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''Le bêtisier du sociologue'', de Nathalie Heinich

Publié par La Rédaction16 novembre 2009

''Le bêtisier du sociologue'', de Nathalie Heinich
Sociologue et directeur de recherche au CNRS, Nathalie Heinich publie ce mois-ci un ouvrage audacieux, Le bêtisier du sociologue. Livre de commande, issu d’une proposition de la directrice de la collection "Hourvari" des éditions Klincksieck, ce bêtisier pas comme les autres est né d’un constat sévère mais implacable : « Longtemps j’ai craint de n’être pas suffisamment intelligente, explique Nathalie Heinich ; jusqu’au jour où je dus me rendre à l’évidence : j’étais entourée de bêtises ». Certes, « le risque d’être pris pour un imbécile » est inhérent à la profession de sociologue concède l’auteur. Car le sociologue s’intéresse « non à ce qui intéresse "les acteurs" (…) mais à leur intérêt même ; par exemple, non pas à la politique mais au rapport à la politique, non pas aux "faits de société" mais à ce que les gens qui en parlent entendent par là, non pas à Van Gogh mais à l’admiration pour Van Gogh, etc. (…). Ainsi, paraître bête peut être, chez le sociologue, une forme de compétence professionnelle. Le problème est qu’il lui arrive aussi de l’être vraiment… ».

Le livre contient une partie consacrée aux théories du complot et à ce que Nathalie Heinich appelle la « croyance aux arrière-mondes ». En voici quelques extraits (choisis par l'auteur elle-même) :

La disposition mentale propre à la mise en énigme va de pair avec deux opérations assez différentes, mais qui ont en commun de se soutenir elles aussi de la croyance spontanée aux arrière-mondes. La première (philosophique), c’est la supposition que l’expérience s’origine dans quelque chose d’autre qu’elle-même, une instance transcendante, antérieure, supérieure ; la seconde (psychologique), c’est le soupçon qu’on nous cache quelque chose. La posture du « sociologue du soupçon » ne fait que transposer dans sa pratique professionnelle une tendance assez communément répandue : celle qu’un autre de mes intelligents collègues (car non, il n’y a pas que des sociologues idiots) a longuement observée au titre des « théories du complot ». Ainsi, une jeune actrice aurait déclaré dans une interview que, selon elle, les attentats du 11 septembre n’ont probablement pas eu lieu ; et elle conclut avec fierté : « Moi, je ne crois pas tout ce qu’on me dit ! ».

« Je ne crois pas tout ce qu’on me dit » : exactement comme notre sociologue suspicieux, sauf que l’objet du soupçon n’est plus la personne interviewée dans le cadre de l’enquête, mais ce « on » indifférencié qui recouvre la grande nébuleuse des « médias », de « l’élite », du « pouvoir ». Dessillée, notre actrice se défie systématiquement de tout discours « officiel », mais fait aveuglément confiance au moindre ragot traînant sur Internet, devenu aujourd’hui le bouillon de culture des théories conspirationnistes (et notamment négationnistes, puisque c’est exactement de cette mécanique que relève le déni de l’existence des camps d’extermination : étant documentée par les historiens « officiels » – entendez, professionnels – elle serait forcément un bobard, inventé à seule fin de nous culpabiliser, nous les braves gens). Le ragot n’a pas de preuves ? Évidemment, puisqu’« on » les a dissimulées ! On ne trouve pas trace des conspirateurs ? Mais c’est qu’« ils » savent si bien se cacher ! Des millions de gens adhèrent à la thèse « officielle » ? Mais je vous le dis, moi : les gens, ils croient tout ce qu’on leur dit ! (il y en a même qui s’imaginent que Napoléon a vraiment existé !).

Bon, d’accord, les sociologues-du-soupçon déploient un peu plus de subtilité dans leur entêtement à ne-surtout-pas-croire-ce-qu’on-leur-dit. Encore que : la diabolisation des médias est devenue le cheval de bataille d’un certain nombre d’entre eux, qui se sont fait une spécialité de traquer toutes les vilenies commises par ces ennemis de classe que sont les journalistes, « nouveaux chiens de garde » à la solde du « pouvoir », comme chacun sait. Il existe même sur Internet un site spécialement dédié à cette revigorante activité : on y prend le contre-pied du rapport naïf à l’information, qui y voit le miroir du monde, en décryptant le fonctionnement des médias selon une grille exclusive : « ils » nous mentent, « ils » nous manipulent. Entre le reflet fidèle du miroir et l’opacité absolue de l’écran, il doit bien y avoir quelques degrés intermédiaires – mais cela, c’est juste le réel ; et le réel, n’est-ce pas, c’est tellement moins excitant que le fantasme du complot ! Il n’est pas besoin de fréquenter longtemps les milieux intellectuels pour s’apercevoir que la paranoïa y est la première des maladies professionnelles, loin devant le cancer du poumon, la dépression, et l’allergie à l’air conditionné (faute de statistiques, j’ignore de combien elle devance aussi la mégalomanie et la névrose obsessionnelle). La sociologie du soupçon en est une forme assez répandue, quoique encore mal repérée comme telle. Je crains toutefois que son traitement n’excède les compétences de la médecine du travail.

(...) Le grand épistémologue Auguste Comte expliquait, il y a de cela un siècle et demi, que la pensée occidentale était passée de l’âge théologique (la croyance au divin) à l’âge métaphysique (la croyance aux essences), pour se diriger enfin vers l’âge positif (l’investigation scientifique du réel). Version optimiste : la sociologie elle aussi est en train de nous prouver qu’elle sait se déprendre de la théologie du « social » et de la métaphysique des concepts anthropomorphiques, pour se consacrer enfin à ce qui fait sa mission, à savoir l’enquête sur les conditions du vivre-ensemble. Version pessimiste : ces trois stades se mélangent encore dans un joyeux fatras, dont on se demande parfois si elle parviendra un jour à se sortir. « Pas d’arrangements ! », scandait un groupe de rap marseillais dans les années quatre-vingt-dix. Moi, j’aurais envie de chanter après eux : « Pas d’arrière-mondes ! ». De même qu’avec Saussure, au début du siècle dernier, la linguistique accéda au statut de science en se débarrassant une fois pour toutes des interrogations sur l’origine du langage, de même il faudrait persuader la communauté des sociologues que pour gagner ses galons de « science sociale », la sociologie devrait en finir avec les considérations sur « la nature du social », et cesser enfin de chercher l’origine d’une chose qui n’en est pas une en transposant sur « le social » la vieille quête du divin.

Voir aussi :
* L'interview de Nathalie Heinich, par Belinda Cannone, directrice de la collection "Hourvari" aux éditions Klincksieck :

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''Le bêtisier du sociologue'', de Nathalie Heinich
Sociologue et directeur de recherche au CNRS, Nathalie Heinich publie ce mois-ci un ouvrage audacieux, Le bêtisier du sociologue. Livre de commande, issu d’une proposition de la directrice de la collection "Hourvari" des éditions Klincksieck, ce bêtisier pas comme les autres est né d’un constat sévère mais implacable : « Longtemps j’ai craint de n’être pas suffisamment intelligente, explique Nathalie Heinich ; jusqu’au jour où je dus me rendre à l’évidence : j’étais entourée de bêtises ». Certes, « le risque d’être pris pour un imbécile » est inhérent à la profession de sociologue concède l’auteur. Car le sociologue s’intéresse « non à ce qui intéresse "les acteurs" (…) mais à leur intérêt même ; par exemple, non pas à la politique mais au rapport à la politique, non pas aux "faits de société" mais à ce que les gens qui en parlent entendent par là, non pas à Van Gogh mais à l’admiration pour Van Gogh, etc. (…). Ainsi, paraître bête peut être, chez le sociologue, une forme de compétence professionnelle. Le problème est qu’il lui arrive aussi de l’être vraiment… ».

Le livre contient une partie consacrée aux théories du complot et à ce que Nathalie Heinich appelle la « croyance aux arrière-mondes ». En voici quelques extraits (choisis par l'auteur elle-même) :

La disposition mentale propre à la mise en énigme va de pair avec deux opérations assez différentes, mais qui ont en commun de se soutenir elles aussi de la croyance spontanée aux arrière-mondes. La première (philosophique), c’est la supposition que l’expérience s’origine dans quelque chose d’autre qu’elle-même, une instance transcendante, antérieure, supérieure ; la seconde (psychologique), c’est le soupçon qu’on nous cache quelque chose. La posture du « sociologue du soupçon » ne fait que transposer dans sa pratique professionnelle une tendance assez communément répandue : celle qu’un autre de mes intelligents collègues (car non, il n’y a pas que des sociologues idiots) a longuement observée au titre des « théories du complot ». Ainsi, une jeune actrice aurait déclaré dans une interview que, selon elle, les attentats du 11 septembre n’ont probablement pas eu lieu ; et elle conclut avec fierté : « Moi, je ne crois pas tout ce qu’on me dit ! ».

« Je ne crois pas tout ce qu’on me dit » : exactement comme notre sociologue suspicieux, sauf que l’objet du soupçon n’est plus la personne interviewée dans le cadre de l’enquête, mais ce « on » indifférencié qui recouvre la grande nébuleuse des « médias », de « l’élite », du « pouvoir ». Dessillée, notre actrice se défie systématiquement de tout discours « officiel », mais fait aveuglément confiance au moindre ragot traînant sur Internet, devenu aujourd’hui le bouillon de culture des théories conspirationnistes (et notamment négationnistes, puisque c’est exactement de cette mécanique que relève le déni de l’existence des camps d’extermination : étant documentée par les historiens « officiels » – entendez, professionnels – elle serait forcément un bobard, inventé à seule fin de nous culpabiliser, nous les braves gens). Le ragot n’a pas de preuves ? Évidemment, puisqu’« on » les a dissimulées ! On ne trouve pas trace des conspirateurs ? Mais c’est qu’« ils » savent si bien se cacher ! Des millions de gens adhèrent à la thèse « officielle » ? Mais je vous le dis, moi : les gens, ils croient tout ce qu’on leur dit ! (il y en a même qui s’imaginent que Napoléon a vraiment existé !).

Bon, d’accord, les sociologues-du-soupçon déploient un peu plus de subtilité dans leur entêtement à ne-surtout-pas-croire-ce-qu’on-leur-dit. Encore que : la diabolisation des médias est devenue le cheval de bataille d’un certain nombre d’entre eux, qui se sont fait une spécialité de traquer toutes les vilenies commises par ces ennemis de classe que sont les journalistes, « nouveaux chiens de garde » à la solde du « pouvoir », comme chacun sait. Il existe même sur Internet un site spécialement dédié à cette revigorante activité : on y prend le contre-pied du rapport naïf à l’information, qui y voit le miroir du monde, en décryptant le fonctionnement des médias selon une grille exclusive : « ils » nous mentent, « ils » nous manipulent. Entre le reflet fidèle du miroir et l’opacité absolue de l’écran, il doit bien y avoir quelques degrés intermédiaires – mais cela, c’est juste le réel ; et le réel, n’est-ce pas, c’est tellement moins excitant que le fantasme du complot ! Il n’est pas besoin de fréquenter longtemps les milieux intellectuels pour s’apercevoir que la paranoïa y est la première des maladies professionnelles, loin devant le cancer du poumon, la dépression, et l’allergie à l’air conditionné (faute de statistiques, j’ignore de combien elle devance aussi la mégalomanie et la névrose obsessionnelle). La sociologie du soupçon en est une forme assez répandue, quoique encore mal repérée comme telle. Je crains toutefois que son traitement n’excède les compétences de la médecine du travail.

(...) Le grand épistémologue Auguste Comte expliquait, il y a de cela un siècle et demi, que la pensée occidentale était passée de l’âge théologique (la croyance au divin) à l’âge métaphysique (la croyance aux essences), pour se diriger enfin vers l’âge positif (l’investigation scientifique du réel). Version optimiste : la sociologie elle aussi est en train de nous prouver qu’elle sait se déprendre de la théologie du « social » et de la métaphysique des concepts anthropomorphiques, pour se consacrer enfin à ce qui fait sa mission, à savoir l’enquête sur les conditions du vivre-ensemble. Version pessimiste : ces trois stades se mélangent encore dans un joyeux fatras, dont on se demande parfois si elle parviendra un jour à se sortir. « Pas d’arrangements ! », scandait un groupe de rap marseillais dans les années quatre-vingt-dix. Moi, j’aurais envie de chanter après eux : « Pas d’arrière-mondes ! ». De même qu’avec Saussure, au début du siècle dernier, la linguistique accéda au statut de science en se débarrassant une fois pour toutes des interrogations sur l’origine du langage, de même il faudrait persuader la communauté des sociologues que pour gagner ses galons de « science sociale », la sociologie devrait en finir avec les considérations sur « la nature du social », et cesser enfin de chercher l’origine d’une chose qui n’en est pas une en transposant sur « le social » la vieille quête du divin.

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* L'interview de Nathalie Heinich, par Belinda Cannone, directrice de la collection "Hourvari" aux éditions Klincksieck :

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