Comment un mot d'ordre marqué au coin du complotisme anti-juif le plus éculé se répand, lentement mais sûrement, dans les rangs des amis de la Palestine.
Dans un contexte marqué par la décision du président américain Donald Trump de reconnaître unilatéralement Jérusalem comme capitale de l'Etat d'Israël, plusieurs associations pro-palestiniennes ont protesté contre la venue en France, en ce dimanche 10 décembre, du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.
A l'initiative de BDS France (Boycott Désinvestissement Sanctions), des organisations comme Attac, Ensemble ! (le mouvement de la députée Clémentine Autain), le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), le Parti des Indigènes de la République (PIR), l'Union juive française pour la paix (UJFP) ou encore le Collectif pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah, se sont retrouvées hier après-midi à Paris, Place de la République, pour manifester leur mécontentement.
En ce jour anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l'État du 9 décembre 1905, la CAPJPO-EuroPalestine, une association antisioniste radicale animée par Olivia Zémor, a déployé une banderole aux couleurs du drapeau palestinien appelant à la « séparation du CRIF et de l'Etat ». C'était déjà le mot d'ordre d'une manifestation organisée par la CAPJPO un peu plus tôt dans l'année, le 1er avril 2017, pour laquelle la Maire de Paris Anne Hidalgo avait saisi la Préfecture de Police. Un mot d’ordre dont les origines se confondent avec l'histoire... de l'extrême droite.
Le 6 février 1959, pour le 25ème anniversaire du 6 février 1934, véritable « mythe fondateur » de l’extrême droite, Pierre Sidos organise un grand meeting parisien pour lancer son Parti nationaliste. Il y appelle à la « séparation de la Synagogue et de l’Etat ». L’expression fait évidemment allusion à la loi de 1905, dont l'article 2 dispose que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » ; elle sous-entend surtout que l'Etat est scandaleusement soumis au pouvoir caché des Juifs.
Si l’Alliance israélite universelle, une association internationale venant en aide aux Juifs persécutés, cristallisa longtemps sur elle les fantasmes de « complot juif mondial », ce sont aujourd'hui la Ligue Internationale Contre le Racisme et l'Antisémitisme (Licra) et le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (Crif) qui passent pour incarner le cœur battant de ce pouvoir juif caché qui dicterait sa volonté à la République, en dépit des alternances politiques. Au centre du réquisitoire : le fameux dîner annuel organisé par le Crif, et les démarches qu'en tant que groupe de pression il se targue d'effectuer auprès des pouvoirs publics. Avec des résultats concrets en demi-teinte. Dernier exemple en date : l'appel de son président à ce que la France s'engage dans la même démarche que celle des Etats-Unis quant au transfert prochain de son ambassade à Jérusalem.
C'est à partir de l'année 2012 que l'on trouve, sur les réseaux sociaux, les premiers appels à la « séparation du CRIF et de l'Etat » :
Les occurrences se multiplient dans le contexte des rassemblements pro-palestiniens de juillet 2014, sur fond d'offensive israélienne dans la bande de Gaza. A cette occasion, le slogan fut largement diffusé par l'association proche des Frères musulmans Havre de Savoir :
... ainsi que par les islamologues François Burgat et Tariq Ramadan :
... par le spécialiste du Qatar Nabil Ennasri :
... ou encore le groupe Facebook « Combattons la shoah en Palestine » (sic) :
A l'occasion des élections législatives 2017, l'expression a été reprise à son compte par l'association d'extrême droite Civitas, d'Alain Escada :
Quelques semaines plus tôt, Christian Gerin, un producteur d'émission de télévision pressenti pour représenter La République en Marche (LREM) aux législatives dans une circonscription de la Charente-Maritime, avait vu sa candidature lui être retirée en raison, notamment, d'un tweet où il appelait à la « séparation du CRIF et de l'Etat » :
Pour avoir alerté sur la « connotation antisémite » de cette publication, la LICRA avait été accusée par Christophe Kantcheff, directeur de la rédaction de Politis, d’« instiller un soupçon infâme », et LREM de se soumettre à « une forme de police de la pensée ». Contacté par notre rédaction, Christophe Kantcheff ne nous a pas répondu. Relancé, il nous a bloqués.
Reste que jusqu'à la manifestation du 1er avril 2017 (événement auquel participa le PIR, soutenu par des personnalités comme le politologue Olivier Le Cour Grandmaison, la sociologue Christine Delphy ou l'ancienne élue écologiste Alima Boumediene-Thiery et relayé par les sites conspirationnistes Le Cercle des Volontaires, Le Pouvoir Mondial et Le Grand Soir), aucun rassemblement de soutien au peuple palestinien ne s'était placé sous le mot d'ordre « pour la séparation du CRIF et de l'Etat ».
Que signifie la banalisation de cette expression ? L'historien Samuel Ghiles-Meilhac, auteur de Le CRIF. De la Résistance juive à la tentation du lobby. De 1943 à nos jours (Robert Laffont, 2011), rappelle que « de nombreuses associations pro-palestiniennes n'ont pas appelé à participer à la manifestation du 1er avril dernier, organisée par la CAPJPO-EuroPalestine. Cela témoigne de divisions incontestables dans la galaxie pro-palestinienne. Pour autant, le développement d’un tel slogan entretient l’idée de la toute-puissance du Crif. Ceux qui le relaient tentent de choquer les esprits. En fait, ils s'inscrivent dans le discours du livre d’Anne Kling, Le CRIF, un lobby au cœur de la République, paru en 2010 et vendu aujourd'hui sur le site d'Alain Soral. L’auteure s’appuie sur l’idée qu’il existerait une emprise et un entrisme juif au sein de la République. Ce thème de la "séparation" renvoie à l'idée qu’il faudrait couper quelque chose qui empêcherait l’Etat de respirer, d’être vraiment indépendant de toute influence. C'est une rhétorique porteuse de violence potentielle ».
Voir aussi :
Le CRIF a-t-il l’influence qu’on lui prête ? Entretien avec Samuel Ghiles-Meilhac
Comment un mot d'ordre marqué au coin du complotisme anti-juif le plus éculé se répand, lentement mais sûrement, dans les rangs des amis de la Palestine.
Dans un contexte marqué par la décision du président américain Donald Trump de reconnaître unilatéralement Jérusalem comme capitale de l'Etat d'Israël, plusieurs associations pro-palestiniennes ont protesté contre la venue en France, en ce dimanche 10 décembre, du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.
A l'initiative de BDS France (Boycott Désinvestissement Sanctions), des organisations comme Attac, Ensemble ! (le mouvement de la députée Clémentine Autain), le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), le Parti des Indigènes de la République (PIR), l'Union juive française pour la paix (UJFP) ou encore le Collectif pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah, se sont retrouvées hier après-midi à Paris, Place de la République, pour manifester leur mécontentement.
En ce jour anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l'État du 9 décembre 1905, la CAPJPO-EuroPalestine, une association antisioniste radicale animée par Olivia Zémor, a déployé une banderole aux couleurs du drapeau palestinien appelant à la « séparation du CRIF et de l'Etat ». C'était déjà le mot d'ordre d'une manifestation organisée par la CAPJPO un peu plus tôt dans l'année, le 1er avril 2017, pour laquelle la Maire de Paris Anne Hidalgo avait saisi la Préfecture de Police. Un mot d’ordre dont les origines se confondent avec l'histoire... de l'extrême droite.
Le 6 février 1959, pour le 25ème anniversaire du 6 février 1934, véritable « mythe fondateur » de l’extrême droite, Pierre Sidos organise un grand meeting parisien pour lancer son Parti nationaliste. Il y appelle à la « séparation de la Synagogue et de l’Etat ». L’expression fait évidemment allusion à la loi de 1905, dont l'article 2 dispose que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » ; elle sous-entend surtout que l'Etat est scandaleusement soumis au pouvoir caché des Juifs.
Si l’Alliance israélite universelle, une association internationale venant en aide aux Juifs persécutés, cristallisa longtemps sur elle les fantasmes de « complot juif mondial », ce sont aujourd'hui la Ligue Internationale Contre le Racisme et l'Antisémitisme (Licra) et le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (Crif) qui passent pour incarner le cœur battant de ce pouvoir juif caché qui dicterait sa volonté à la République, en dépit des alternances politiques. Au centre du réquisitoire : le fameux dîner annuel organisé par le Crif, et les démarches qu'en tant que groupe de pression il se targue d'effectuer auprès des pouvoirs publics. Avec des résultats concrets en demi-teinte. Dernier exemple en date : l'appel de son président à ce que la France s'engage dans la même démarche que celle des Etats-Unis quant au transfert prochain de son ambassade à Jérusalem.
C'est à partir de l'année 2012 que l'on trouve, sur les réseaux sociaux, les premiers appels à la « séparation du CRIF et de l'Etat » :
Les occurrences se multiplient dans le contexte des rassemblements pro-palestiniens de juillet 2014, sur fond d'offensive israélienne dans la bande de Gaza. A cette occasion, le slogan fut largement diffusé par l'association proche des Frères musulmans Havre de Savoir :
... ainsi que par les islamologues François Burgat et Tariq Ramadan :
... par le spécialiste du Qatar Nabil Ennasri :
... ou encore le groupe Facebook « Combattons la shoah en Palestine » (sic) :
A l'occasion des élections législatives 2017, l'expression a été reprise à son compte par l'association d'extrême droite Civitas, d'Alain Escada :
Quelques semaines plus tôt, Christian Gerin, un producteur d'émission de télévision pressenti pour représenter La République en Marche (LREM) aux législatives dans une circonscription de la Charente-Maritime, avait vu sa candidature lui être retirée en raison, notamment, d'un tweet où il appelait à la « séparation du CRIF et de l'Etat » :
Pour avoir alerté sur la « connotation antisémite » de cette publication, la LICRA avait été accusée par Christophe Kantcheff, directeur de la rédaction de Politis, d’« instiller un soupçon infâme », et LREM de se soumettre à « une forme de police de la pensée ». Contacté par notre rédaction, Christophe Kantcheff ne nous a pas répondu. Relancé, il nous a bloqués.
Reste que jusqu'à la manifestation du 1er avril 2017 (événement auquel participa le PIR, soutenu par des personnalités comme le politologue Olivier Le Cour Grandmaison, la sociologue Christine Delphy ou l'ancienne élue écologiste Alima Boumediene-Thiery et relayé par les sites conspirationnistes Le Cercle des Volontaires, Le Pouvoir Mondial et Le Grand Soir), aucun rassemblement de soutien au peuple palestinien ne s'était placé sous le mot d'ordre « pour la séparation du CRIF et de l'Etat ».
Que signifie la banalisation de cette expression ? L'historien Samuel Ghiles-Meilhac, auteur de Le CRIF. De la Résistance juive à la tentation du lobby. De 1943 à nos jours (Robert Laffont, 2011), rappelle que « de nombreuses associations pro-palestiniennes n'ont pas appelé à participer à la manifestation du 1er avril dernier, organisée par la CAPJPO-EuroPalestine. Cela témoigne de divisions incontestables dans la galaxie pro-palestinienne. Pour autant, le développement d’un tel slogan entretient l’idée de la toute-puissance du Crif. Ceux qui le relaient tentent de choquer les esprits. En fait, ils s'inscrivent dans le discours du livre d’Anne Kling, Le CRIF, un lobby au cœur de la République, paru en 2010 et vendu aujourd'hui sur le site d'Alain Soral. L’auteure s’appuie sur l’idée qu’il existerait une emprise et un entrisme juif au sein de la République. Ce thème de la "séparation" renvoie à l'idée qu’il faudrait couper quelque chose qui empêcherait l’Etat de respirer, d’être vraiment indépendant de toute influence. C'est une rhétorique porteuse de violence potentielle ».
Voir aussi :
Le CRIF a-t-il l’influence qu’on lui prête ? Entretien avec Samuel Ghiles-Meilhac
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