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The Grayzone : une machine complotiste au service de Poutine

Publié par Élie Guckert17 octobre 2022,

The Grayzone s’est imposé au fil des années comme l’un des principaux médias conspirationnistes pro-Kremlin aux États-Unis. Les preuves de ses liens avec l’écosystème de la propagande russe s’accumulent.

Exemples de vidéo publiées sur la chaîne YouTube de The Grayzone (photomontage CW).

Une eurodéputée française qui « défend l’insécurité globale et la guerre perpétuelle » chercherait à « se venger » d’une « journaliste indépendante » qui aurait simplement rempli sa mission en « rapportant un processus légal qui reflète l’auto-détermination des peuples du Donbass ». Voilà en substance l’histoire racontée le 29 septembre par le site américain The Grayzone. Sa cible : Nathalie Loiseau, députée européenne du groupe Renew Europe, présidente de la sous-commission « sécurité et défense » et vice-présidente de la délégation pour les relations avec l'Assemblée parlementaire de l'OTAN.

The Grayzone lui reproche d’avoir publié le 4 octobre une lettre ouverte au chef de la diplomatie européenne Josep Borrell demandant avec 50 autres députés « que tous ceux qui ont volontairement aidé de quelque manière que ce soit à l’organisation de ces référendums illégitimes [dans le Donbass – ndlr] soient individuellement ciblés et sanctionnés ». À titre d’exemple, la députée pointe Vanessa Beeley, « une blogueuse britannique qui a continuellement propagé de fausses informations sur la Syrie et a agi en porte-voix de Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad depuis des années. Nous appelons à ce qu’elle soit inclue dans la liste des individus sanctionnés pour sa participation en tant qu’ "observatrice internationale" de ces référendums illégaux. Nous pensons qu’il est temps que les soutiens de Vladimir Poutine soient tenus pour responsables de leurs actions ».

Après avoir reçu le soutien de The Grayzone, Vanessa Beeley a choisi de répondre le 3 octobre depuis Damas sur RT, la chaîne internationale du Kremlin. Elle y accuse Nathalie Loiseau d’avoir participé au « canular » sur les attaques chimiques de Bachar Al-Assad en Syrie, et déclare que l’Union européenne « est devenue une entité fasciste » (sic). Celle qui assure par exemple que les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et du 7 janvier 2015 en France seraient des mises en scène est notamment connue pour ses fausses informations sur le conflit syrien et les Casques blancs, amplifiées depuis des années par les médias russes. Et par The Grayzone.

Une influence internationale

L’article contre Nathalie Loiseau a été partagé sur les réseaux sociaux en France, notamment par des comptes d’extrême droite comme Russophobie.org. Les articles de The Grayzone sont souvent relayés par des figures françaises de la propagande russe et de la complosphère comme l’ex-sénateur Yves Pozzo di Borgo, ou cités en référence par le site FranceSoir.

D’une rive à l’autre de l’Atlantique, ces deux communautés se parlent et s’amplifient l'une l'autre. Ainsi, en mars dernier, la fameuse vidéo de l’intervention de la Française Anne-Laure Bonnel sur CNews prétendant que l’Ukraine massacre son propre peuple avait été reprise par Aaron Maté, l’un des chroniqueurs phares de The Grayzone, qui en avait conclu que « les États-Unis alimentent une guerre dans le Donbass depuis 2014 ».

Des conflits aux famines en passant par la pandémie de Covid-19, tout est forcément le fruit de complots fomentés à Washington, à en croire les « enquêtes » de ce site américain. Il en irait ainsi du génocide des Ouïghours comme des attaques chimiques commises en Syrie par Bachar el-Assad ou des massacres de civils commis en Ukraine par l’armée russe.

Le créateur de cette machine à diversion s’appelle Max Blumenthal. Fils de Sydney Blumenthal, un ancien conseiller de Bill Clinton, Max a quitté en 2012 le journal libanais Al-Akhbar, qu’il accusait d’être pro-Assad. En 2015, après un voyage en Russie à l’occasion du 10e anniversaire de RT – où il intervient régulièrement depuis –, Blumenthal a effectué un virage à 180 degrés et fondé The Grayzone.

D’abord un simple blog hébergé sur la plateforme américaine de gauche Alternet, le projet est ensuite devenu une entreprise à part entière. Ou presque. Comme le note NewsGuard, service américain d’évaluation des sites d’information, le site dépendait d’une entreprise enregistrée en 2019 au nom de Blumenthal dans l’État du Maryland. Ses avoirs ont été saisis en 2021, faute de déclaration fiscale. Depuis lors, The Grayzone n’a plus aucune existence légale connue. Tout en accusant de nombreux médias d’être financés par divers services de renseignement occidentaux, le site refuse de répondre aux questions concernant son propre financement.

Désinformation « indépendante »

The Grayzone a joué un rôle clé dans la guerre de l’information de Vladimir Poutine en Syrie. En juin, l’Institute for Strategic Dialogue et The Syria Campaign ont fait l’inventaire d’un réseau de 28 propagandistes appuyés par la Russie pour disséminer de fausses informations sur les réseaux sociaux au sujet du conflit à un public de presque 2 millions de convaincus. Parmi eux, le « créateur et propagateur de désinformation le plus prolifique » n’est autre qu’Aaron Maté qui arrache ainsi une place autrefois occupée par Vanessa Beeley.

Aaron Maté en mai 2021 à Douma (Syrie), lieu où le massacre chimique de 2018 aurait selon lui été mis en scène par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne (capture d’écran).

Des informations niées par l'intéressé. Ses articles pour The Grayzone sont pourtant au cœur d’une vaste campagne de désinformation lancée conjointement avec WikiLeaks, un groupe d’universitaires britanniques conspirationnistes et des diplomates russes pour discréditer l’enquête de l’OIAC sur l’attaque chimique de Douma en 2018, comme l’avait rapporté Conspiracy Watch ici et . Il a aussi été invité par la Russie à s’exprimer en 2021 dans une conférence à l’ONU au sujet des « fausses » attaques chimiques d’Assad.

Les liens entre The Grayzone et l’écosystème propagandiste russe n’ont fait que s’épaissir au fil des années. Max Blumenthal a par exemple été récompensé pour son travail par un lobby pro-Assad et a déjà été identifié comme ami par le compte officielle de la mission russe à l’ONU, sur Twitter. Maté a quant à lui été pris la main dans le sac en train de communiquer avec un employé de Ruptly, l’agence vidéo de RT, pour obtenir les détails personnels de survivants de l’attaque chimique de Douma.

Pour ne rien gâcher, The Grayzone a tout récemment lancé sa branche britannique, confiée à un certain Kit Klarenberg qui a écrit pour RT, Sputnik, le site conspirationniste GlobalResearch ou la chaîne d'État iranienne Press TV. Son premier fait d’armes pour The Grayzone en août dernier a consisté a publier les mails piratés de figures anti-Poutine britanniques censés révéler un autre gigantesque complot. Mais cette publication est surtout le fruit d’un piratage informatique qui fait désormais l’objet d’une enquête des services de sécurité britanniques.

La proposition de l’eurodéputée Nathalie Loiseau n’a pas été retenue dans le 8e paquet de sanctions européennes validé par les 27 États membres le 6 octobre. Elle est en revanche reprise dans la résolution votée par le Parlement le même jour qui « demande à l’Union et aux États membres de sanctionner les entités et individus russes et autres affidés diffusant la désinformation russe, et de prendre des mesures supplémentaires pour contrecarrer l’utilisation de l’information comme une arme par la Russie ».

Comme le note The Grayzone, le gouvernement britannique a de son côté déjà sanctionné l'un de ses propres citoyens, Graham Philips. « Pour ses reportages à Donetsk », d’après le site. En réalité, Graham Philips est lui aussi un blogueur pro-Kremlin, plusieurs fois décoré par la Fédération de Russie et les autorités séparatistes soutenues par Moscou dans le Donbass. En avril, il s’était filmé en train d’interroger Aiden Aslin, membre britannique de l’armée ukrainienne capturé par les Russes à Marioupol. Libéré depuis, Aslin avait été condamné à mort par la Russie et torturé par ses geôliers. Philips, quant à lui, fait désormais l’objet d’une enquête criminelle pour crimes de guerre, son interview d’Aslin constituant une transgression de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. De légers détails que The Grayzone, malgré sa prétention à produire du « journalisme d’investigation sur l’Empire », s’est bien gardé de mentionner.

 

Mise à jour du 12/12/2022 : rectification du paragraphe concernant le site Russophobie.org.

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Exemples de vidéo publiées sur la chaîne YouTube de The Grayzone (photomontage CW).

Une eurodéputée française qui « défend l’insécurité globale et la guerre perpétuelle » chercherait à « se venger » d’une « journaliste indépendante » qui aurait simplement rempli sa mission en « rapportant un processus légal qui reflète l’auto-détermination des peuples du Donbass ». Voilà en substance l’histoire racontée le 29 septembre par le site américain The Grayzone. Sa cible : Nathalie Loiseau, députée européenne du groupe Renew Europe, présidente de la sous-commission « sécurité et défense » et vice-présidente de la délégation pour les relations avec l'Assemblée parlementaire de l'OTAN.

The Grayzone lui reproche d’avoir publié le 4 octobre une lettre ouverte au chef de la diplomatie européenne Josep Borrell demandant avec 50 autres députés « que tous ceux qui ont volontairement aidé de quelque manière que ce soit à l’organisation de ces référendums illégitimes [dans le Donbass – ndlr] soient individuellement ciblés et sanctionnés ». À titre d’exemple, la députée pointe Vanessa Beeley, « une blogueuse britannique qui a continuellement propagé de fausses informations sur la Syrie et a agi en porte-voix de Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad depuis des années. Nous appelons à ce qu’elle soit inclue dans la liste des individus sanctionnés pour sa participation en tant qu’ "observatrice internationale" de ces référendums illégaux. Nous pensons qu’il est temps que les soutiens de Vladimir Poutine soient tenus pour responsables de leurs actions ».

Après avoir reçu le soutien de The Grayzone, Vanessa Beeley a choisi de répondre le 3 octobre depuis Damas sur RT, la chaîne internationale du Kremlin. Elle y accuse Nathalie Loiseau d’avoir participé au « canular » sur les attaques chimiques de Bachar Al-Assad en Syrie, et déclare que l’Union européenne « est devenue une entité fasciste » (sic). Celle qui assure par exemple que les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et du 7 janvier 2015 en France seraient des mises en scène est notamment connue pour ses fausses informations sur le conflit syrien et les Casques blancs, amplifiées depuis des années par les médias russes. Et par The Grayzone.

Une influence internationale

L’article contre Nathalie Loiseau a été partagé sur les réseaux sociaux en France, notamment par des comptes d’extrême droite comme Russophobie.org. Les articles de The Grayzone sont souvent relayés par des figures françaises de la propagande russe et de la complosphère comme l’ex-sénateur Yves Pozzo di Borgo, ou cités en référence par le site FranceSoir.

D’une rive à l’autre de l’Atlantique, ces deux communautés se parlent et s’amplifient l'une l'autre. Ainsi, en mars dernier, la fameuse vidéo de l’intervention de la Française Anne-Laure Bonnel sur CNews prétendant que l’Ukraine massacre son propre peuple avait été reprise par Aaron Maté, l’un des chroniqueurs phares de The Grayzone, qui en avait conclu que « les États-Unis alimentent une guerre dans le Donbass depuis 2014 ».

Des conflits aux famines en passant par la pandémie de Covid-19, tout est forcément le fruit de complots fomentés à Washington, à en croire les « enquêtes » de ce site américain. Il en irait ainsi du génocide des Ouïghours comme des attaques chimiques commises en Syrie par Bachar el-Assad ou des massacres de civils commis en Ukraine par l’armée russe.

Le créateur de cette machine à diversion s’appelle Max Blumenthal. Fils de Sydney Blumenthal, un ancien conseiller de Bill Clinton, Max a quitté en 2012 le journal libanais Al-Akhbar, qu’il accusait d’être pro-Assad. En 2015, après un voyage en Russie à l’occasion du 10e anniversaire de RT – où il intervient régulièrement depuis –, Blumenthal a effectué un virage à 180 degrés et fondé The Grayzone.

D’abord un simple blog hébergé sur la plateforme américaine de gauche Alternet, le projet est ensuite devenu une entreprise à part entière. Ou presque. Comme le note NewsGuard, service américain d’évaluation des sites d’information, le site dépendait d’une entreprise enregistrée en 2019 au nom de Blumenthal dans l’État du Maryland. Ses avoirs ont été saisis en 2021, faute de déclaration fiscale. Depuis lors, The Grayzone n’a plus aucune existence légale connue. Tout en accusant de nombreux médias d’être financés par divers services de renseignement occidentaux, le site refuse de répondre aux questions concernant son propre financement.

Désinformation « indépendante »

The Grayzone a joué un rôle clé dans la guerre de l’information de Vladimir Poutine en Syrie. En juin, l’Institute for Strategic Dialogue et The Syria Campaign ont fait l’inventaire d’un réseau de 28 propagandistes appuyés par la Russie pour disséminer de fausses informations sur les réseaux sociaux au sujet du conflit à un public de presque 2 millions de convaincus. Parmi eux, le « créateur et propagateur de désinformation le plus prolifique » n’est autre qu’Aaron Maté qui arrache ainsi une place autrefois occupée par Vanessa Beeley.

Aaron Maté en mai 2021 à Douma (Syrie), lieu où le massacre chimique de 2018 aurait selon lui été mis en scène par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne (capture d’écran).

Des informations niées par l'intéressé. Ses articles pour The Grayzone sont pourtant au cœur d’une vaste campagne de désinformation lancée conjointement avec WikiLeaks, un groupe d’universitaires britanniques conspirationnistes et des diplomates russes pour discréditer l’enquête de l’OIAC sur l’attaque chimique de Douma en 2018, comme l’avait rapporté Conspiracy Watch ici et . Il a aussi été invité par la Russie à s’exprimer en 2021 dans une conférence à l’ONU au sujet des « fausses » attaques chimiques d’Assad.

Les liens entre The Grayzone et l’écosystème propagandiste russe n’ont fait que s’épaissir au fil des années. Max Blumenthal a par exemple été récompensé pour son travail par un lobby pro-Assad et a déjà été identifié comme ami par le compte officielle de la mission russe à l’ONU, sur Twitter. Maté a quant à lui été pris la main dans le sac en train de communiquer avec un employé de Ruptly, l’agence vidéo de RT, pour obtenir les détails personnels de survivants de l’attaque chimique de Douma.

Pour ne rien gâcher, The Grayzone a tout récemment lancé sa branche britannique, confiée à un certain Kit Klarenberg qui a écrit pour RT, Sputnik, le site conspirationniste GlobalResearch ou la chaîne d'État iranienne Press TV. Son premier fait d’armes pour The Grayzone en août dernier a consisté a publier les mails piratés de figures anti-Poutine britanniques censés révéler un autre gigantesque complot. Mais cette publication est surtout le fruit d’un piratage informatique qui fait désormais l’objet d’une enquête des services de sécurité britanniques.

La proposition de l’eurodéputée Nathalie Loiseau n’a pas été retenue dans le 8e paquet de sanctions européennes validé par les 27 États membres le 6 octobre. Elle est en revanche reprise dans la résolution votée par le Parlement le même jour qui « demande à l’Union et aux États membres de sanctionner les entités et individus russes et autres affidés diffusant la désinformation russe, et de prendre des mesures supplémentaires pour contrecarrer l’utilisation de l’information comme une arme par la Russie ».

Comme le note The Grayzone, le gouvernement britannique a de son côté déjà sanctionné l'un de ses propres citoyens, Graham Philips. « Pour ses reportages à Donetsk », d’après le site. En réalité, Graham Philips est lui aussi un blogueur pro-Kremlin, plusieurs fois décoré par la Fédération de Russie et les autorités séparatistes soutenues par Moscou dans le Donbass. En avril, il s’était filmé en train d’interroger Aiden Aslin, membre britannique de l’armée ukrainienne capturé par les Russes à Marioupol. Libéré depuis, Aslin avait été condamné à mort par la Russie et torturé par ses geôliers. Philips, quant à lui, fait désormais l’objet d’une enquête criminelle pour crimes de guerre, son interview d’Aslin constituant une transgression de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. De légers détails que The Grayzone, malgré sa prétention à produire du « journalisme d’investigation sur l’Empire », s’est bien gardé de mentionner.

 

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à propos de l'auteur
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Élie Guckert
Élie Guckert est journaliste indépendant. Il a collaboré avec Mediapart, Disclose, Bellingcat, Slate, Street Press et Conspiracy Watch. Il est l'auteur de Comment Poutine a conquis nos cerveaux, dix ans de propagande russe en France (Plon, 2023).
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