Pierre-André Taguieff : À la suite de La Foire aux Illuminés et du petit essai complémentaire que j’ai publié l’année suivante, L’Imaginaire du complot mondial, j’ai donné plusieurs interviews et prononcé plusieurs conférences qui m’ont permis de répondre aux questions et aux objections des auditeurs et des lecteurs. J’ai ainsi fait l’inventaire de ce qui me restait à étudier ou à clarifier dans le champ de ce qu’on appelle « théories du complot ». Puis, à l’occasion d’une journée d’étude autour de mes travaux « complotologiques », organisée à l’Université libre de Bruxelles le 19 mai 2009, j’ai rédigé l’esquisse d’un nouvel ouvrage sur la question, privilégiant l’exposé et l’examen critique des approches savantes de la pensée conspirationniste, dues aux historiens (en particulier les historiens des idées), aux sociologues, aux politistes, aux anthropologues, aux spécialistes de psychologie sociale ou de psychologie cognitive. Cette esquisse, « La pensée conspirationniste. Origines et nouveaux champs », a été publiée dans l’ouvrage dirigé par Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas, Les Rhétoriques de la conspiration (Paris, CNRS Éditions, 2010), qu’il faut saluer comme le premier ouvrage collectif de haute tenue consacré en langue française aux « théories du complot ».
P-A T. : L’expression « théorie du complot » est passée dans le vocabulaire courant, mais elle n’en reste pas moins critiquable. C’est pourquoi je l’emploie en la mettant entre guillemets. Rappelons tout d’abord qu’on entend ordinairement par « théories du complot » (conspiracy theories) les explications naïves – ou supposées tel
les -, s’opposant en général aux thèses officiellement soutenues, qui mettent en scène un groupe ou plusieurs groupes agissant dans l’ombre ou en secret, les conspirateurs étant accusés d’être à l’origine des événements négatifs ou troublants dotés d’une signification sociale - de la catastrophe naturelle dénoncée comme non naturelle à la mort accidentelle, jugée comme telle douteuse, d’un personnage célèbre, en passant par les assassinats politiques, les révolutions sanglantes et les attentats terroristes.
Plutôt que de « théorie du complot » (au singulier), je préfère parler de mentalité conspirationniste ou encore de pensée conspirationniste (ou complotiste). Et plutôt que de « théories du complot » (au pluriel), je préfère parler de récits conspirationnistes (ou complotistes). Pour simplifier, je dirais qu’il s’agit d’interprétations paranoïaques de tout ce qui arrive dans le monde. Précisons. Dans l’expression mal formée « théorie du complot », le « complot » est nécessairement un complot fictif ou imaginaire attribué à des minorités actives (groupes révolutionnaires, forces subversives) ou aux autorités en place (gouvernements, services secrets, etc.). Il est présenté par celui qui y croit comme l’explication d’un événement inattendu ou perturbateur, mais il fonctionne en même temps comme une mise en accusation. Il ne s’agit pas d’une « théorie » élaborée sur le modèle des théories scientifiques, mais d’un mode de pensée ou d’une mentalité proche de la paranoïa, attribué à un sujet qu’on veut ainsi disqualifier, et d’un type de récit à la fois explicatif et accusatoire fondé sur la croyance à un complot imaginaire. Ce récit se présente comme une interprétation fausse ou mensongère d’un événement traumatisant ou inacceptable. Il peut être plus ou moins élaboré et son champ d’application plus ou moins vaste : on passe ainsi de la peur d’un complot, de la rumeur de complot ou de l’hypothèse du complot, face à un événement énigmatique ou scandaleux, à une idéologie du complot, censée expliquer l’évolution d’un système social, voire à une mythologie du complot, postulant que le complot est le moteur de l’Histoire.
Sous le regard conspirationniste, les coïncidences ne sont jamais fortuites, elles ont valeur d’indices, révèlent des connexions cachées et permettent de fabriquer des modèles explicatifs des événements. Les indices à leur tour sont transformés en preuves, ce qui permet aux « théoriciens » du complot de donner une allure rationnelle, voire « scientifique » à leurs récits explicatifs – faussement explicatifs. Ces récits mêlent ainsi l’irrationnel au rationnel. Ce qui fut appelé le « style paranoïde » ou « paranoïaque » par l’historien américain Richard Hofstadter se rencontre dans toutes les formes de discours conspirationniste.
C. W. : Comment fonctionne la pensée conspirationniste ?
P-A T. : Les récits conspirationnistes accusatoires sont structurés selon quatre principes ou règles d’interprétation :
1. Rien n’arrive par accident. Rien n’est accidentel ou insensé, ce qui implique une négation du hasard, de la contingence, des coïncidences fortuites. L’abbé Barruel donne, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, la formulation canonique de la lecture conspirationniste de l’histoire moderne au XVIIIe siècle, en tant qu’elle devait aboutir à la Révolution française, effet et preuve du prétendu « complot maçonnique » :
« Dans cette Révolution française, tout jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué : tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse, puisque tout a été préparé, amené par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans des sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices aux complots. »
Toute trace de hasard est ainsi éliminée de l’Histoire. Tout s’explique par les complots et les mégacomplots.
2. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées. Plus précisément, d’intentions mauvaises ou de volontés malveillantes, les seules qui intéressent les esprits conspirationnistes, voués à privilégier les événements malheureux : crises, bouleversements, catastrophes, attentats terroristes, assassinats politiques. Comme le note Karl Popper, « selon la théorie de la conspiration, tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela profite ».
3. Rien n’est tel qu’il paraît être. Tout se passe dans les « coulisses » ou les « souterrains » de l’Histoire. Les apparences sont donc toujours trompeuses, elles se réduisent à des mises en scène. La vérité historique est dans la « face cachée » des phénomènes historiques. Dans la perspective conspirationniste, l’historien devient un contre-historien, l’expert un contre-expert ou un alter-expert, un spécialiste des causes invisibles des événements visibles. Il fait du démasquage son opération cognitive principale. Dès lors, l’histoire « officielle » ne peut être qu’une histoire superficielle. La véritable histoire est l’histoire secrète. Les auteurs conspirationnistes « classiques » (par exemple Julius Evola) citent volontiers ce passage de Balzac, extrait des Illusions perdues : « Il y a deux Histoires : l’histoire officielle, menteuse qu’on enseigne, l’Histoire ad usum Delphini (2) ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une Histoire honteuse. »
4. Tout est lié ou connecté, mais de façon occulte. « Tout se tient », disent-ils. Derrière tout événement indésirable, on soupçonne un « secret inavouable », ou l’on infère l’existence d’une « ténébreuse alliance ». Les forces
qui apparaissent comme contraires ou contradictoires peuvent se révéler fondamentalement unies, sur le mode de la connivence ou de la complicité. La pensée conspirationniste postule l’existence d’un ennemi unique : elle partage avec le discours polémique la reductio ad unum des figures de l’ennemi. Celui-ci reste caché, et ne se révèle que par des indices. C’est pourquoi il faut décrypter, déchiffrer à l’infini. L’une des plus originelles formulations de ce principe se trouve dans le fragment 54 (selon Diels) d’Héraclite : « L’harmonie cachée vaut mieux que l’harmonie visible. »
On peut ajouter une cinquième règle, celle de la critique, ainsi formulée par Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas : « Tout doit être minutieusement passé au crible de la critique. » Cette règle peut se formuler par exemple par l’énoncé : « Au début, je n’y croyais pas mais j’ai dû me rendre à l’évidence. » La règle de la critique a pris une grande importance dans les plus récentes « théories du complot », par exemple celles qui consistent à attribuer les attentats du 11-Septembre à un « complot gouvernemental ». On pourrait appliquer aux « théoriciens » qui traitent du 11-Septembre selon la méthode de l’hypercritique la fameuse remarque de Shakespeare : « Il y a beaucoup de méthode dans cette folie. »
Lire la deuxième partie.
Notes :
(1) Directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Derniers ouvrages parus : Court traité de complotologie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013 ; (direction), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013.
(2) Une histoire « à l’usage du dauphin », c’est-à-dire édulcorée.
Pierre-André Taguieff : À la suite de La Foire aux Illuminés et du petit essai complémentaire que j’ai publié l’année suivante, L’Imaginaire du complot mondial, j’ai donné plusieurs interviews et prononcé plusieurs conférences qui m’ont permis de répondre aux questions et aux objections des auditeurs et des lecteurs. J’ai ainsi fait l’inventaire de ce qui me restait à étudier ou à clarifier dans le champ de ce qu’on appelle « théories du complot ». Puis, à l’occasion d’une journée d’étude autour de mes travaux « complotologiques », organisée à l’Université libre de Bruxelles le 19 mai 2009, j’ai rédigé l’esquisse d’un nouvel ouvrage sur la question, privilégiant l’exposé et l’examen critique des approches savantes de la pensée conspirationniste, dues aux historiens (en particulier les historiens des idées), aux sociologues, aux politistes, aux anthropologues, aux spécialistes de psychologie sociale ou de psychologie cognitive. Cette esquisse, « La pensée conspirationniste. Origines et nouveaux champs », a été publiée dans l’ouvrage dirigé par Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas, Les Rhétoriques de la conspiration (Paris, CNRS Éditions, 2010), qu’il faut saluer comme le premier ouvrage collectif de haute tenue consacré en langue française aux « théories du complot ».
P-A T. : L’expression « théorie du complot » est passée dans le vocabulaire courant, mais elle n’en reste pas moins critiquable. C’est pourquoi je l’emploie en la mettant entre guillemets. Rappelons tout d’abord qu’on entend ordinairement par « théories du complot » (conspiracy theories) les explications naïves – ou supposées tel
les -, s’opposant en général aux thèses officiellement soutenues, qui mettent en scène un groupe ou plusieurs groupes agissant dans l’ombre ou en secret, les conspirateurs étant accusés d’être à l’origine des événements négatifs ou troublants dotés d’une signification sociale - de la catastrophe naturelle dénoncée comme non naturelle à la mort accidentelle, jugée comme telle douteuse, d’un personnage célèbre, en passant par les assassinats politiques, les révolutions sanglantes et les attentats terroristes.
Plutôt que de « théorie du complot » (au singulier), je préfère parler de mentalité conspirationniste ou encore de pensée conspirationniste (ou complotiste). Et plutôt que de « théories du complot » (au pluriel), je préfère parler de récits conspirationnistes (ou complotistes). Pour simplifier, je dirais qu’il s’agit d’interprétations paranoïaques de tout ce qui arrive dans le monde. Précisons. Dans l’expression mal formée « théorie du complot », le « complot » est nécessairement un complot fictif ou imaginaire attribué à des minorités actives (groupes révolutionnaires, forces subversives) ou aux autorités en place (gouvernements, services secrets, etc.). Il est présenté par celui qui y croit comme l’explication d’un événement inattendu ou perturbateur, mais il fonctionne en même temps comme une mise en accusation. Il ne s’agit pas d’une « théorie » élaborée sur le modèle des théories scientifiques, mais d’un mode de pensée ou d’une mentalité proche de la paranoïa, attribué à un sujet qu’on veut ainsi disqualifier, et d’un type de récit à la fois explicatif et accusatoire fondé sur la croyance à un complot imaginaire. Ce récit se présente comme une interprétation fausse ou mensongère d’un événement traumatisant ou inacceptable. Il peut être plus ou moins élaboré et son champ d’application plus ou moins vaste : on passe ainsi de la peur d’un complot, de la rumeur de complot ou de l’hypothèse du complot, face à un événement énigmatique ou scandaleux, à une idéologie du complot, censée expliquer l’évolution d’un système social, voire à une mythologie du complot, postulant que le complot est le moteur de l’Histoire.
Sous le regard conspirationniste, les coïncidences ne sont jamais fortuites, elles ont valeur d’indices, révèlent des connexions cachées et permettent de fabriquer des modèles explicatifs des événements. Les indices à leur tour sont transformés en preuves, ce qui permet aux « théoriciens » du complot de donner une allure rationnelle, voire « scientifique » à leurs récits explicatifs – faussement explicatifs. Ces récits mêlent ainsi l’irrationnel au rationnel. Ce qui fut appelé le « style paranoïde » ou « paranoïaque » par l’historien américain Richard Hofstadter se rencontre dans toutes les formes de discours conspirationniste.
C. W. : Comment fonctionne la pensée conspirationniste ?
P-A T. : Les récits conspirationnistes accusatoires sont structurés selon quatre principes ou règles d’interprétation :
1. Rien n’arrive par accident. Rien n’est accidentel ou insensé, ce qui implique une négation du hasard, de la contingence, des coïncidences fortuites. L’abbé Barruel donne, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, la formulation canonique de la lecture conspirationniste de l’histoire moderne au XVIIIe siècle, en tant qu’elle devait aboutir à la Révolution française, effet et preuve du prétendu « complot maçonnique » :
« Dans cette Révolution française, tout jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué : tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse, puisque tout a été préparé, amené par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans des sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices aux complots. »
Toute trace de hasard est ainsi éliminée de l’Histoire. Tout s’explique par les complots et les mégacomplots.
2. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées. Plus précisément, d’intentions mauvaises ou de volontés malveillantes, les seules qui intéressent les esprits conspirationnistes, voués à privilégier les événements malheureux : crises, bouleversements, catastrophes, attentats terroristes, assassinats politiques. Comme le note Karl Popper, « selon la théorie de la conspiration, tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela profite ».
3. Rien n’est tel qu’il paraît être. Tout se passe dans les « coulisses » ou les « souterrains » de l’Histoire. Les apparences sont donc toujours trompeuses, elles se réduisent à des mises en scène. La vérité historique est dans la « face cachée » des phénomènes historiques. Dans la perspective conspirationniste, l’historien devient un contre-historien, l’expert un contre-expert ou un alter-expert, un spécialiste des causes invisibles des événements visibles. Il fait du démasquage son opération cognitive principale. Dès lors, l’histoire « officielle » ne peut être qu’une histoire superficielle. La véritable histoire est l’histoire secrète. Les auteurs conspirationnistes « classiques » (par exemple Julius Evola) citent volontiers ce passage de Balzac, extrait des Illusions perdues : « Il y a deux Histoires : l’histoire officielle, menteuse qu’on enseigne, l’Histoire ad usum Delphini (2) ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une Histoire honteuse. »
4. Tout est lié ou connecté, mais de façon occulte. « Tout se tient », disent-ils. Derrière tout événement indésirable, on soupçonne un « secret inavouable », ou l’on infère l’existence d’une « ténébreuse alliance ». Les forces
qui apparaissent comme contraires ou contradictoires peuvent se révéler fondamentalement unies, sur le mode de la connivence ou de la complicité. La pensée conspirationniste postule l’existence d’un ennemi unique : elle partage avec le discours polémique la reductio ad unum des figures de l’ennemi. Celui-ci reste caché, et ne se révèle que par des indices. C’est pourquoi il faut décrypter, déchiffrer à l’infini. L’une des plus originelles formulations de ce principe se trouve dans le fragment 54 (selon Diels) d’Héraclite : « L’harmonie cachée vaut mieux que l’harmonie visible. »
On peut ajouter une cinquième règle, celle de la critique, ainsi formulée par Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas : « Tout doit être minutieusement passé au crible de la critique. » Cette règle peut se formuler par exemple par l’énoncé : « Au début, je n’y croyais pas mais j’ai dû me rendre à l’évidence. » La règle de la critique a pris une grande importance dans les plus récentes « théories du complot », par exemple celles qui consistent à attribuer les attentats du 11-Septembre à un « complot gouvernemental ». On pourrait appliquer aux « théoriciens » qui traitent du 11-Septembre selon la méthode de l’hypercritique la fameuse remarque de Shakespeare : « Il y a beaucoup de méthode dans cette folie. »
Lire la deuxième partie.
Notes :
(1) Directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Derniers ouvrages parus : Court traité de complotologie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013 ; (direction), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013.
(2) Une histoire « à l’usage du dauphin », c’est-à-dire édulcorée.
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