Conspiracy Watch : Vous évoquez à plusieurs reprises le « désir de transparence » qui travaille nos sociétés démocratiques depuis les Lumières et abordez en particulier l’affaire WikiLeaks. Quelle relation cet impératif de transparence vous paraît-il entretenir avec la pensée du soupçon ?
Pierre-André Taguieff : Le désir de transparence est d’abord une exigence légitime des défenseurs de l’idée démocratique, même si l’on peut lui assigner des origines religieuses, en particulier dans le messianisme judéo-chrétien et dans l’éthique protestante. L’idéal déclaré est celui d’un monde où le soupçon serait devenu impossible, l’apparence étant parfaitement conforme à la réalité. L’idéal sociétal est clair : faire advenir une société sans mensonge, sans hypocrisie, où les vertus de franchise et de sincérité seraient partagées par tous. La volonté de vérité serait ainsi réalisée. Mais, à l’analyse, on entrevoit aussitôt l’ambivalence de l’impératif de transparence, c’est-à-dire de l’obligation inconditionnelle de ne rien cacher et de tout dire ou exhiber. Outre la pratique d’origine religieuse de la confession publique des fautes, qui présuppose l’érection de la transparence en valeur et en norme, en méthode de résolution des problèmes, voire en méthode de salut, il faut mentionner la vieille pratique, fondamentalement ambiguë, de la délation, oscillant entre la volonté d’informer le public d’une façon désintéressée, et la dénonciation intéressée, malveillante et rémunérée, recourant à la calomnie ou à la diffamation. C’est dire si l’impératif de transparence est porteur d’équivocité, dont témoignent les comportements contradictoires qu’il inspire. Dans le monde de la transparence normative, les authentiques vertueux et les naïfs de bonne volonté côtoient les Tartuffe, les manipulateurs, les menteurs, les démagogues.
Mais cette configuration idéologique n’est pas propre aux courants traditionalistes et contre-révolutionnaires. On en trouve des variantes, produits de la « dialectique des Lumières » - une dialectique négative -, dans la pensée révolutionnaire, du jacobinisme au socialisme et à l’anarchisme. La démonie du soupçon insatiable est au principe de l’imaginaire du complot et du contre-complot. L’exemple de Bakounine est ici probant. Rival malheureux et vindicatif de Marx dans la lutte pour la direction de la Ière Internationale, Bakounine réunit en 1872, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces de ce qu’il appelle la « secte exploitante » :
Mais imaginer un grand complot menaçant, c’est déjà se préparer à imaginer un contre-complot. Contre son ennemi réactionnaire international fictionné comme un méga-conspirateur, l’anarchiste Bakounine avait logiquement créé, en 1864, une « Société internationale secrète de l’émancipation de l’humanité ». Une conspiration pour en finir avec les conspirations : le cercle vicieux est la loi du genre complotiste.
Le désir de transparence totale nourrit immanquablement le soupçon, du seul fait qu’il se heurte à la réalité sociale qui lui résiste. La complexité de l’ordre social est alors perçue et stigmatisée comme une opacité scandaleuse : le Bien étant incarné par le principe normatif de transparence, le Mal caractérise tout ce qui semble résister à sa réalisation. Et l’on soupçonne que, derrière cette résistance, il y a des forces secrètes hostiles, des puissances occultes, dont l’activité criminelle explique en dernier ressort l’échec du projet messianique (établir sur la terre le règne de la transparence dans les rapports entre les hommes). Comme toute utopie réformatrice ou révolutionnaire qui échoue (et cet échec est inévitable), l’utopie de la transparence absolue conduit ses adeptes à refuser le réel, à le dénoncer comme un scandale, à le diaboliser de diverses manières. La plus ordinaire des méthodes de diabolisation, c’est l’application des schèmes complotistes, qui permettent d’expliquer (d’une façon imaginaire) pourquoi les sociétés humaines semblent refuser de se remodeler selon le projet des militants de la transparence. D’où le recours à l’inusable opposition manichéenne entre les « peuples » (supposés favorables à la totale transparence) et les « puissants » ou les « dominants » (qui les trompent et les exploitent, en jouant sur l’absence de transparence). Une troisième catégorie d’individus vient s’ajouter à celles des bons « peuples » et des méchants « puissants » : ceux qui, au nom de la transparence, dénoncent publiquement les méfaits des seconds, mêlant le dévoilement à l’
accusation. Mais les documents utilisés comme « preuves » sont souvent décontextualisés, douteux, « arrangés » ou purement et simplement fabriqués. C’est ainsi que de prétendus « lanceurs d’alertes », en quête de célébrité, organisent en toute hâte leur propre transfiguration. Ils savent qu’ils répondent à une forte demande sociale, et sont ainsi assurés d’être écoutés, jusqu’à être héroïsés.
L’affaire WikiLeaks, qui baigne dans les représentations complotistes, est à cet égard exemplaire. Dans les écrits et les déclarations publiques de Julian Assange (né en 1971), cybermilitant australien désormais célèbre, on trouve les éléments d’une doctrine politique comportant deux volets : d’une part, une théorie du pouvoir comme complot, et, d’autre part, une théorie stratégique et une pratique du contre-pouvoir comme contre-complot. Assange est donc un théoricien du complot qui se présente et s’assume comme tel, doublé d’un stratège du contre-complot, celui qui consiste à pratiquer la stratégie du dévoilement. Contrairement à Thierry Meyssan, Assange fait figure de sympathique complotiste. Si sympathique que son personnage de Robin des Bois de l’âge du Web fait oublier le théoricien complotiste. C’est qu’il a réussi à convaincre le grand public qu’il était du côté du peuple et des peuples, contre les élites gouvernantes, les puissants, les cyniques, les méchants. Sa théorie de l’action est simple : pour lutter avec efficacité contre les élites du pouvoir, qui se confondent avec les élites de la communication et de la richesse, et dénoncer leur imposture, il faut faire connaître leurs secrets, les révéler au public mondial. L’objectif en est le suivant : « Tromper ou aveugler les conspirations. » C’est à ce titre que WikiLeaks peut être caractérisé comme une « agence de renseignement du peuple », selon la formule avancée par Assange. Cette « agence » fonctionne non seulement comme le service secret du peuple, mais aussi comme un instrument de propagande au service du peuple – une entreprise de délation justifiée par son type de destinataire, sacralisé dans les sociétés démocratiques modernes : « le peuple ».
« Lorsque nous disposons de détails sur le fonctionnement interne des régimes autoritaires, nous observons des interactions conspiratoires [conspiratorial] au sein de l’élite politique, pas seulement destinées à obtenir des faveurs au sein du régime, mais constituant la principale méthode de planification pour maintenir ou renforcer le pouvoir autoritaire. Les régimes autoritaires créent des forces qui s’opposent à eux, en repoussant les désirs de vérité, d’amour et d’accomplissement [self-realization] du peuple. Les plans destinés à préserver le régime autoritaire, lorsqu’ils sont dévoilés, suscitent encore davantage de résistance. Le succès des pouvoirs autoritaires repose donc sur la dissimulation de ces procédés. (…) Ce secret collaboratif, au détriment de la population, suffit à définir leur attitude comme celle de conspirateurs. (…) L’information circule d’un conspirateur à l’autre. Tous les conspirateurs ne se connaissent pas ou ne se font pas confiance, même s’ils sont tous connectés. »
La justification de la dénonciation contre-conspiratoire, c’est qu’elle rend possible une action, une « résistance » des dominés face aux dominants. Force des faibles, elle constitue un équivalent symbolique du terrorisme. Les ennemis désignés restent les « maîtres du monde ». C’est pourquoi ce terrorisme digital, qui vise à séduire le public mondial, est un terrorisme « antimondialiste ».
Ce qu’on peut reprocher aux esprits conspirationnistes sur le plan intellectuel, c’est de s’avérer incapables de douter de leurs soupçons ainsi que de soumettre à un examen critique leur conviction centrale, à savoir que « l’on nous trompe » et que des forces ou des puissances occultes agissent « contre nous ». Ils vivent ainsi, en paranoïaques s’imaginant ultra-lucides, dans un monde régi par une guerre secrète permanente et soumis à la loi du soupçon, de la méfiance et de la défiance. Le couple de la transparence et du soupçon impose la vision d’un monde où tout le monde trompe tout le monde, enfer à visage humain qui ne laisse subsister qu’une vertu douteuse, la dénonciation publique.
P-A T. : La pensée conspirationniste est une forme caricaturale de pensée rigide : la croyance au complot explicatif produit une véritable « dépendance cognitive » qui a notamment pour effet une « toxicomanie de la haine », une haine exclusivement fixée sur les conspirateurs chimériques. La question est de savoir comment inculquer le sens de la pluralité interprétative à des esprits saisis par des convictions dogmatiques, et devenus ainsi imperméables à la critique de leurs certitudes. Comment des individus dont les jugements sont prédéterminés par des schémas mentaux rigides peuvent-ils acquérir la capacité de changer d’opinion ? La réponse pessimiste et réaliste est qu’il est souvent trop tard. Car, comme le souligne le neurophysiologiste Alain Berthoz, la capacité d’avoir plusieurs points de vue et d’en changer s’acquiert dans l’enfance. Il faut donc commencer par le commencement, c’est-à-dire par l’éducation. Le sens de la pluralité des points de vue et la « flexibilité » dans les jugements doivent s’acquérir en même temps que l’habitude de discuter sans haine avec des contradicteurs et le goût de l’examen critique des thèses qui paraissent les mieux étayées et les plus solides.
Il reste cependant un obstacle inaperçu, dont l’argumentation des conspirationnistes du 11-Septembre a permis de mesurer l’importance : l’examen critique peut lui-même être « avalé » par la pensée rigide, dès lors que la critique est orientée systématiquement dans le même sens et s’applique toujours aux mêmes catégories sociales, culturelles ou ethniques. On retrouve ainsi la force des stéréotypes. Il s’ensuit que la critique démystificatrice peut devenir un instrument du dogmatisme, d’autant plus efficace qu’il n’est pas perçu comme tel. Ce néo-dogmatisme de la critique radicale diffère du paléo-dogmatisme, qui se contentait, comme chez Barruel, de déduire un système d’interprétation de quelques croyances absolues. Il y a là de quoi déprimer ceux qui ont fait de la formation de l’esprit critique ou de la pratique du libre examen une méthode de salut. Les abus de la critique, ses instrumentalisations perverses ou ses dérives vers l’hypercritique sont un fait qui devrait nous interdire de considérer la critique comme un remède magique ou une médication préventive, bref, comme la panacée. Il importe de conserver une liberté de critiquer la critique elle-même, quand elle s’exerce sans rig
ueur.
Le problème des croyances et de leurs métamorphoses doit être posé dans la perspective d’une anthropologie historique. Que le monde soit supposé désenchanté ou en cours de réenchantement, les humains n’ont jamais cessé de croire. Mais les choses se sont aggravées, lorsqu’on est passé de l’espace des religions historiques au champ des néo-religions non institutionnalisées, favorable au pullulement des croyances à l’état sauvage. C’est là ce que suggère la célèbre boutade de G.-K. Chesterton souvent citée par Umberto Eco : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout. » La prudence consiste à ne pas abuser de cette extension indéfinie du champ des croyances possibles. Mais la prudence est loin d’être la vertu la mieux partagée. Enfermés dans leur monde religieux ou mytho-politique, les croyants sont toujours menacés de sombrer dans la crédulité.
Il ne faut pas négliger la dimension pragmatique des croyances conspirationnistes : elles existent parce qu’elles ont des effets jugés utiles par ceux qui s’en nourrissent, parce qu’elles fonctionnent et s’avèrent efficaces. Elles jouent le rôle de nourritures psychiques. Tant que la marche de l’Histoire paraîtra obscure, absurde et inquiétante aux humains, ces derniers, plus impatients que prudents, trop inquiets pour être patients, demanderont aux récits conspirationnistes de les éclairer, serait-ce en les terrifiant (Satan mène le grand bal de l’Histoire !), et de satisfaire leur besoin de sens. Or, il paraît improbable qu’on puisse un jour accéder à une transparence historique totale. Il est même hautement probable que l’invisible ne cessera jamais de hanter le visible, en dépit du progrès des connaissances. Le rêve d’une totale intelligibilité de la marche de l’Histoire est l’expression d’un scientisme frénétique, aussi « irrationnel » que le mode de pensée complotiste. Mais la quête de l’intelligibilité demeure. Le problème est que le désir légitime d’expliquer et de comprendre peut se satisfaire d’idées fausses et douteuses. Les interprétations conspirationnistes, qui éclairent et rassurent en aveuglant et en trompant, ont donc de beaux jours devant elles. Le point commun entre les visions complotistes et les mauvaises herbes, c’est qu’elles repoussent toujours. Les premières jouent un rôle dans le paysage humain, les secondes dans le paysage naturel. Leur totale éradication est impossible. Mais il est possible de limiter les dégâts. En prenant le temps de « désherber » régulièrement, sans fin. Une tâche ingrate qui ressemble à celle de Sisyphe. Même les paysages mentaux doivent être entretenus.
Conspiracy Watch : Vous évoquez à plusieurs reprises le « désir de transparence » qui travaille nos sociétés démocratiques depuis les Lumières et abordez en particulier l’affaire WikiLeaks. Quelle relation cet impératif de transparence vous paraît-il entretenir avec la pensée du soupçon ?
Pierre-André Taguieff : Le désir de transparence est d’abord une exigence légitime des défenseurs de l’idée démocratique, même si l’on peut lui assigner des origines religieuses, en particulier dans le messianisme judéo-chrétien et dans l’éthique protestante. L’idéal déclaré est celui d’un monde où le soupçon serait devenu impossible, l’apparence étant parfaitement conforme à la réalité. L’idéal sociétal est clair : faire advenir une société sans mensonge, sans hypocrisie, où les vertus de franchise et de sincérité seraient partagées par tous. La volonté de vérité serait ainsi réalisée. Mais, à l’analyse, on entrevoit aussitôt l’ambivalence de l’impératif de transparence, c’est-à-dire de l’obligation inconditionnelle de ne rien cacher et de tout dire ou exhiber. Outre la pratique d’origine religieuse de la confession publique des fautes, qui présuppose l’érection de la transparence en valeur et en norme, en méthode de résolution des problèmes, voire en méthode de salut, il faut mentionner la vieille pratique, fondamentalement ambiguë, de la délation, oscillant entre la volonté d’informer le public d’une façon désintéressée, et la dénonciation intéressée, malveillante et rémunérée, recourant à la calomnie ou à la diffamation. C’est dire si l’impératif de transparence est porteur d’équivocité, dont témoignent les comportements contradictoires qu’il inspire. Dans le monde de la transparence normative, les authentiques vertueux et les naïfs de bonne volonté côtoient les Tartuffe, les manipulateurs, les menteurs, les démagogues.
Mais cette configuration idéologique n’est pas propre aux courants traditionalistes et contre-révolutionnaires. On en trouve des variantes, produits de la « dialectique des Lumières » - une dialectique négative -, dans la pensée révolutionnaire, du jacobinisme au socialisme et à l’anarchisme. La démonie du soupçon insatiable est au principe de l’imaginaire du complot et du contre-complot. L’exemple de Bakounine est ici probant. Rival malheureux et vindicatif de Marx dans la lutte pour la direction de la Ière Internationale, Bakounine réunit en 1872, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces de ce qu’il appelle la « secte exploitante » :
Mais imaginer un grand complot menaçant, c’est déjà se préparer à imaginer un contre-complot. Contre son ennemi réactionnaire international fictionné comme un méga-conspirateur, l’anarchiste Bakounine avait logiquement créé, en 1864, une « Société internationale secrète de l’émancipation de l’humanité ». Une conspiration pour en finir avec les conspirations : le cercle vicieux est la loi du genre complotiste.
Le désir de transparence totale nourrit immanquablement le soupçon, du seul fait qu’il se heurte à la réalité sociale qui lui résiste. La complexité de l’ordre social est alors perçue et stigmatisée comme une opacité scandaleuse : le Bien étant incarné par le principe normatif de transparence, le Mal caractérise tout ce qui semble résister à sa réalisation. Et l’on soupçonne que, derrière cette résistance, il y a des forces secrètes hostiles, des puissances occultes, dont l’activité criminelle explique en dernier ressort l’échec du projet messianique (établir sur la terre le règne de la transparence dans les rapports entre les hommes). Comme toute utopie réformatrice ou révolutionnaire qui échoue (et cet échec est inévitable), l’utopie de la transparence absolue conduit ses adeptes à refuser le réel, à le dénoncer comme un scandale, à le diaboliser de diverses manières. La plus ordinaire des méthodes de diabolisation, c’est l’application des schèmes complotistes, qui permettent d’expliquer (d’une façon imaginaire) pourquoi les sociétés humaines semblent refuser de se remodeler selon le projet des militants de la transparence. D’où le recours à l’inusable opposition manichéenne entre les « peuples » (supposés favorables à la totale transparence) et les « puissants » ou les « dominants » (qui les trompent et les exploitent, en jouant sur l’absence de transparence). Une troisième catégorie d’individus vient s’ajouter à celles des bons « peuples » et des méchants « puissants » : ceux qui, au nom de la transparence, dénoncent publiquement les méfaits des seconds, mêlant le dévoilement à l’
accusation. Mais les documents utilisés comme « preuves » sont souvent décontextualisés, douteux, « arrangés » ou purement et simplement fabriqués. C’est ainsi que de prétendus « lanceurs d’alertes », en quête de célébrité, organisent en toute hâte leur propre transfiguration. Ils savent qu’ils répondent à une forte demande sociale, et sont ainsi assurés d’être écoutés, jusqu’à être héroïsés.
L’affaire WikiLeaks, qui baigne dans les représentations complotistes, est à cet égard exemplaire. Dans les écrits et les déclarations publiques de Julian Assange (né en 1971), cybermilitant australien désormais célèbre, on trouve les éléments d’une doctrine politique comportant deux volets : d’une part, une théorie du pouvoir comme complot, et, d’autre part, une théorie stratégique et une pratique du contre-pouvoir comme contre-complot. Assange est donc un théoricien du complot qui se présente et s’assume comme tel, doublé d’un stratège du contre-complot, celui qui consiste à pratiquer la stratégie du dévoilement. Contrairement à Thierry Meyssan, Assange fait figure de sympathique complotiste. Si sympathique que son personnage de Robin des Bois de l’âge du Web fait oublier le théoricien complotiste. C’est qu’il a réussi à convaincre le grand public qu’il était du côté du peuple et des peuples, contre les élites gouvernantes, les puissants, les cyniques, les méchants. Sa théorie de l’action est simple : pour lutter avec efficacité contre les élites du pouvoir, qui se confondent avec les élites de la communication et de la richesse, et dénoncer leur imposture, il faut faire connaître leurs secrets, les révéler au public mondial. L’objectif en est le suivant : « Tromper ou aveugler les conspirations. » C’est à ce titre que WikiLeaks peut être caractérisé comme une « agence de renseignement du peuple », selon la formule avancée par Assange. Cette « agence » fonctionne non seulement comme le service secret du peuple, mais aussi comme un instrument de propagande au service du peuple – une entreprise de délation justifiée par son type de destinataire, sacralisé dans les sociétés démocratiques modernes : « le peuple ».
« Lorsque nous disposons de détails sur le fonctionnement interne des régimes autoritaires, nous observons des interactions conspiratoires [conspiratorial] au sein de l’élite politique, pas seulement destinées à obtenir des faveurs au sein du régime, mais constituant la principale méthode de planification pour maintenir ou renforcer le pouvoir autoritaire. Les régimes autoritaires créent des forces qui s’opposent à eux, en repoussant les désirs de vérité, d’amour et d’accomplissement [self-realization] du peuple. Les plans destinés à préserver le régime autoritaire, lorsqu’ils sont dévoilés, suscitent encore davantage de résistance. Le succès des pouvoirs autoritaires repose donc sur la dissimulation de ces procédés. (…) Ce secret collaboratif, au détriment de la population, suffit à définir leur attitude comme celle de conspirateurs. (…) L’information circule d’un conspirateur à l’autre. Tous les conspirateurs ne se connaissent pas ou ne se font pas confiance, même s’ils sont tous connectés. »
La justification de la dénonciation contre-conspiratoire, c’est qu’elle rend possible une action, une « résistance » des dominés face aux dominants. Force des faibles, elle constitue un équivalent symbolique du terrorisme. Les ennemis désignés restent les « maîtres du monde ». C’est pourquoi ce terrorisme digital, qui vise à séduire le public mondial, est un terrorisme « antimondialiste ».
Ce qu’on peut reprocher aux esprits conspirationnistes sur le plan intellectuel, c’est de s’avérer incapables de douter de leurs soupçons ainsi que de soumettre à un examen critique leur conviction centrale, à savoir que « l’on nous trompe » et que des forces ou des puissances occultes agissent « contre nous ». Ils vivent ainsi, en paranoïaques s’imaginant ultra-lucides, dans un monde régi par une guerre secrète permanente et soumis à la loi du soupçon, de la méfiance et de la défiance. Le couple de la transparence et du soupçon impose la vision d’un monde où tout le monde trompe tout le monde, enfer à visage humain qui ne laisse subsister qu’une vertu douteuse, la dénonciation publique.
P-A T. : La pensée conspirationniste est une forme caricaturale de pensée rigide : la croyance au complot explicatif produit une véritable « dépendance cognitive » qui a notamment pour effet une « toxicomanie de la haine », une haine exclusivement fixée sur les conspirateurs chimériques. La question est de savoir comment inculquer le sens de la pluralité interprétative à des esprits saisis par des convictions dogmatiques, et devenus ainsi imperméables à la critique de leurs certitudes. Comment des individus dont les jugements sont prédéterminés par des schémas mentaux rigides peuvent-ils acquérir la capacité de changer d’opinion ? La réponse pessimiste et réaliste est qu’il est souvent trop tard. Car, comme le souligne le neurophysiologiste Alain Berthoz, la capacité d’avoir plusieurs points de vue et d’en changer s’acquiert dans l’enfance. Il faut donc commencer par le commencement, c’est-à-dire par l’éducation. Le sens de la pluralité des points de vue et la « flexibilité » dans les jugements doivent s’acquérir en même temps que l’habitude de discuter sans haine avec des contradicteurs et le goût de l’examen critique des thèses qui paraissent les mieux étayées et les plus solides.
Il reste cependant un obstacle inaperçu, dont l’argumentation des conspirationnistes du 11-Septembre a permis de mesurer l’importance : l’examen critique peut lui-même être « avalé » par la pensée rigide, dès lors que la critique est orientée systématiquement dans le même sens et s’applique toujours aux mêmes catégories sociales, culturelles ou ethniques. On retrouve ainsi la force des stéréotypes. Il s’ensuit que la critique démystificatrice peut devenir un instrument du dogmatisme, d’autant plus efficace qu’il n’est pas perçu comme tel. Ce néo-dogmatisme de la critique radicale diffère du paléo-dogmatisme, qui se contentait, comme chez Barruel, de déduire un système d’interprétation de quelques croyances absolues. Il y a là de quoi déprimer ceux qui ont fait de la formation de l’esprit critique ou de la pratique du libre examen une méthode de salut. Les abus de la critique, ses instrumentalisations perverses ou ses dérives vers l’hypercritique sont un fait qui devrait nous interdire de considérer la critique comme un remède magique ou une médication préventive, bref, comme la panacée. Il importe de conserver une liberté de critiquer la critique elle-même, quand elle s’exerce sans rig
ueur.
Le problème des croyances et de leurs métamorphoses doit être posé dans la perspective d’une anthropologie historique. Que le monde soit supposé désenchanté ou en cours de réenchantement, les humains n’ont jamais cessé de croire. Mais les choses se sont aggravées, lorsqu’on est passé de l’espace des religions historiques au champ des néo-religions non institutionnalisées, favorable au pullulement des croyances à l’état sauvage. C’est là ce que suggère la célèbre boutade de G.-K. Chesterton souvent citée par Umberto Eco : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout. » La prudence consiste à ne pas abuser de cette extension indéfinie du champ des croyances possibles. Mais la prudence est loin d’être la vertu la mieux partagée. Enfermés dans leur monde religieux ou mytho-politique, les croyants sont toujours menacés de sombrer dans la crédulité.
Il ne faut pas négliger la dimension pragmatique des croyances conspirationnistes : elles existent parce qu’elles ont des effets jugés utiles par ceux qui s’en nourrissent, parce qu’elles fonctionnent et s’avèrent efficaces. Elles jouent le rôle de nourritures psychiques. Tant que la marche de l’Histoire paraîtra obscure, absurde et inquiétante aux humains, ces derniers, plus impatients que prudents, trop inquiets pour être patients, demanderont aux récits conspirationnistes de les éclairer, serait-ce en les terrifiant (Satan mène le grand bal de l’Histoire !), et de satisfaire leur besoin de sens. Or, il paraît improbable qu’on puisse un jour accéder à une transparence historique totale. Il est même hautement probable que l’invisible ne cessera jamais de hanter le visible, en dépit du progrès des connaissances. Le rêve d’une totale intelligibilité de la marche de l’Histoire est l’expression d’un scientisme frénétique, aussi « irrationnel » que le mode de pensée complotiste. Mais la quête de l’intelligibilité demeure. Le problème est que le désir légitime d’expliquer et de comprendre peut se satisfaire d’idées fausses et douteuses. Les interprétations conspirationnistes, qui éclairent et rassurent en aveuglant et en trompant, ont donc de beaux jours devant elles. Le point commun entre les visions complotistes et les mauvaises herbes, c’est qu’elles repoussent toujours. Les premières jouent un rôle dans le paysage humain, les secondes dans le paysage naturel. Leur totale éradication est impossible. Mais il est possible de limiter les dégâts. En prenant le temps de « désherber » régulièrement, sans fin. Une tâche ingrate qui ressemble à celle de Sisyphe. Même les paysages mentaux doivent être entretenus.
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.