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Venezuela : le « complot » comme alibi

La thèse de l’ingérence américaine au Venezuela néglige des facteurs explicatifs autrement plus déterminants pour rendre compte de la crise.

Le président vénézuélien Nicolas Maduro (capture d'écran Imagen TV, 03/07/2017).

Le complotisme aime la bichromie : voir les choses en noir et blanc a quelque chose de rassurant et de reposant pour l’esprit. Ce n’est pas tout. Le complotisme présente aussi l’avantage de maquiller le manque de confiance en soi et la paresse intellectuelle en acuité visuelle. Le complotiste voit mieux que le commun. Le dessous des cartes n’a aucun secret pour lui. « On ne la lui fait pas » à lui… : discrète affinité de la faconde conspirationniste et de la brève de comptoir.

En confessant croire à une implication de la CIA dans la crise qui secoue actuellement le Venezuela, le député Claude Goasguen conforte probablement ceux qui, par antiaméricanisme, ne veulent y voir qu’une répétition des manœuvres de Washington en Amérique latine pendant la Guerre froide. Sauf que le contexte a changé. Les États-Unis ne craignent plus qu’un régime satellite de l’URSS s’installe dans leur backyard pour la bonne et simple raison qu’il n’y a plus d’URSS et que la Russie de Poutine est loin de représenter une menace stratégique d’une intensité comparable.

De même que « l’antisionisme est la permission d’être démocratiquement antisémite » (Jankélévitch), l’antiaméricanisme offre la possibilité d’être complotiste en toute bonne conscience. Nichée dans notre inconscient collectif, cette vieille, tenace et mesquine passion française a pour effet d’éluder les multiples facteurs qui rendent l’affaire vénézuélienne irréductible à une lutte dont l’enjeu serait la résistance ou la soumission à « l’empire nord-américain ». Ramener tout ce qui se passe au Venezuela à la seule main cachée de la CIA est faire bien trop peu de cas de l’histoire récente, des réalités économiques et de l’incontestable dérive autoritaire d’un régime contesté jusque dans ses propres rangs.

Confondant cynisme et lucidité, le complotisme prospère sur un pessimisme anthropologique fondamental. Il faut en effet avoir une bien triste conception de l’homme et de sa dignité pour penser que des peuples pourtant bien alphabétisés comme les Vénézuéliens peuvent être manipulés à distance, comme des automates. Quoi que puissent en dire Caracas, ses alliés et en général tous les régimes qui se sentent menacés par des « révolutions de couleurs », les services secrets américains n’ont pas le pouvoir de déclencher ex nihilo des soulèvements artificiels aux quatre coins du monde.

Les États-Unis verraient-ils d’un bon œil le remplacement du régime populiste de Maduro par un gouvernement moins irrespectueux des contre-pouvoirs démocratiques et qui romprait avec les quotidiennes diatribes antiaméricaines ? Ils ne s’en cachent nullement.

Ont-ils une stratégie pour promouvoir leurs objectifs au Venezuela dont le sous-sol abrite les premières réserves de pétrole prouvées du monde ? C'est certain.

Y a-t-il des agents de la CIA sur le territoire vénézuélien ? Le contraire serait étonnant. Mais ce qui ne laisse pas d’étonner, c’est le silence de tous ceux qui s’en inquiètent quant à l’implantation notoire des services de renseignement cubains à tous les niveaux de l’administration vénézuélienne. Des services qui, faut-il le rappeler, travaillent pour une dictature bientôt sexagénaire et qui essaie actuellement de négocier le tournant de sa survie. Washington n’est certes pas indifférent à ce qui peut se passer au Venezuela. Mais pour La Havane, c’est son propre sort qui est peut-être en train de se jouer à Caracas.

La CIA mène-t-elle des actions de déstabilisation, notamment violentes, au Venezuela ? C’est déjà plus douteux. Non seulement nous n’en avons aucune preuve tangible, mais l’on peut raisonnablement être sceptique sur le fait que les États-Unis aient pris, au cours des derniers mois, le risque d’une ingérence aussi active. Il suffit de constater l’instrumentalisation politique que Maduro a pu faire, il y a deux semaines, de l’évocation par le directeur de la CIA de discussions avec les autorités mexicaines et colombiennes sur une « transition politique au Venezuela ». Des propos totalement publics, tenus lors d’un forum sur la sécurité, que Maduro s’est empressé de dénaturer en les assimilant à l’aveu d’un projet de « renversement » de son gouvernement.

Les États-Unis sont-ils à l’origine de la situation actuelle ? Maduro et ses amis aimeraient nous le faire croire, mais les causes de la crise sont connues et décrites depuis des années. Les chavistes occupent le pouvoir depuis dix-huit ans − soit six fois plus longtemps que la présidence de Salvador Allende au Chili. En dix-huit ans, Hugo Chavez puis son successeur ont accentué la dépendance du pays à l’égard du secteur pétrolier et ont dilapidé la rente pétrolière à des fins clientélistes tout en sous-investissant dans l’appareil productif. C’est un fait qu’aucune puissance étrangère n’a saboté PDVSA. Hugo Chavez s’en est chargé lui-même en renvoyant 80 % des cadres de la compagnie pétrolière et en en faisant la vache à lait de la « révolution bolivarienne ».

Du reste, personne n’a empêché Hugo Chavez d’essayer de diversifier la production de son pays. La plupart des observateurs attentifs du Venezuela, universitaires et commentateurs politiques, disent et écrivent depuis quinze ans que les acquis de la lutte contre la pauvreté au Venezuela sont dangereusement menacés par la fluctuation des cours du brut à laquelle le Venezuela est exposé plus qu’aucun autre. Un revirement de conjoncture suffisait à compromettre l’avenir du pays. C’est précisément ce qui s’est passé. Sans que les États-Unis n’y soient pour rien, n’en déplaise à Nicolas Maduro qui, enivré par sa propre outrance complotiste, est allé jusqu’à accuser Washington d’être derrière la chute du prix du baril.

Au Venezuela comme ailleurs, les États-Unis défendent leurs intérêts. Comme tous les autres pays du monde. Qui ne voit que le spectre de l’ingérence américaine permet avant tout au régime de Nicolas Maduro de justifier toutes ses manœuvres pour se maintenir au pouvoir ? L’explication monocausale d’une déstabilisation machiavéliquement orchestrée en sous-main par le gouvernement américain omet l’exaspération réelle d’une majorité de Vénézuéliens à l’égard du gouvernement chaviste. L’inflation, les pénuries, la cessation des programmes sociaux, l’explosion de l’insécurité, les arrestations arbitraires, sans compter la corruption endémique, le népotisme et la fuite en avant autoritaire du régime : tous ces facteurs cumulés suffisent largement à expliquer la crise.

Alors en bons rationalistes, utilisons notre rasoir d’Ockham. Sans naïveté, convenons qu’il est inutile d’imaginer de sombres conspirations contre le peuple vénézuélien pour rendre compte de la situation actuelle et préférons au manichéisme et à la paranoïa de la théorie du complot l’explication à la fois plus complète et plus parcimonieuse qui s'impose logiquement : celle de la faillite d’un régime populiste qui drape ses échecs dans la toile élimée de l’anti-impérialisme.

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Le président vénézuélien Nicolas Maduro (capture d'écran Imagen TV, 03/07/2017).

Le complotisme aime la bichromie : voir les choses en noir et blanc a quelque chose de rassurant et de reposant pour l’esprit. Ce n’est pas tout. Le complotisme présente aussi l’avantage de maquiller le manque de confiance en soi et la paresse intellectuelle en acuité visuelle. Le complotiste voit mieux que le commun. Le dessous des cartes n’a aucun secret pour lui. « On ne la lui fait pas » à lui… : discrète affinité de la faconde conspirationniste et de la brève de comptoir.

En confessant croire à une implication de la CIA dans la crise qui secoue actuellement le Venezuela, le député Claude Goasguen conforte probablement ceux qui, par antiaméricanisme, ne veulent y voir qu’une répétition des manœuvres de Washington en Amérique latine pendant la Guerre froide. Sauf que le contexte a changé. Les États-Unis ne craignent plus qu’un régime satellite de l’URSS s’installe dans leur backyard pour la bonne et simple raison qu’il n’y a plus d’URSS et que la Russie de Poutine est loin de représenter une menace stratégique d’une intensité comparable.

De même que « l’antisionisme est la permission d’être démocratiquement antisémite » (Jankélévitch), l’antiaméricanisme offre la possibilité d’être complotiste en toute bonne conscience. Nichée dans notre inconscient collectif, cette vieille, tenace et mesquine passion française a pour effet d’éluder les multiples facteurs qui rendent l’affaire vénézuélienne irréductible à une lutte dont l’enjeu serait la résistance ou la soumission à « l’empire nord-américain ». Ramener tout ce qui se passe au Venezuela à la seule main cachée de la CIA est faire bien trop peu de cas de l’histoire récente, des réalités économiques et de l’incontestable dérive autoritaire d’un régime contesté jusque dans ses propres rangs.

Confondant cynisme et lucidité, le complotisme prospère sur un pessimisme anthropologique fondamental. Il faut en effet avoir une bien triste conception de l’homme et de sa dignité pour penser que des peuples pourtant bien alphabétisés comme les Vénézuéliens peuvent être manipulés à distance, comme des automates. Quoi que puissent en dire Caracas, ses alliés et en général tous les régimes qui se sentent menacés par des « révolutions de couleurs », les services secrets américains n’ont pas le pouvoir de déclencher ex nihilo des soulèvements artificiels aux quatre coins du monde.

Les États-Unis verraient-ils d’un bon œil le remplacement du régime populiste de Maduro par un gouvernement moins irrespectueux des contre-pouvoirs démocratiques et qui romprait avec les quotidiennes diatribes antiaméricaines ? Ils ne s’en cachent nullement.

Ont-ils une stratégie pour promouvoir leurs objectifs au Venezuela dont le sous-sol abrite les premières réserves de pétrole prouvées du monde ? C'est certain.

Y a-t-il des agents de la CIA sur le territoire vénézuélien ? Le contraire serait étonnant. Mais ce qui ne laisse pas d’étonner, c’est le silence de tous ceux qui s’en inquiètent quant à l’implantation notoire des services de renseignement cubains à tous les niveaux de l’administration vénézuélienne. Des services qui, faut-il le rappeler, travaillent pour une dictature bientôt sexagénaire et qui essaie actuellement de négocier le tournant de sa survie. Washington n’est certes pas indifférent à ce qui peut se passer au Venezuela. Mais pour La Havane, c’est son propre sort qui est peut-être en train de se jouer à Caracas.

La CIA mène-t-elle des actions de déstabilisation, notamment violentes, au Venezuela ? C’est déjà plus douteux. Non seulement nous n’en avons aucune preuve tangible, mais l’on peut raisonnablement être sceptique sur le fait que les États-Unis aient pris, au cours des derniers mois, le risque d’une ingérence aussi active. Il suffit de constater l’instrumentalisation politique que Maduro a pu faire, il y a deux semaines, de l’évocation par le directeur de la CIA de discussions avec les autorités mexicaines et colombiennes sur une « transition politique au Venezuela ». Des propos totalement publics, tenus lors d’un forum sur la sécurité, que Maduro s’est empressé de dénaturer en les assimilant à l’aveu d’un projet de « renversement » de son gouvernement.

Les États-Unis sont-ils à l’origine de la situation actuelle ? Maduro et ses amis aimeraient nous le faire croire, mais les causes de la crise sont connues et décrites depuis des années. Les chavistes occupent le pouvoir depuis dix-huit ans − soit six fois plus longtemps que la présidence de Salvador Allende au Chili. En dix-huit ans, Hugo Chavez puis son successeur ont accentué la dépendance du pays à l’égard du secteur pétrolier et ont dilapidé la rente pétrolière à des fins clientélistes tout en sous-investissant dans l’appareil productif. C’est un fait qu’aucune puissance étrangère n’a saboté PDVSA. Hugo Chavez s’en est chargé lui-même en renvoyant 80 % des cadres de la compagnie pétrolière et en en faisant la vache à lait de la « révolution bolivarienne ».

Du reste, personne n’a empêché Hugo Chavez d’essayer de diversifier la production de son pays. La plupart des observateurs attentifs du Venezuela, universitaires et commentateurs politiques, disent et écrivent depuis quinze ans que les acquis de la lutte contre la pauvreté au Venezuela sont dangereusement menacés par la fluctuation des cours du brut à laquelle le Venezuela est exposé plus qu’aucun autre. Un revirement de conjoncture suffisait à compromettre l’avenir du pays. C’est précisément ce qui s’est passé. Sans que les États-Unis n’y soient pour rien, n’en déplaise à Nicolas Maduro qui, enivré par sa propre outrance complotiste, est allé jusqu’à accuser Washington d’être derrière la chute du prix du baril.

Au Venezuela comme ailleurs, les États-Unis défendent leurs intérêts. Comme tous les autres pays du monde. Qui ne voit que le spectre de l’ingérence américaine permet avant tout au régime de Nicolas Maduro de justifier toutes ses manœuvres pour se maintenir au pouvoir ? L’explication monocausale d’une déstabilisation machiavéliquement orchestrée en sous-main par le gouvernement américain omet l’exaspération réelle d’une majorité de Vénézuéliens à l’égard du gouvernement chaviste. L’inflation, les pénuries, la cessation des programmes sociaux, l’explosion de l’insécurité, les arrestations arbitraires, sans compter la corruption endémique, le népotisme et la fuite en avant autoritaire du régime : tous ces facteurs cumulés suffisent largement à expliquer la crise.

Alors en bons rationalistes, utilisons notre rasoir d’Ockham. Sans naïveté, convenons qu’il est inutile d’imaginer de sombres conspirations contre le peuple vénézuélien pour rendre compte de la situation actuelle et préférons au manichéisme et à la paranoïa de la théorie du complot l’explication à la fois plus complète et plus parcimonieuse qui s'impose logiquement : celle de la faillite d’un régime populiste qui drape ses échecs dans la toile élimée de l’anti-impérialisme.

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à propos de l'auteur
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Rudy Reichstadt
Directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt est expert associé à la Fondation Jean-Jaurès et chroniqueur pour l'hebdomadaire Franc-Tireur. Co-auteur du film documentaire « Complotisme : les alibis de la terreur », il a publié chez Grasset L'Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste (2019) et Au cœur du complot (2023) et a co-dirigé Histoire politique de l'antisémitisme en France. De 1967 à nos jours, chez Robert Laffont (2024). Il a également participé à l'élaboration du rapport « Les Lumières à l’ère numérique » dans le cadre de la commission Bronner (2022). Depuis 2021, il co-anime le podcast « Complorama » sur France Info.
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