Une réponse à Arno Mansouri, Aymeric Chauprade et les autres.
Le billet que nous avons récemment consacré au double discours d’Aymeric Chauprade sur le 11 septembre 2001 n’est pas passé inaperçu. Arno Mansouri, le directeur des éditions Demi-Lune, nous a adressé une « lettre ouverte » qui a été publiée sur les pages personnelles d’Aymeric Chauprade (1) avant d’être reprise sur les sites d’Alain Soral (Égalité & Réconciliation), de René Balme (Oulala.info), et sur d’autres sites web complotistes.
Arno Mansouri s’y insurge que Peter Dale Scott, un auteur qui figure au catalogue de sa maison d’édition et que Chauprade cite comme l’un de ses inspirateurs, puisse être qualifié de « conspirationniste ». C’est pourtant sous le terme de « théoricien du complot » que Peter Knight (Université de Manchester) désigne Peter Dale Scott dans son encyclopédie des théories du complot aux États-Unis en deux volumes (2). Une qualification que l’on retrouve aussi sous la plume de l’universitaire américain Mark Fenster (Université de Floride) dans son ouvrage Conspiracy Theories: Secrecy and Power in American Culture (3). Des auteurs – ce ne sont pas les seuls – que M. Mansouri aura bien du mal à faire passer pour des agents d’influence « crypto-néo-conservateurs » (4).
Mais pour le directeur de Demi-Lune, la valeur de ces ouvrages de référence pèse peu en comparaison de la rigueur et de l’objectivité de la notice consacrée à Peter Dale Scott par… Wikipédia.
En effet, force est de constater que Wikipédia, auquel nous renvoie M. Mansouri, ne mentionne nulle part le penchant de Peter Dale Scott pour les théories du complot. Et pour cause : celui qui a créé et rédigé l’entrée « Peter Dale Scott » de Wikipédia n’est autre que... le traducteur de Scott pour le compte des éditions Demi-Lune (5). Pour la neutralité donc, il faudra repasser.
Venons-en maintenant au fond et à ce qui justifie que la qualification de « conspirationniste » s’applique à Peter Dale Scott.
Professeur de littérature à la retraite, Scott a enseigné pendant près de trente ans à Berkeley (Université de Californie). Parallèlement, depuis une quarantaine d’années, il a développé dans ses livres le concept de « parapolitique » puis de « politique profonde » (« deep politics »). Deux mots par la magie desquels Scott s’affranchit, sans avoir l’air d’y toucher, des modalités traditionnelles d’administration de la preuve. Et qui lui permettent de relier par exemple l’incident du Golfe du Tonkin, l’assassinat de Kennedy, le Watergate, l’attentat d’Oklahoma City, le 11-Septembre, Anders Breivik et les attentats de Boston ! Scott va jusqu’à ébaucher un savant distinguo entre « théorie du complot » et « politique profonde » lui permettant d’échapper au discrédit qui frappe la première. Sous les atours flatteurs de cette montée en sophistication, le matériel banalement complotiste présenté par Peter Dale Scott force les portes des bibliothèques universitaires et des revues spécialisées. Il n’en demeure pas moins complotiste.
Invité à fournir ses analyses sur les tueries du terroriste norvégien Anders Breivik ou sur les explosions du marathon de Boston, Peter Dale Scott ne déçoit jamais ses lecteurs : pour notre chercheur canadien, « il y a une forte possibilité que Tamerlan Tsarnaev [l’auteur avec son petit frère Djokhar, des attentats de Boston − ndlr] était un agent double, peut-être recruté par le FBI » (6). Le double attentat commis en Norvège par Anders Breivik n'aurait quant à lui rien à voir avec les tendances meurtrières d'un extrémiste isolé. Scott estime au contraire, avec cet incomparable sens de la formule dont il a le secret, qu’il « illustre, encore une fois, la congruence entre la face sombre de la déstabilisation systémique (ou ce que j’ai appelé jadis la "violence organisée") et le milieu du trafic de drogue international » (7).
The Road to 9/11 (University of California Press, 2007) est le premier ouvrage de Scott à avoir été traduit en français sous le titre La Route vers le nouveau désordre mondial. Il a été édité en 2010 par Demi-Lune, la société d’Arno Mansouri. Rien que de très logique à cela : l’une des spécialités des éditions Demi-Lune est, précisément, l’édition de quelques-uns des théoriciens du complot les plus prolifiques des dix dernières années, à commencer par le plus bankable de tous : Thierry Meyssan. Au catalogue des éditions Demi-Lune, on trouve ainsi les noms de David Ray Griffin, de Webster G. Tarpley, de Gerhard Wisnewski ou encore de Gilad Atzmon dont l’ouvrage publié chez Demi-Lune, trouverait sans difficulté sa place dans une anthologie de textes antijuifs de ce début du XXIème siècle.
Bien avant de s’intéresser au 11-Septembre, Peter Dale Scott s’est pris de passion, comme d’autres de sa génération, pour l’assassinat de Kennedy. Il commence à travailler sur le sujet en 1969. Dans Deep Politics and the Death of JFK (1993), publié l’année du trentième anniversaire du drame, Scott nous révèle que l’assassinat du président américain a en réalité été fomenté par une « coalition de forces à l’intérieur et à l’extérieur de l’Etat », incluant la Mafia, la CIA, le renseignement militaire, le « complexe militaro-industriel », et sans doute aussi le patron du FBI J. Edgar Hoover et le vice-président Lyndon B. Johnson. Détail qui amusera les spécialistes du sujet : Peter Dale Scott est l’un des rares théoriciens du complot sur l’assassinat de Kennedy à absoudre Lee Harvey Oswald du meurtre de l’agent de police J. D. Tippit (8). De même qu’il est semble-t-il le seul à privilégier l’hypothèse selon laquelle Oswald a pu être, ni seulement un « lampiste » ni encore uniquement un « agent double », mais « un triple agent » (sic).
Dans la somme inégalée qu’il a consacrée à l’assassinat de Kennedy, Reclaiming History (Norton, 2007), le procureur américain Vincent Bugliosi évoque les thèses de Peter Dale Scott : « Pas du tout impressionné par l’improbabilité énorme que deux groupes différents de conspirateurs puissent garder un secret [celui du « complot » pour assassiner JFK − ndlr] depuis des décennies, le célèbre théoricien du complot Peter Dale Scott a ajouté l’existence d’un troisième groupe qui n’aurait jamais laissé échapper aucun mot ». Et de citer Scott expliquant qu’«il y a probablement trois catégories [de comploteurs] :
1. Les gens directement impliqués dans l’assassinat ;
2. Les gens impliqués dans la dissimulation [du complot] ;
3. Les observateurs qui savaient que le président allait être assassiné. »
Bugliosi conclut : « Si l’on attend assez longtemps, Scott, dont la passion pour les spéculations et les conjectures de toutes sortes n'a d'égal que son aversion pour les faits établis, va sûrement nous découvrir un quatrième groupe dont les membres ont tous gardé le silence pendant plus de quarante ans – par exemple, ceux qui se sont vus proposer de jouer un rôle dans l'assassinat de Kennedy mais qui, pour une raison quelconque, l’ont décliné ».
S’agissant du 11-Septembre, Scott en fait un « événement profond » qu’il relie souterrainement à l’assassinat de JFK, toujours par la grâce de la « deep politics ». « Concernant l’assassinat de JFK autant que le 11-Septembre, il me semble évident, affirme Scott (9), que les dissimulations postérieures à ces complots sont dues au fait qu’ils aient été habilement planifiés pour être englobés dans des opérations clandestines autorisées, afin qu’ils restent secrets par la suite ». Dans The War Conspiracy: JFK, 9/11, and the Deep Politics of War (10), Scott suggère ainsi très pesamment que les attentats du 11-Septembre sont un événement « fabriqué » pour déclencher des interventions militaires en Afghanistan et en Irak : « Peut-on croire que cet événement profond ne fût pas, comme tous les autres, fabriqué pour tromper le public états-unien ? » écrit-il par exemple. « Je tiens à préciser, poursuit-il, qu’en ce qui concerne le 11-Septembre, je suis sûr d’une seule chose : qu’il y a eu et qu’il continue à y avoir une dissimulation massive de ce qui s’est passé » (« a massive cover-up »). Autrement dit, il existerait un groupe composé de personnes qui connaissent la « vérité » et seraient de mèche pour empêcher qu’elle n’éclate au grand jour !
Sur le 11-Septembre, Scott tourne autour du pot à nous en donner le tournis. Mais les partisans de la théorie du « complot interne » − au sens le plus fort du terme − ne s'y sont, eux, évidemment pas trompés. Ainsi, les textes de Peter Dale Scott sont très prisés par la plupart des sites conspirationnistes tant anglophones que francophones. Pour ne citer que les plus connus : le Réseau Voltaire, de Thierry Meyssan ; ReOpen911 ; Mondialisation.ca, de Michel Chossudovsky ; Égalité & Réconciliation, d’Alain Soral (les ouvrages de Scott sont d’ailleurs en vente sur la boutique en ligne d’Alain Soral, Kontre Kulture).
C’est que Scott est, de longue date, un compagnon de route des conspirationnistes du 11-Septembre. Quelques exemples pour s’en convaincre :
• En novembre 2003, il participe à une conférence sur le 11-Septembre, en Suisse, en compagnie des auteurs complotistes Webster G. Tarpley, Andreas von Bülow, Gerhard Wisnewski, Michael Ruppert et Nick Begich.
• L’année suivante, il fait partie des 100 signataires du « 9/11 Truth Statement » appelant à ouvrir une nouvelle enquête visant à examiner « les preuves suggérant que des responsables gouvernementaux de premier plan ont pu délibérément laisser se produire les attentats du 11-Septembre ».
• Pour le cinquième anniversaire des attentats, Scott co-dirige un livre collectif avec le théologien David Ray Griffin, l’un des piliers du mouvement conspirationniste sur le 11-Septembre, dans lequel il est clairement affirmé « que les attaques du 11-Septembre ont été elles-mêmes orchestrées par l’Administration Bush-Cheney » (11). Dans la foulée, il participe à une conférence dans un collège de Berkeley réunissant quelques-uns des contributeurs du livre : Peter Dale Scott y intervient aux côtés de David Ray Griffin, Peter Phillips, Kevin Ryan, et Ray McGovern. Le tout sponsorisé par la 9/11 Truth Alliance.
• En 2007, Scott collabore à deux reprises à des numéros du Journal of 9/11 Studies, une revue pseudo-scientifique fondée par Steven E. Jones et permettant aux conspirationnistes du 11-Septembre de se donner des allures de sérieux auprès du grand public.
• En 2010, Scott signe le onzième chapitre du livre collectif The Global Economic Crisis: The Great Depression of the XXI Century, édité par Michel Chossudovsky, l’animateur du site conspirationniste Mondialisation.ca (Peter Dale Scott y est présenté comme un « chercheur renommé sur le Nouvel Ordre Mondial »…).
• La même année, il apparaît comme grand témoin dans le film complotiste produit par Alex Jones, Invisible Empire.
• Le 11 septembre 2011, Peter Dale Scott intervient au grand raout des conspirationnistes du 11-Septembre organisé à Toronto (les « Toronto Hearings ») pour relancer le mouvement militant pour la réouverture de l’enquête sur les attentats de 2001. On y retrouve David Ray Griffin, Michel Chossudovsky ainsi que d’autres activistes conspirationnistes comme Richard Gage, Cynthia McKinney ou Niels Harrit. À cette occasion, Scott déclare que « nous avons besoin de toute urgence d’une véritable enquête dotée du pouvoir de produire des preuves et d’assigner à comparaître » (il voudrait faire témoigner l’ancien vice-président Dick Cheney, qu’il soupçonne d’être impliqué dans la préparation des attentats).
Si Peter Dale Scott voulait vraiment se démarquer des partisans de la thèse de l’inside job, reconnaissons qu’il s’y prend mal !
À ce stade, un contradicteur de mauvaise foi pourrait objecter que Scott ne s’abaisse pas à conclure catégoriquement à l’implication de l’Administration Bush dans les attentats de 2001. C’est exact, en dépit de tous les petits cailloux blancs dont il parsème ses écrits et qui suggèrent le contraire. Mais l’on est alors fondé à s’étonner que malgré dix ans de recherches assidues, il ne soit pas parvenu à trouver la moindre preuve solide d’un « complot interne ». Et, par voie de conséquence, à trouver pour le moins problématique pour un « chercheur » soucieux des faits et rien que des faits son compagnonnage avec des activistes qui, eux, ne s’embarrassent d’aucun scrupule pour accuser le gouvernement américain d’avoir fomenté les attentats. Car enfin, comment Peter Dale Scott peut-il, d’un côté, louer la rigueur et le sérieux des « travaux » de militants qui prétendent avoir découvert des preuves irréfutables que le 11-Septembre a été fomenté « de l’intérieur » et, d’un autre côté, ne souscrire à cette idée d’un Grand Complot qu’indirectement ou sur le mode interrogatif ?
C’est que s’il se mettait à conclure positivement à l’implication de l’Administration Bush dans les attentats, abandonnant la posture du chercheur indépendant qui « ne fait que poser des questions », Scott perdrait sur-le-champ toute réelle utilité au sein du 9/11 Truth Movement, où foisonnent déjà les essayistes qui assument pleinement leur adhésion à la théorie du complot. Qui a dit qu’on ne sortait de l’ambiguïté qu’à ses dépens ?
Notes :
(1) À noter que cette « lettre ouverte » ne conteste pas qu’Aymeric Chauprade ait effectivement versé dans le double discours s’agissant de son adhésion à la théorie du complot sur les attentats du 11 septembre 2001. Présentant complaisamment le géopoliticien comme un « homme de sciences » bénéficiant « d’une crédibilité et d’une expertise indiscutables », elle se garde bien d’évoquer la version fallacieuse qu’a délivrée Aymeric Chauprade de l’issue de son procès l’opposant à l’Etat pour avoir été licencié de l’Ecole de Guerre. En effet, contrairement à ce qu’il a affirmé ou laissé entendre au cours des dernières semaines, Aymeric Chauprade n’était pas « théoriquement réintégrable à l’Ecole de Guerre » (ce sont ses propres mots, prononcés au micro de Radio Courtoisie le 11 décembre 2013) : si le juge administratif a annulé la décision du ministre de la Défense de licencier M. Chauprade pour irrégularité de procédure, il a également validé dans le même mouvement la décision, postérieure, prise par le directeur de l’Ecole de Guerre, de mettre fin à ses fonctions d’enseignant vacataire. Sur ce point, la décision de l’administration a été considérée par le juge comme suffisamment motivée compte tenu du « devoir de réserve » auquel était tenu Chauprade… et qu’il n’a pas respecté.
(2) Peter Knight, Conspiracy Theories in American History: An Encyclopedia, ABC-CLIO, 2003.
(3) Mark Fenster, Conspiracy Theories: Secrecy and Power in American Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.
(4) Il convient de dire quelques mots des fléchettes décochées contre moi par Arno Mansouri. J’essaie d’avoir pour règle de ne pas répondre aux calomnies et de ne pas me justifier auprès d’individus dont j’ai plutôt tendance à m’honorer qu’ils me prennent pour cible. Je me sens d’autant moins obligé à le faire lorsque ces personnes répandent sur moi procès d’intention et propos diffamatoires issus d’écrits que leurs auteurs n’ont pas le courage de signer et qui circulent dans toute la complosphère (la première version du texte d’Arno Mansouri a été publiée sur Oulala.info le 20 décembre 2013 avant d’être rapidement mise hors ligne ; elle m’y présentait comme – je cite – « l’imposteur Rudy Reichstadt − militant néoconservateur déguisé en expert du "complotisme" »). Les lecteurs de bonne foi peuvent parcourir ce site et jugeront par eux-mêmes s’il trahit une ligne éditoriale « néo-conservatrice ». S’ils le croient, je le regrette mais ne peux pas faire grand-chose pour eux : rien de ce que je pourrais dire ne les fera changer d’avis.
(5) Cette page est en effet incomparablement plus longue que sa version en anglais – chose surprenante s’agissant d’un auteur principalement anglophone. Les arcanes de Wikipédia nous fournissent toutefois de précieux renseignements sur l’origine de cette page : elle a été créée par un utilisateur dénommé « MaximeChaix », qui a d’ailleurs signé l’essentiel des contributions relatives à Peter Dale Scott et qui n'a, en fait, à peu près rien fait d'autre sur Wikipédia. Or, le traducteur de Peter Dale Scott pour le compte des éditions Demi-Lune s’appelle… Maxime Chaix. Coïncidence ?
(6) « Was Tamerlan Tsarnaev a Double Agent Recruited by the FBI? », WhoWhatWhy.com, 23 juin 2013.
(7) « Norway’s Terror as Systemic Destabilization: Breivik, the Arms-for-Drugs Milieu, and Global Shadow Elites », The Asia-Pacific Journal, 23 août 2011.
(8) Spécialiste de l’affaire Kennedy, François Carlier décrit Peter Dale Scott comme un auteur « qui voit dans l’assassinat de Kennedy une immense conspiration ». « Parmi les auteurs complotistes, poursuit-il, sa vision du monde est particulièrement paranoïaque » (François Carlier, Elm Street : L'assassinat de Kennedy expliqué, Publibook, 2012).
(9) « La stratégie de la tension à travers le 11-Septembre, l’assassinat de JFK et l’attentat d’Oklahoma City », Mondialisation.ca, 10 avril 2013.
(10) The Mary Ferrell Foundation, 2008, page 367. Traduit en français par Maxime Chaix et Anthony Spaggiari sous le titre La Machine de guerre américaine. La politique profonde, la CIA, la drogue, l'Afghanistan... (éditions Demi-Lune, 2012).
(11) 9/11 and American Empire: Intellectuals Speak Out, Olive Branch Press, 2006.
Le billet que nous avons récemment consacré au double discours d’Aymeric Chauprade sur le 11 septembre 2001 n’est pas passé inaperçu. Arno Mansouri, le directeur des éditions Demi-Lune, nous a adressé une « lettre ouverte » qui a été publiée sur les pages personnelles d’Aymeric Chauprade (1) avant d’être reprise sur les sites d’Alain Soral (Égalité & Réconciliation), de René Balme (Oulala.info), et sur d’autres sites web complotistes.
Arno Mansouri s’y insurge que Peter Dale Scott, un auteur qui figure au catalogue de sa maison d’édition et que Chauprade cite comme l’un de ses inspirateurs, puisse être qualifié de « conspirationniste ». C’est pourtant sous le terme de « théoricien du complot » que Peter Knight (Université de Manchester) désigne Peter Dale Scott dans son encyclopédie des théories du complot aux États-Unis en deux volumes (2). Une qualification que l’on retrouve aussi sous la plume de l’universitaire américain Mark Fenster (Université de Floride) dans son ouvrage Conspiracy Theories: Secrecy and Power in American Culture (3). Des auteurs – ce ne sont pas les seuls – que M. Mansouri aura bien du mal à faire passer pour des agents d’influence « crypto-néo-conservateurs » (4).
Mais pour le directeur de Demi-Lune, la valeur de ces ouvrages de référence pèse peu en comparaison de la rigueur et de l’objectivité de la notice consacrée à Peter Dale Scott par… Wikipédia.
En effet, force est de constater que Wikipédia, auquel nous renvoie M. Mansouri, ne mentionne nulle part le penchant de Peter Dale Scott pour les théories du complot. Et pour cause : celui qui a créé et rédigé l’entrée « Peter Dale Scott » de Wikipédia n’est autre que... le traducteur de Scott pour le compte des éditions Demi-Lune (5). Pour la neutralité donc, il faudra repasser.
Venons-en maintenant au fond et à ce qui justifie que la qualification de « conspirationniste » s’applique à Peter Dale Scott.
Professeur de littérature à la retraite, Scott a enseigné pendant près de trente ans à Berkeley (Université de Californie). Parallèlement, depuis une quarantaine d’années, il a développé dans ses livres le concept de « parapolitique » puis de « politique profonde » (« deep politics »). Deux mots par la magie desquels Scott s’affranchit, sans avoir l’air d’y toucher, des modalités traditionnelles d’administration de la preuve. Et qui lui permettent de relier par exemple l’incident du Golfe du Tonkin, l’assassinat de Kennedy, le Watergate, l’attentat d’Oklahoma City, le 11-Septembre, Anders Breivik et les attentats de Boston ! Scott va jusqu’à ébaucher un savant distinguo entre « théorie du complot » et « politique profonde » lui permettant d’échapper au discrédit qui frappe la première. Sous les atours flatteurs de cette montée en sophistication, le matériel banalement complotiste présenté par Peter Dale Scott force les portes des bibliothèques universitaires et des revues spécialisées. Il n’en demeure pas moins complotiste.
Invité à fournir ses analyses sur les tueries du terroriste norvégien Anders Breivik ou sur les explosions du marathon de Boston, Peter Dale Scott ne déçoit jamais ses lecteurs : pour notre chercheur canadien, « il y a une forte possibilité que Tamerlan Tsarnaev [l’auteur avec son petit frère Djokhar, des attentats de Boston − ndlr] était un agent double, peut-être recruté par le FBI » (6). Le double attentat commis en Norvège par Anders Breivik n'aurait quant à lui rien à voir avec les tendances meurtrières d'un extrémiste isolé. Scott estime au contraire, avec cet incomparable sens de la formule dont il a le secret, qu’il « illustre, encore une fois, la congruence entre la face sombre de la déstabilisation systémique (ou ce que j’ai appelé jadis la "violence organisée") et le milieu du trafic de drogue international » (7).
The Road to 9/11 (University of California Press, 2007) est le premier ouvrage de Scott à avoir été traduit en français sous le titre La Route vers le nouveau désordre mondial. Il a été édité en 2010 par Demi-Lune, la société d’Arno Mansouri. Rien que de très logique à cela : l’une des spécialités des éditions Demi-Lune est, précisément, l’édition de quelques-uns des théoriciens du complot les plus prolifiques des dix dernières années, à commencer par le plus bankable de tous : Thierry Meyssan. Au catalogue des éditions Demi-Lune, on trouve ainsi les noms de David Ray Griffin, de Webster G. Tarpley, de Gerhard Wisnewski ou encore de Gilad Atzmon dont l’ouvrage publié chez Demi-Lune, trouverait sans difficulté sa place dans une anthologie de textes antijuifs de ce début du XXIème siècle.
Bien avant de s’intéresser au 11-Septembre, Peter Dale Scott s’est pris de passion, comme d’autres de sa génération, pour l’assassinat de Kennedy. Il commence à travailler sur le sujet en 1969. Dans Deep Politics and the Death of JFK (1993), publié l’année du trentième anniversaire du drame, Scott nous révèle que l’assassinat du président américain a en réalité été fomenté par une « coalition de forces à l’intérieur et à l’extérieur de l’Etat », incluant la Mafia, la CIA, le renseignement militaire, le « complexe militaro-industriel », et sans doute aussi le patron du FBI J. Edgar Hoover et le vice-président Lyndon B. Johnson. Détail qui amusera les spécialistes du sujet : Peter Dale Scott est l’un des rares théoriciens du complot sur l’assassinat de Kennedy à absoudre Lee Harvey Oswald du meurtre de l’agent de police J. D. Tippit (8). De même qu’il est semble-t-il le seul à privilégier l’hypothèse selon laquelle Oswald a pu être, ni seulement un « lampiste » ni encore uniquement un « agent double », mais « un triple agent » (sic).
Dans la somme inégalée qu’il a consacrée à l’assassinat de Kennedy, Reclaiming History (Norton, 2007), le procureur américain Vincent Bugliosi évoque les thèses de Peter Dale Scott : « Pas du tout impressionné par l’improbabilité énorme que deux groupes différents de conspirateurs puissent garder un secret [celui du « complot » pour assassiner JFK − ndlr] depuis des décennies, le célèbre théoricien du complot Peter Dale Scott a ajouté l’existence d’un troisième groupe qui n’aurait jamais laissé échapper aucun mot ». Et de citer Scott expliquant qu’«il y a probablement trois catégories [de comploteurs] :
1. Les gens directement impliqués dans l’assassinat ;
2. Les gens impliqués dans la dissimulation [du complot] ;
3. Les observateurs qui savaient que le président allait être assassiné. »
Bugliosi conclut : « Si l’on attend assez longtemps, Scott, dont la passion pour les spéculations et les conjectures de toutes sortes n'a d'égal que son aversion pour les faits établis, va sûrement nous découvrir un quatrième groupe dont les membres ont tous gardé le silence pendant plus de quarante ans – par exemple, ceux qui se sont vus proposer de jouer un rôle dans l'assassinat de Kennedy mais qui, pour une raison quelconque, l’ont décliné ».
S’agissant du 11-Septembre, Scott en fait un « événement profond » qu’il relie souterrainement à l’assassinat de JFK, toujours par la grâce de la « deep politics ». « Concernant l’assassinat de JFK autant que le 11-Septembre, il me semble évident, affirme Scott (9), que les dissimulations postérieures à ces complots sont dues au fait qu’ils aient été habilement planifiés pour être englobés dans des opérations clandestines autorisées, afin qu’ils restent secrets par la suite ». Dans The War Conspiracy: JFK, 9/11, and the Deep Politics of War (10), Scott suggère ainsi très pesamment que les attentats du 11-Septembre sont un événement « fabriqué » pour déclencher des interventions militaires en Afghanistan et en Irak : « Peut-on croire que cet événement profond ne fût pas, comme tous les autres, fabriqué pour tromper le public états-unien ? » écrit-il par exemple. « Je tiens à préciser, poursuit-il, qu’en ce qui concerne le 11-Septembre, je suis sûr d’une seule chose : qu’il y a eu et qu’il continue à y avoir une dissimulation massive de ce qui s’est passé » (« a massive cover-up »). Autrement dit, il existerait un groupe composé de personnes qui connaissent la « vérité » et seraient de mèche pour empêcher qu’elle n’éclate au grand jour !
Sur le 11-Septembre, Scott tourne autour du pot à nous en donner le tournis. Mais les partisans de la théorie du « complot interne » − au sens le plus fort du terme − ne s'y sont, eux, évidemment pas trompés. Ainsi, les textes de Peter Dale Scott sont très prisés par la plupart des sites conspirationnistes tant anglophones que francophones. Pour ne citer que les plus connus : le Réseau Voltaire, de Thierry Meyssan ; ReOpen911 ; Mondialisation.ca, de Michel Chossudovsky ; Égalité & Réconciliation, d’Alain Soral (les ouvrages de Scott sont d’ailleurs en vente sur la boutique en ligne d’Alain Soral, Kontre Kulture).
C’est que Scott est, de longue date, un compagnon de route des conspirationnistes du 11-Septembre. Quelques exemples pour s’en convaincre :
• En novembre 2003, il participe à une conférence sur le 11-Septembre, en Suisse, en compagnie des auteurs complotistes Webster G. Tarpley, Andreas von Bülow, Gerhard Wisnewski, Michael Ruppert et Nick Begich.
• L’année suivante, il fait partie des 100 signataires du « 9/11 Truth Statement » appelant à ouvrir une nouvelle enquête visant à examiner « les preuves suggérant que des responsables gouvernementaux de premier plan ont pu délibérément laisser se produire les attentats du 11-Septembre ».
• Pour le cinquième anniversaire des attentats, Scott co-dirige un livre collectif avec le théologien David Ray Griffin, l’un des piliers du mouvement conspirationniste sur le 11-Septembre, dans lequel il est clairement affirmé « que les attaques du 11-Septembre ont été elles-mêmes orchestrées par l’Administration Bush-Cheney » (11). Dans la foulée, il participe à une conférence dans un collège de Berkeley réunissant quelques-uns des contributeurs du livre : Peter Dale Scott y intervient aux côtés de David Ray Griffin, Peter Phillips, Kevin Ryan, et Ray McGovern. Le tout sponsorisé par la 9/11 Truth Alliance.
• En 2007, Scott collabore à deux reprises à des numéros du Journal of 9/11 Studies, une revue pseudo-scientifique fondée par Steven E. Jones et permettant aux conspirationnistes du 11-Septembre de se donner des allures de sérieux auprès du grand public.
• En 2010, Scott signe le onzième chapitre du livre collectif The Global Economic Crisis: The Great Depression of the XXI Century, édité par Michel Chossudovsky, l’animateur du site conspirationniste Mondialisation.ca (Peter Dale Scott y est présenté comme un « chercheur renommé sur le Nouvel Ordre Mondial »…).
• La même année, il apparaît comme grand témoin dans le film complotiste produit par Alex Jones, Invisible Empire.
• Le 11 septembre 2011, Peter Dale Scott intervient au grand raout des conspirationnistes du 11-Septembre organisé à Toronto (les « Toronto Hearings ») pour relancer le mouvement militant pour la réouverture de l’enquête sur les attentats de 2001. On y retrouve David Ray Griffin, Michel Chossudovsky ainsi que d’autres activistes conspirationnistes comme Richard Gage, Cynthia McKinney ou Niels Harrit. À cette occasion, Scott déclare que « nous avons besoin de toute urgence d’une véritable enquête dotée du pouvoir de produire des preuves et d’assigner à comparaître » (il voudrait faire témoigner l’ancien vice-président Dick Cheney, qu’il soupçonne d’être impliqué dans la préparation des attentats).
Si Peter Dale Scott voulait vraiment se démarquer des partisans de la thèse de l’inside job, reconnaissons qu’il s’y prend mal !
À ce stade, un contradicteur de mauvaise foi pourrait objecter que Scott ne s’abaisse pas à conclure catégoriquement à l’implication de l’Administration Bush dans les attentats de 2001. C’est exact, en dépit de tous les petits cailloux blancs dont il parsème ses écrits et qui suggèrent le contraire. Mais l’on est alors fondé à s’étonner que malgré dix ans de recherches assidues, il ne soit pas parvenu à trouver la moindre preuve solide d’un « complot interne ». Et, par voie de conséquence, à trouver pour le moins problématique pour un « chercheur » soucieux des faits et rien que des faits son compagnonnage avec des activistes qui, eux, ne s’embarrassent d’aucun scrupule pour accuser le gouvernement américain d’avoir fomenté les attentats. Car enfin, comment Peter Dale Scott peut-il, d’un côté, louer la rigueur et le sérieux des « travaux » de militants qui prétendent avoir découvert des preuves irréfutables que le 11-Septembre a été fomenté « de l’intérieur » et, d’un autre côté, ne souscrire à cette idée d’un Grand Complot qu’indirectement ou sur le mode interrogatif ?
C’est que s’il se mettait à conclure positivement à l’implication de l’Administration Bush dans les attentats, abandonnant la posture du chercheur indépendant qui « ne fait que poser des questions », Scott perdrait sur-le-champ toute réelle utilité au sein du 9/11 Truth Movement, où foisonnent déjà les essayistes qui assument pleinement leur adhésion à la théorie du complot. Qui a dit qu’on ne sortait de l’ambiguïté qu’à ses dépens ?
Notes :
(1) À noter que cette « lettre ouverte » ne conteste pas qu’Aymeric Chauprade ait effectivement versé dans le double discours s’agissant de son adhésion à la théorie du complot sur les attentats du 11 septembre 2001. Présentant complaisamment le géopoliticien comme un « homme de sciences » bénéficiant « d’une crédibilité et d’une expertise indiscutables », elle se garde bien d’évoquer la version fallacieuse qu’a délivrée Aymeric Chauprade de l’issue de son procès l’opposant à l’Etat pour avoir été licencié de l’Ecole de Guerre. En effet, contrairement à ce qu’il a affirmé ou laissé entendre au cours des dernières semaines, Aymeric Chauprade n’était pas « théoriquement réintégrable à l’Ecole de Guerre » (ce sont ses propres mots, prononcés au micro de Radio Courtoisie le 11 décembre 2013) : si le juge administratif a annulé la décision du ministre de la Défense de licencier M. Chauprade pour irrégularité de procédure, il a également validé dans le même mouvement la décision, postérieure, prise par le directeur de l’Ecole de Guerre, de mettre fin à ses fonctions d’enseignant vacataire. Sur ce point, la décision de l’administration a été considérée par le juge comme suffisamment motivée compte tenu du « devoir de réserve » auquel était tenu Chauprade… et qu’il n’a pas respecté.
(2) Peter Knight, Conspiracy Theories in American History: An Encyclopedia, ABC-CLIO, 2003.
(3) Mark Fenster, Conspiracy Theories: Secrecy and Power in American Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.
(4) Il convient de dire quelques mots des fléchettes décochées contre moi par Arno Mansouri. J’essaie d’avoir pour règle de ne pas répondre aux calomnies et de ne pas me justifier auprès d’individus dont j’ai plutôt tendance à m’honorer qu’ils me prennent pour cible. Je me sens d’autant moins obligé à le faire lorsque ces personnes répandent sur moi procès d’intention et propos diffamatoires issus d’écrits que leurs auteurs n’ont pas le courage de signer et qui circulent dans toute la complosphère (la première version du texte d’Arno Mansouri a été publiée sur Oulala.info le 20 décembre 2013 avant d’être rapidement mise hors ligne ; elle m’y présentait comme – je cite – « l’imposteur Rudy Reichstadt − militant néoconservateur déguisé en expert du "complotisme" »). Les lecteurs de bonne foi peuvent parcourir ce site et jugeront par eux-mêmes s’il trahit une ligne éditoriale « néo-conservatrice ». S’ils le croient, je le regrette mais ne peux pas faire grand-chose pour eux : rien de ce que je pourrais dire ne les fera changer d’avis.
(5) Cette page est en effet incomparablement plus longue que sa version en anglais – chose surprenante s’agissant d’un auteur principalement anglophone. Les arcanes de Wikipédia nous fournissent toutefois de précieux renseignements sur l’origine de cette page : elle a été créée par un utilisateur dénommé « MaximeChaix », qui a d’ailleurs signé l’essentiel des contributions relatives à Peter Dale Scott et qui n'a, en fait, à peu près rien fait d'autre sur Wikipédia. Or, le traducteur de Peter Dale Scott pour le compte des éditions Demi-Lune s’appelle… Maxime Chaix. Coïncidence ?
(6) « Was Tamerlan Tsarnaev a Double Agent Recruited by the FBI? », WhoWhatWhy.com, 23 juin 2013.
(7) « Norway’s Terror as Systemic Destabilization: Breivik, the Arms-for-Drugs Milieu, and Global Shadow Elites », The Asia-Pacific Journal, 23 août 2011.
(8) Spécialiste de l’affaire Kennedy, François Carlier décrit Peter Dale Scott comme un auteur « qui voit dans l’assassinat de Kennedy une immense conspiration ». « Parmi les auteurs complotistes, poursuit-il, sa vision du monde est particulièrement paranoïaque » (François Carlier, Elm Street : L'assassinat de Kennedy expliqué, Publibook, 2012).
(9) « La stratégie de la tension à travers le 11-Septembre, l’assassinat de JFK et l’attentat d’Oklahoma City », Mondialisation.ca, 10 avril 2013.
(10) The Mary Ferrell Foundation, 2008, page 367. Traduit en français par Maxime Chaix et Anthony Spaggiari sous le titre La Machine de guerre américaine. La politique profonde, la CIA, la drogue, l'Afghanistan... (éditions Demi-Lune, 2012).
(11) 9/11 and American Empire: Intellectuals Speak Out, Olive Branch Press, 2006.
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