamophobes) ; après l’antisémitisme, l’« islamophobie » ; après la Shoah, la Naqba [5]. Les massacres, les victimes innocentes et les procès truqués se multiplient mécaniquement selon une logique victimaire, réglée par la rivalité mimétique.

On sait que le prédicateur islamiste, nouveau Tartuffe accusé depuis 2017 de viols et de harcèlement sexuel par plusieurs femmes, a été mis en examen et incarcéré puis placé sous contrôle judiciaire en France. Or, ce personnage trouble a été présenté par ses admirateurs et supporters comme la victime d’une société « islamophobe ». Postcoloniaux, décoloniaux et indigénistes ont volé sans tarder au secours du prédicateur, érigé en victime de la justice « coloniale » de la France, qui pratiquerait une « inégalité de traitement » liée à l’origine ou à la religion. Le 21 février 2018, quelques semaines après l’incarcération de Ramadan, une pétition est mise en ligne sur Mediapart, laissant entendre que le prédicateur douteux ne ferait pas l’objet d’une « justice impartiale et égalitaire » et que, dans  cette affaire, le « mouvement en faveur des femmes » pourrait bien être « instrumentalisé à des fins politiques [6] ». La conclusion  de ce texte de pétition est à l’image de la mauvaise foi de ses signataires :

« Il est de notre devoir aujourd’hui de nous inquiéter d’un traitement judiciaire d’exception à l’endroit de Tariq Ramadan et de sonner l’alarme contre les motivations politiques qui pourraient contrevenir au bon fonctionnement de la procédure judiciaire et empêcher la vérité, quelle qu’elle soit. Il en va de notre intérêt à toutes et tous. »

Il est fort intéressant de relever, parmi les signataires de la pétition publiée sur Mediapart, les noms de plusieurs figures des mouvances postcoloniales et décoloniales, à côté de ceux d’activistes islamo-gauchistes. Je les mentionne avec les titres que ces signataires se donnent :

Houria Bouteldja, militante politique franco-algérienne [7]
François Burgat, politologue
Christine Delphy, sociologue, militante féministe
François Gèze, éditeur (PDG des Éditions La Découverte)
Alain Gresh, journaliste [8]
Ramón Grosfoguel, professeur des Universités à Berkeley [9]
Eric Hazan, éditeur (La Fabrique éditions)
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire
Marwan Muhammad, auteur & statisticien (directeur exécutif du Collectif contre l’islamophobie en France [CCIF] depuis 2016)
Françoise Vergès, politologue et militante féministe antiraciste.

Quelques mois plus tard, le 14 juin 2018, est lancé, également sur Mediapart, un « appel international pour une procédure équitable pour Tariq Ramadan [10] », signé par cent intellectuels, « journalistes, politiciens et chercheurs » (dont Bouteldja, Burgat et Grosfoguel). Cette pétition met en cause directement et explicitement la justice française à travers cette question rhétorique : « Existe-t-il une forme de justice pour les musulmans en France et une autre pour tous les autres ? » Quand un musulman célèbre est mis en cause, il ne peut s’agir que d’islamophobie, selon une forme d’amalgame polémique à visée intimidante. Il y a là une illustration frappante du  pseudo-antiracisme contemporain, qui consiste à réduire le racisme à l’islamophobie et à transformer tout musulman en victime potentielle d’une discrimination ou d’une diffamation.

Près de deux ans plus tard, le 30 avril 2020, un nouvel « appel international pour le Professeur Tariq Ramadan » est adressé à Nicole Belloubet, ministre française de la Justice, « afin de mettre un terme immédiat à la mascarade de la justice [sic] [11] ». Cet appel publié une nouvelle fois sur Mediapart, qui demande « l’arrêt immédiat du processus d’inculpation dans l’affaire Tariq Ramadan », est signé notamment par Talal Asad [12], Houria Bouteldja, François Burgat, Raphaël Confiant, Ramón Grosfoguel et Eric Hazan. La liste des signataires, pour la plupart des universitaires musulmans, rassemble des « idiots utiles » non musulmans (des universitaires ne connaissant pas l’affaire, tel Charles Taylor), des intellectuels islamistes, des islamo-gauchistes, des idéologues décoloniaux et des antisionistes professionnels (y compris des antisionistes radicaux d’origine juive, comme Ilan Pappe). Il met en cause le Dr Daniel Zagury, expert psychiatre mandaté par les juges, en arguant qu’il serait « un membre actif de l’association pro-sioniste Schibboleth, qui s’oppose idéologiquement au Professeur Ramadan [13] ». Est également mise en cause « le paparazzi israélo-français Jean-Claude Elfassi », accusé d’avoir manipulé les plaignantes. Être israélien ou « pro-sioniste », ou simplement soupçonnable de « pro-sionisme », voilà la faute essentielle aux yeux des défenseurs de l’islamiste-prédateur Ramadan.

Supposé victime d’un système islamophobe, le « Professeur Ramadan », connu pour ses positions propalestiniennes, serait donc en outre la cible d’opérations montées par des « sionistes ». L’imaginaire du « complot sioniste » n’est pas loin. Il est difficile de ne pas voir une consécration académique du complotisme antisioniste dans cet appel signé par « près de 150 professeurs d’Université, d’intellectuels et d’activistes de renommée internationale », comme l’écrit le blogueur hébergé par Mediapart dans son langage publicitaire. Pour ses défenseurs indignés, l’accusé Ramadan, parce qu’il est musulman, ne peut qu’être la victime d’une manipulation odieuse, au sein d’une société qui serait intrinsèquement islamophobe. La rhétorique de l’indignation et la mythologie victimaire constituent les deux piliers de l’antisionisme radical contemporain, qui avance sous les couleurs de l’antiracisme, celle d’un antiracisme dévoyé. C’est ainsi que fonctionne le pseudo-antiracisme aujourd’hui. Il est temps d’ouvrir les yeux sur cette corruption idéologique d’un juste et noble combat intellectuel, moral et politique [14].

 

Notes :
 [1] Tariq Ramadan, « Les enseignements de Toulouse », 22 mars 2012. Sur cette affaire, voir Pierre-André Taguieff, Court Traité de complotologie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013, pp. 178-189 ; id., Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe, Paris, CNRS Éditions, 2015,  pp. 179-185. Sur le prédicateur islamiste, ses réseaux, ses « idiots utiles » et ses complices, voir Ian Hamel, Tariq Ramadan. Histoire d’une imposture, préface d’Omero Marongiu-Perria, Paris, Flammarion, 2020.
[2] Pour une critique démystificatrice des usages idéologiques du terme, voir Philippe d’Iribarne, Islamophobie. Intoxication idéologique, Paris, Albin Michel, 2019, pp. 23-53.
[3] Cette thèse inconsistante a été notamment claironnée par l’un des soutiens de Tariq Ramadan, le journaliste gauchiste Edwy Plenel, co-fondateur de Mediapart, dans son essai apologétique titré  Pour les musulmans (Paris, La Découverte, 2014). Voir Pierre-André Taguieff, Judéophobie, la dernière vague, Paris, Fayard, 2018, pp. 261-273, ainsi que le film documentaire de Georges Benayoun, « Complotisme : les alibis de la terreur » (1ère diffusion : France 3, 23 janvier 2018).
[4] Tariq Ramadan, Devoir de vérité, Paris, Presses du Châtelet, 2019, pp. 255-256, 258.
[5] Sur la mise en équivalence, par la propagande palestinienne, de la Shoah et de la Naqba (création de l’État d’Israël, puis exode palestinien), voir Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive, Paris, PUF, 2010, pp. 157-169 ; Georges Bensoussan, L’Histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe. Usages d’une tragédie, Paris, PUF, 2016, pp. 349 sq.
[6] « Tariq Ramadan : pour une justice impartiale et égalitaire », 21 février 2018. Voir Ian Hamel, Tariq Ramadan. Histoire d’une imposture, op. cit., pp. 247-248.
[7] Houria Bouteldja (née en 1973 à Constantine) est l’égérie et la porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR). Sur cette activiste islamo-gauchiste médiatique qui se dit « antisioniste » et dénonce le « racisme républicain », voir Pierre-André Taguieff, L’Islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu, Paris, CNRS Éditions, 2017, pp. 143-163.
[8] Le marxiste et militant « antisioniste » Alain Gresh, journaliste au Monde Diplomatique, a préfacé le livre de son protégé Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghãni à Hassan al-Bannã, un siècle de réformisme islamique, Paris, Bayard Éditions/Centurion, 1998, pp. 11-18. Voir aussi Alain Gresh & Tariq Ramadan, L’Islam en questions (Arles, Actes Sud, coll. « Sindbad », 2000), ouvrage constitué de  dialogues animés et présentés par la journaliste communiste Françoise Germain-Robin ; ainsi que l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Alain Gresh, Un péril islamiste ? (Bruxelles, Éditions Complexe, 1994), avec des textes de François Burgat et Tariq Ramadan.
[9] Ramón Grosfoguel (né en 1956), d’origine portoricaine, est un théoricien « décolonial » radical qui joue le rôle d’un maître à penser pour les Indigènes de la République. Boutledja l’appelle « mon frère ». Il a notamment ouvert la journée d’études organisée à Paris par le PIR le 13 janvier 2012 sur le thème « Pour une lecture décoloniale de la Shoah ».
[10] « Un appel international pour une procédure équitable pour Tariq Ramadan », 14 juin 2018. Voir Sylvie Taussig, « Débat : L’islam, “décolonisateur” du monde ? Un éclairage sur le soutien à Tariq Ramadan », 18 juillet 2018 ;   Ian Hamel, op. cit., pp. 248-251.
[11] « Affaire Ramadan : Appel international à l’attention de Nicole Belloubet », 30 avril 2020.
[12] Talal Asad, né à Médine (Arabie Saoudite) en 1933, est un anthropologue qui a fait carrière aux États-Unis. Peu connu en France, il est considéré comme une figure majeure de la « pensée postcoloniale ». Voir Jean-Michel Landry, « Les territoires de Talal Assad. Pouvoir, sécularité, modernité », L’Homme, n° 217, 2016, pp. 77-89. Sur l’affaire des « caricatures danoises » supposées islamophobes, voir Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler & Saba Mahmood, La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression [2009, 2013], tr. fr. Francie Crebs & Franck Lemonde, préface de Mathieu Potte-Bonneville, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015. Sur cet essai polémique à quatre voix, voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, n° 72, 2017, pp. 117-126. Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, l’ouvrage met en accusation la laïcité, réduite à un phénomène politico-culturel occidental recouvrant une « islamophobie, souvent racialisée et anti-arabe », comme l’affirme l’anthropologue musulmane et féministe d’origine pakistanaise Saba Mahmood (1961-2018), qui, disciple d’Asad, enseignait également aux États-Unis (« Il existe chez les croyants une relation d’intimité avec le Prophète », propos recueillis par Frédéric Joignot, 31 décembre 2015).
[13]  Précisons que l’association Schibboleth – Actualité de Freud, créée en 2002, n’est pas un groupe politique, mais une « association internationale et inter-universitaire » qui organise des colloques internationaux et publie des ouvrages collectifs.
[14] Je tiens à remercier Isabelle de Mecquenem pour ses remarques.

 

Voir aussi :

Tariq Ramadan est-il le nouvel Alfred Dreyfus ?

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Tariq Ramadan (crédits : Flickr/srizki, 2010).

On se souvient de l’article de Tariq Ramadan, « Les enseignements de Toulouse [1] », publié le 22 mars 2012, dans lequel le prédicateur islamiste transformait l’assassin d’enfants Mohamed Merah en victime de la société française « raciste » qui l’aurait exclu. Mais il était loin d’être le seul à pratiquer l’inversion victimaire dans l’interprétation des attentats terroristes commis par des jihadistes. Les représentants du pseudo-antiracisme contemporain adoptent la posture de l’indignation pour légitimer toute action terroriste commise par un « sujet postcolonial » de religion musulmane, défini a priori, avant toute enquête, comme une victime de la domination néocoloniale. C’est cette opération rhétorique, caractéristique du style islamo-gauchiste, qu’on trouvait dans l’article de Ramadan.

Début septembre 2019, l’islamiste médiatique Ramadan, mis en examen pour viols de quatre femmes en France (et une cinquième en Suisse), n’hésite pas à se comparer au capitaine Dreyfus dans un livre, Devoir de vérité, accompagné d’un bandeau supposé attractif : « On m’a condamné avant de me juger. Je révèle ici tout ce qu’on vous a caché. » La principale révélation porte sur le « racisme » envers les Arabo-musulmans qui, selon l’accusé, imprégnerait la société française. Bref, il serait lui-même à son tour une victime innocente du racisme, et du racisme dominant dans la France contemporaine : « l’islamophobie [2] ». Et le prédicateur de s’indigner sur la base de l’analogie entre le Juif innocent Dreyfus et le musulman innocent Ramadan, celui-ci étant supposé avoir remplacé celui-là, conformément à la nouvelle vulgate antijuive postulant que l’« islamophobie » aurait remplacé historiquement l’antisémitisme [3] :

« Sans tomber dans la caricature, n’existe-t-il vraiment aucune similarité entre “l’affaire Dreyfus” et “l’affaire Ramadan” ? […] Nul ne peut ignorer le racisme antimusulman qui s’est installé dans le pays, quotidiennement nourri par des politiques et des journalistes. Le propos islamophobe est partout normalisé, la parole raciste s’est libérée et s’exprime sans honte ni complexe. […] Hier, l’affaire Dreyfus était la conséquence directe de l’épineuse “question juive”, au cœur de la définition de la nation […]. Comment ne pas faire de parallèle avec l’“affaire Ramadan”, alors que les politiques, les intellectuels, les médias et les juges sont quotidiennement aux prises avec la lancinante question musulmane ? […] C’est aujourd’hui dans le miroir négatif de l’islam (et des Arabes) que d’aucuns pensent l’identité de la nation française. Le coupable est un “musulman” au profil idéal […]. Si la France, pour son malheur, n’enfante plus de Zola, elle semble reproduire des Dreyfus, hier juifs, aujourd’hui musulmans. Aujourd’hui Ramadan, qui sera le suivant [4] ? »

C’est là aussi une manière de s’engager dans la compétition des victimes, qui, dans la propagande antisioniste, se traduit notamment par l’érection de la Naqba en équivalent de la Shoah. D’où ces récits mythiques forgés à partir de quelques thèmes victimaires : après le Juif Dreyfus (diffamé et condamné par les antisémites), le musulman Ramadan (persécuté par les islamophobes) ; après l’antisémitisme, l’« islamophobie » ; après la Shoah, la Naqba [5]. Les massacres, les victimes innocentes et les procès truqués se multiplient mécaniquement selon une logique victimaire, réglée par la rivalité mimétique.

On sait que le prédicateur islamiste, nouveau Tartuffe accusé depuis 2017 de viols et de harcèlement sexuel par plusieurs femmes, a été mis en examen et incarcéré puis placé sous contrôle judiciaire en France. Or, ce personnage trouble a été présenté par ses admirateurs et supporters comme la victime d’une société « islamophobe ». Postcoloniaux, décoloniaux et indigénistes ont volé sans tarder au secours du prédicateur, érigé en victime de la justice « coloniale » de la France, qui pratiquerait une « inégalité de traitement » liée à l’origine ou à la religion. Le 21 février 2018, quelques semaines après l’incarcération de Ramadan, une pétition est mise en ligne sur Mediapart, laissant entendre que le prédicateur douteux ne ferait pas l’objet d’une « justice impartiale et égalitaire » et que, dans  cette affaire, le « mouvement en faveur des femmes » pourrait bien être « instrumentalisé à des fins politiques [6] ». La conclusion  de ce texte de pétition est à l’image de la mauvaise foi de ses signataires :

« Il est de notre devoir aujourd’hui de nous inquiéter d’un traitement judiciaire d’exception à l’endroit de Tariq Ramadan et de sonner l’alarme contre les motivations politiques qui pourraient contrevenir au bon fonctionnement de la procédure judiciaire et empêcher la vérité, quelle qu’elle soit. Il en va de notre intérêt à toutes et tous. »

Il est fort intéressant de relever, parmi les signataires de la pétition publiée sur Mediapart, les noms de plusieurs figures des mouvances postcoloniales et décoloniales, à côté de ceux d’activistes islamo-gauchistes. Je les mentionne avec les titres que ces signataires se donnent :

Houria Bouteldja, militante politique franco-algérienne [7]
François Burgat, politologue
Christine Delphy, sociologue, militante féministe
François Gèze, éditeur (PDG des Éditions La Découverte)
Alain Gresh, journaliste [8]
Ramón Grosfoguel, professeur des Universités à Berkeley [9]
Eric Hazan, éditeur (La Fabrique éditions)
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire
Marwan Muhammad, auteur & statisticien (directeur exécutif du Collectif contre l’islamophobie en France [CCIF] depuis 2016)
Françoise Vergès, politologue et militante féministe antiraciste.

Quelques mois plus tard, le 14 juin 2018, est lancé, également sur Mediapart, un « appel international pour une procédure équitable pour Tariq Ramadan [10] », signé par cent intellectuels, « journalistes, politiciens et chercheurs » (dont Bouteldja, Burgat et Grosfoguel). Cette pétition met en cause directement et explicitement la justice française à travers cette question rhétorique : « Existe-t-il une forme de justice pour les musulmans en France et une autre pour tous les autres ? » Quand un musulman célèbre est mis en cause, il ne peut s’agir que d’islamophobie, selon une forme d’amalgame polémique à visée intimidante. Il y a là une illustration frappante du  pseudo-antiracisme contemporain, qui consiste à réduire le racisme à l’islamophobie et à transformer tout musulman en victime potentielle d’une discrimination ou d’une diffamation.

Près de deux ans plus tard, le 30 avril 2020, un nouvel « appel international pour le Professeur Tariq Ramadan » est adressé à Nicole Belloubet, ministre française de la Justice, « afin de mettre un terme immédiat à la mascarade de la justice [sic] [11] ». Cet appel publié une nouvelle fois sur Mediapart, qui demande « l’arrêt immédiat du processus d’inculpation dans l’affaire Tariq Ramadan », est signé notamment par Talal Asad [12], Houria Bouteldja, François Burgat, Raphaël Confiant, Ramón Grosfoguel et Eric Hazan. La liste des signataires, pour la plupart des universitaires musulmans, rassemble des « idiots utiles » non musulmans (des universitaires ne connaissant pas l’affaire, tel Charles Taylor), des intellectuels islamistes, des islamo-gauchistes, des idéologues décoloniaux et des antisionistes professionnels (y compris des antisionistes radicaux d’origine juive, comme Ilan Pappe). Il met en cause le Dr Daniel Zagury, expert psychiatre mandaté par les juges, en arguant qu’il serait « un membre actif de l’association pro-sioniste Schibboleth, qui s’oppose idéologiquement au Professeur Ramadan [13] ». Est également mise en cause « le paparazzi israélo-français Jean-Claude Elfassi », accusé d’avoir manipulé les plaignantes. Être israélien ou « pro-sioniste », ou simplement soupçonnable de « pro-sionisme », voilà la faute essentielle aux yeux des défenseurs de l’islamiste-prédateur Ramadan.

Supposé victime d’un système islamophobe, le « Professeur Ramadan », connu pour ses positions propalestiniennes, serait donc en outre la cible d’opérations montées par des « sionistes ». L’imaginaire du « complot sioniste » n’est pas loin. Il est difficile de ne pas voir une consécration académique du complotisme antisioniste dans cet appel signé par « près de 150 professeurs d’Université, d’intellectuels et d’activistes de renommée internationale », comme l’écrit le blogueur hébergé par Mediapart dans son langage publicitaire. Pour ses défenseurs indignés, l’accusé Ramadan, parce qu’il est musulman, ne peut qu’être la victime d’une manipulation odieuse, au sein d’une société qui serait intrinsèquement islamophobe. La rhétorique de l’indignation et la mythologie victimaire constituent les deux piliers de l’antisionisme radical contemporain, qui avance sous les couleurs de l’antiracisme, celle d’un antiracisme dévoyé. C’est ainsi que fonctionne le pseudo-antiracisme aujourd’hui. Il est temps d’ouvrir les yeux sur cette corruption idéologique d’un juste et noble combat intellectuel, moral et politique [14].

 

Notes :
 [1] Tariq Ramadan, « Les enseignements de Toulouse », 22 mars 2012. Sur cette affaire, voir Pierre-André Taguieff, Court Traité de complotologie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013, pp. 178-189 ; id., Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe, Paris, CNRS Éditions, 2015,  pp. 179-185. Sur le prédicateur islamiste, ses réseaux, ses « idiots utiles » et ses complices, voir Ian Hamel, Tariq Ramadan. Histoire d’une imposture, préface d’Omero Marongiu-Perria, Paris, Flammarion, 2020.
[2] Pour une critique démystificatrice des usages idéologiques du terme, voir Philippe d’Iribarne, Islamophobie. Intoxication idéologique, Paris, Albin Michel, 2019, pp. 23-53.
[3] Cette thèse inconsistante a été notamment claironnée par l’un des soutiens de Tariq Ramadan, le journaliste gauchiste Edwy Plenel, co-fondateur de Mediapart, dans son essai apologétique titré  Pour les musulmans (Paris, La Découverte, 2014). Voir Pierre-André Taguieff, Judéophobie, la dernière vague, Paris, Fayard, 2018, pp. 261-273, ainsi que le film documentaire de Georges Benayoun, « Complotisme : les alibis de la terreur » (1ère diffusion : France 3, 23 janvier 2018).
[4] Tariq Ramadan, Devoir de vérité, Paris, Presses du Châtelet, 2019, pp. 255-256, 258.
[5] Sur la mise en équivalence, par la propagande palestinienne, de la Shoah et de la Naqba (création de l’État d’Israël, puis exode palestinien), voir Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive, Paris, PUF, 2010, pp. 157-169 ; Georges Bensoussan, L’Histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe. Usages d’une tragédie, Paris, PUF, 2016, pp. 349 sq.
[6] « Tariq Ramadan : pour une justice impartiale et égalitaire », 21 février 2018. Voir Ian Hamel, Tariq Ramadan. Histoire d’une imposture, op. cit., pp. 247-248.
[7] Houria Bouteldja (née en 1973 à Constantine) est l’égérie et la porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR). Sur cette activiste islamo-gauchiste médiatique qui se dit « antisioniste » et dénonce le « racisme républicain », voir Pierre-André Taguieff, L’Islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu, Paris, CNRS Éditions, 2017, pp. 143-163.
[8] Le marxiste et militant « antisioniste » Alain Gresh, journaliste au Monde Diplomatique, a préfacé le livre de son protégé Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghãni à Hassan al-Bannã, un siècle de réformisme islamique, Paris, Bayard Éditions/Centurion, 1998, pp. 11-18. Voir aussi Alain Gresh & Tariq Ramadan, L’Islam en questions (Arles, Actes Sud, coll. « Sindbad », 2000), ouvrage constitué de  dialogues animés et présentés par la journaliste communiste Françoise Germain-Robin ; ainsi que l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Alain Gresh, Un péril islamiste ? (Bruxelles, Éditions Complexe, 1994), avec des textes de François Burgat et Tariq Ramadan.
[9] Ramón Grosfoguel (né en 1956), d’origine portoricaine, est un théoricien « décolonial » radical qui joue le rôle d’un maître à penser pour les Indigènes de la République. Boutledja l’appelle « mon frère ». Il a notamment ouvert la journée d’études organisée à Paris par le PIR le 13 janvier 2012 sur le thème « Pour une lecture décoloniale de la Shoah ».
[10] « Un appel international pour une procédure équitable pour Tariq Ramadan », 14 juin 2018. Voir Sylvie Taussig, « Débat : L’islam, “décolonisateur” du monde ? Un éclairage sur le soutien à Tariq Ramadan », 18 juillet 2018 ;   Ian Hamel, op. cit., pp. 248-251.
[11] « Affaire Ramadan : Appel international à l’attention de Nicole Belloubet », 30 avril 2020.
[12] Talal Asad, né à Médine (Arabie Saoudite) en 1933, est un anthropologue qui a fait carrière aux États-Unis. Peu connu en France, il est considéré comme une figure majeure de la « pensée postcoloniale ». Voir Jean-Michel Landry, « Les territoires de Talal Assad. Pouvoir, sécularité, modernité », L’Homme, n° 217, 2016, pp. 77-89. Sur l’affaire des « caricatures danoises » supposées islamophobes, voir Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler & Saba Mahmood, La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression [2009, 2013], tr. fr. Francie Crebs & Franck Lemonde, préface de Mathieu Potte-Bonneville, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015. Sur cet essai polémique à quatre voix, voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, n° 72, 2017, pp. 117-126. Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, l’ouvrage met en accusation la laïcité, réduite à un phénomène politico-culturel occidental recouvrant une « islamophobie, souvent racialisée et anti-arabe », comme l’affirme l’anthropologue musulmane et féministe d’origine pakistanaise Saba Mahmood (1961-2018), qui, disciple d’Asad, enseignait également aux États-Unis (« Il existe chez les croyants une relation d’intimité avec le Prophète », propos recueillis par Frédéric Joignot, 31 décembre 2015).
[13]  Précisons que l’association Schibboleth – Actualité de Freud, créée en 2002, n’est pas un groupe politique, mais une « association internationale et inter-universitaire » qui organise des colloques internationaux et publie des ouvrages collectifs.
[14] Je tiens à remercier Isabelle de Mecquenem pour ses remarques.

 

Voir aussi :

Tariq Ramadan est-il le nouvel Alfred Dreyfus ?

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à propos de l'auteur
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Pierre-André Taguieff
Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff a publié de très nombreux travaux sur le conspirationnisme et l'antisémitisme. On peut citer notamment La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme (Fayard/Mille et une nuits, 2005), Court Traité de complotologie (Fayard/Mille et une nuits, 2013), Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (éditions Hermann, 2020) ou encore Théories du complot : populisme et complotisme (Entremises éditions, 2023).
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